L’esprit de corps au monastère
Le SAMOU : une spécificité des monastères zen en Chine
Dans la Chine du viie siècle, alors que les premiers grands monastères zen étaient créés, leur organisation et leur fonctionnement furent établis autour d’une activité communautaire proche d’une forme d’autarcie et d’auto-suffisance. Alors que dans d’autres traditions bouddhistes les moines étaient pris en charge par la communauté laïque et le gouvernement local (et avaient même l’interdiction de travailler), ce sont les moines ou les nonnes du monastère ou du couvent qui occupaient toutes les fonctions et subvenaient ainsi à leurs besoins. Du potager à la cuisine, du ménage aux travaux de construction, les moines s’activaient du matin au soir dans une pratique qui porte le nom de samu en japonais (prononcer « samou »). On peut traduire ce mot par « service à la communauté ». Cette activité est devenue une véritable pratique spirituelle puisqu’il n’y a aucune séparation entre le zazen, la méditation assise, et le service à la communauté. C’est la raison principale qui a fait que les monastères ch’an ont échappé aux persécutions antibouddhistes du ixe siècle, qui ont frappé très durement les monastères d’autres traditions, accusés de parasitisme par les autorités et la population chinoise.
« Un jour sans travail, un jour sans manger ! »
Le corps et l’esprit sont entièrement engagés dans la tâche qu’on est en train d’accomplir et chacun a sa responsabilité, au niveau qui est le sien, sans aucun jugement de valeur ou de hiérarchie. Ainsi le nettoyage des toilettes est aussi important que celui du dojo et balayer les feuilles mortes n’est pas moins précieux que préparer le repas des moines. Seule l’attitude intérieure compte, désintéressée, sans attendre aucune reconnaissance ou profit personnel. Matin et soir les moines et les nonnes prennent soin de leur temple et accomplissent leurs tâches pour la communauté. Partage, harmonie, fraternité et générosité en sont les principaux fruits et bénéficient à toute la sangha. L’histoire de Hyakujo Ekaï est restée fameuse. Alors que le maître était très âgé, ses disciples décidèrent de cacher ses outils de jardinage afin de l’empêcher de se rendre aux travaux des champs. Hyakujo décréta : « Un jour sans travail, un jour sans manger » et refusa de s’alimenter jusqu’à ce que ses outils retrouvent leur place… Cette maxime est restée fameuse et elle est enseignée et pratiquée de nos jours encore.
Ainsi, le zen ne crée aucune séparation entre les aspects spirituels et matériels de notre vie et se refuse à distinguer le religieux du séculier. C’est même là toute la richesse de cette tradition qu’on peut retrouver dans ce simple poème :
« Quelle merveille !
Couper du bois, faire bouillir l’eau… »
La Sangha : la forme douce et ronde des galets sur une plage…
Cet « esprit de corps » est très présent dans un monastère zen où toutes les activités sont partagées au même moment par la communauté : que ce soit la méditation assise matin et soir, les cérémonies et rituels, les périodes de samu ou d’études. Chacun étant à sa place et assumant sa responsabilité avec tout son cœur, la paix et l’harmonie s’installent de façon silencieuse. Les principales vertus enseignées par le Bouddha sont alors automatiquement mises en pratique dans toutes les actions du quotidien : la générosité, la patience, la persévérance et la concentration, notamment, se développent de façon inconsciente et sont profondément comprises et digérées.
Bien sûr il y a des moments plus difficiles que d’autres et certaines tensions peuvent s’installer entre deux ou plusieurs personnes. Mais ces tensions elles-mêmes deviennent alors une nouvelle occasion de pratiquer et de rendre notre esprit moins rugueux et plus tolérant. Tout comme les bouts de rocher anguleux et pleins d’aspérités, à force d’être retournés par les vagues, se transforment petit à petit en galets harmonieux aux formes arrondies, l’esprit et le caractère des moines et nonnes deviennent doux et souples…
Beaucoup de choses à transmettre et à apporter au monde de l’entreprise
Pour avoir travaillé, pendant près de trente ans, dans la même société en tant que cadre commercial responsable de la région Grand Est, je connais assez bien le monde de l’entreprise. J’ai eu à de multiples reprises l’occasion de voir les dégâts que pouvaient entraîner des méthodes de management et de gestion des « ressources humaines » qui changeaient avec une nouvelle direction générale ou commerciale. La dégradation des conditions de travail, les injonctions paradoxales sur des objectifs impossible à atteindre, le stress et les doutes induits par de multiples bouleversements de stratégie industrielle et/ou commerciale, les réductions répétées de personnel et les pressions psychologiques et émotionnelles quotidiennes exercées à travers des discours contradictoires finissent par mettre à mal la motivation et la santé des plus robustes… Les arrêts de travail se multiplient et l’ambiance se dégrade, l’atmosphère devient pesante et les éclats de rire se font rares…
Il y a une douzaine d’années, alors que je menais de front ma carrière professionnelle et ma fonction d’abbé du monastère zen Ryumonji, l’idée m’est venue de réfléchir à cette question : « Qu’est-ce que l’organisation et l’art de vivre dans un monastère pourraient apporter au monde de l’entreprise, à ses dirigeants et ses salariés ? » C’est ainsi que nous avons organisé les premiers séminaires « ZEN@WORK ».
Les deux jours se répartissent en quatre étapes :
– Le vendredi soir : une présentation de la pratique quotidienne au monastère, des différentes activités, de l’organisation et du fonctionnement, et bien sûr du programme et des horaires. Nous donnons aussi à ce moment-là les instructions de base pour la pratique de zazen, la méditation assise.
– Le samedi matin : une conférence sur les grands principes de l’enseignement du Bouddha : impermanence, interdépendance, origine de dukkha, loi des causes et des effets, éthique, responsabilité individuelle et collective…
– Le samedi après-midi : une conférence sur la méditation zen, l’unité corps/esprit, le comportement juste et l’esprit du « sans profit ».
– Le dimanche matin : une conférence sur des aspects très pratiques et pragmatiques : régularité, répétition, transformation des habitudes, une « action dérisoire chaque jour », méditation au quotidien au travail et à la maison, faire ce qu’on peut faire longtemps, etc. Puis une séance de questions/réponses et un débriefing avant le départ.
Ces deux journées s’inscrivent dans le rythme du monastère : zazen matin et soir, cérémonies et rituels, samucollectif et repas pris en silence et de façon traditionnelle. Ainsi durant ces deux jours denses, les aspects théoriques et pratiques sont en étroite relation et les effets bénéfiques se manifestent immédiatement dans le vécu quotidien.
Il ne s’agit pas bien sûr de vouloir changer une entreprise industrielle en monastère zen, ni ses salariés en bouddhistes ! Mais la gestion d’un monastère a beaucoup de points communs avec la gestion d’une entreprise : les aspects administratifs, financiers, humains, ainsi que son rôle social et environnemental… Les ponts sont divers et très nombreux ! La différence principale tient bien sûr aux valeurs sur lesquelles reposent l’une et l’autre mais sur ce point les échanges peuvent être très riches et complémentaires. Un monastère a besoin aujourd’hui de se faire assister par un cabinet comptable, une banque, un conseiller juridique et administratif ainsi que d’autres structures sociales, environnementales ou logistiques. Les évolutions sociales, humaines et éthiques très rapides de ces vingt dernières années montrent que la question des valeurs et du bien-être au travail est au cœur de l’entreprise et se révèle au moins aussi importante que l’outil de production ou le produit fini.
Alors que les dépressions et « burn-out » sont déjà identifiés par l’OMS comme première cause de maladie à la fin de cette décennie, il est plus qu’urgent de travailler sur les causes et notamment l’hygiène de vie dans toutes ses composantes. La question du sens est bien sûr au centre de cette réflexion et les pratiques de méditation suscitent un intérêt grandissant, tant au niveau individuel que des neurosciences.
C’est sans aucun doute sur ces questions devenues centrales que la sagesse spirituelle ancestrale et les expériences millénaires de nos traditions ont certaines choses précieuses à apporter au monde du travail de ce début de xxiesiècle. Sur un globe où tout circule et tout communique (même les virus…) il serait dommage de vouloir cloisonner et isoler des dimensions complémentaires de nos vies. C’est pourquoi « ZEN@WORK » joue sur deux aspects : le zen au travail et le zen en travail.
Quelques exemples concrets
Depuis plusieurs années maintenant, le monastère zen accueille des groupes étonnants qui n’avaient, a priori, pas vocation à séjourner dans un temple bouddhiste zen !
Par exemple :
- Le staff dirigeant d’une grande entreprise alimentaire française venu pendant trois jours se « ressourcer » dans un « cadre surprise » : une quinzaine de cadres supérieurs, PDG, responsables financiers, achats, ressources humaines, production, administratif… qui se retrouvent à 6 heures du matin assis en zazen sur un zafu, puis avec un balai à la main ou un chiffon, à balayer des feuilles mortes et nettoyer la grande statue de Bouddha… Que dire de ce PDG d’un groupe de 2 000 personnes m’interpellant avec une moue dubitative : « Je ne me souviens pas de la dernière fois que j’ai tenu un balai mais… c’est très instructif ! »
- Régulièrement, des clubs d’entrepreneurs, tous responsables ou dirigeants de PME, viennent passer un ou deux jours de pratique du zen de façon à « penser autrement » et découvrir de nouveaux espaces de créativité et de perspectives. Couper des carottes, éplucher des pommes de terre… quelle merveille !
- Une université de Freiburg en Allemagne qui nous confie chaque année une trentaine d’étudiants, futurs instituteurs ou professeurs, pendant une semaine. Seul l’après-midi est consacrée à leur programme scolaire, le reste du temps ils pratiquent le zen avec les moines et nonnes du monastère et partagent toutes les activités quotidiennes. Les réveils à 5 h 45 sont parfois difficiles…
- Une équipe de quarante managers de la région Grand Est qui vient passer une journée de « découverte » du bouddhisme zen et de ses grands principes.
- La direction opérationnelle d’un des principaux fournisseurs d’électricité d’Alsace qui vient faire sa réunion annuelle au monastère et consacre trois heures à la pratique de la méditation et à une conférence sur des points clés du Dharma.
- Un groupement de cabinets d’experts comptables qui demande une intervention d’une demi-journée lors de leur séminaire semestriel et qui la renouvelle maintenant chaque année.
- De très nombreux groupes d’étudiants, d’élèves du secondaire qui viennent passer plusieurs heures au monastère afin de découvrir la méditation et ses bienfaits.
- Et, last but not least, l’école maternelle qui emmène plusieurs fois par an les délicieux bambins du village visiter les jardins du temple et la statue du grand Bouddha de bois. « C’est qui ? » demande la petite tête blonde… « C’est une bonne personne », répond la nonne au crâne rasé.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°16 (Hiver 2020)
Olivier Reigen Wang-Genh pratique le zen Sôtô depuis 1973. Il a été ordonné moine par maître Taisen Deshimaru et a reçu la transmission du Dharma de maître Dosho Saikawa. Fondateur d’une vingtaine de dojos et de groupes de pratique en Alsace et en Allemagne, il est l’abbé du temple de Kosan Ryumonji à Weiterswiller.