Zazen à Oaxaca
Texte et photos ©Stanislas Wang-Genh
Après plus de huit mois de cyclopèlerinage à travers le Canada et les États-Unis, le moine Komyo troque sa bicyclette contre un bon sac à dos. Une manière de mieux entrer en contact avec les gens pour leur enseigner la posture de zazen. Son aventure continue vers le Mexique où il a créé un groupe de pratique dans une ambiance de fête des morts. Récit.
* Zanmai est un terme bouddhiste japonais qui signifie à la fois concentration de la méditation (zazen) et tranquillité de l'esprit
OAXACA. Je défie quiconque de le prononcer correctement du premier coup. Au téléphone avec mes proches, ça donne : « Alors ?... haha… t’as posé ton zafu (coussin de méditation) à Wouax-aka ? » ou encore : « Tu restes longtemps à Oua-zaka, quand même… »
Mais on est très loin de la chose. Ça doit sonner comme une interjection qui exprime l’étonnement, le ravissement : « Wouah-Rhaka ! » Sans oublier le petit mouvement de gorge qui attaque la deuxième syllabe. Faut relâcher les muscles pour libérer l’air des poumons comme quand on a un haut-le-cœur. Ça ressemble au son arabe ع. « Wouah-Rhaka !... Wouah-Rhaka !... Allez, encore une pour la route ! Wouah-Rhaka ! »
Mais bon, vous avez demandé à lire le reportage d’un pèlerin, pas d’assister à une séance d’orthophonie. Puis la vraie question est de savoir ce que je fais encore ici depuis le jour de mon arrivée, le 28 octobre.
Je me trouve sur le toit-terrasse d’un hôtel communautaire. C’est encore un beau jour. L’air est chaud, le vent fort. Des guirlandes de papel picado[1] s’agitent frénétiquement au-dessus de ma tête. Ça fait un son strident, signe que les morts sont là. J’ai l’impression d’être avec eux et même de partager certains de leurs secrets.
« C’est encore un beau jour, sans début ni fin. »
Je suis allongé sur un transatlantique capitonné, les paupières fermées et les joues brûlées par le soleil. Quel moment de grâce. Et encore, ça ce n’est rien ! Ce n’est que le pourliche qui vient s’ajouter à la généreuse rétribution que m’ont déjà apportée ces huit premiers mois de voyage.
Mais là, en ce premier jour de la fête des morts, je peux sentir l’allégresse qui ricoche sur les parois de l’existence, et qui me revient en pleine figure sous toutes les formes que celle-ci est capable de créer.
C’est encore un beau jour, sans début ni fin.
En arrivant à Oaxaca, je fais comme ces vieux chiens fatigués qui tournent deux ou trois fois sur eux-mêmes avant de s’allonger. Ici, tout répond aux attentes d’un voyageur au long cours en mal de confort, de compagnie et d’un endroit fixe pour se poser.
En quelques heures d’avion, je passe de Los Angeles, trop grande et trop puissante, qui t’absorbe comme dans un gouffre et qui te gifle en partant, à Oaxaca, dont chacune des rues te dit avec un accent aux saveurs d’ananas et de coco : « Hola amigo, quelle bonne fortune de t’accueillir sur mon humble pavé. Ces beaux murs colorés couverts de jolies fresques ne sont rien que pour tes jolis yeux de badaud. Et que la chaleur douce de l’air t’accompagne jusqu’à la prochaine intersection. Au passage, laisse-toi tenter par un verre de tejate[2]... »
Les gens du quartier s’affairent à accrocher les dernières guirlandes et à fournir les autels en copal, pain des morts, crânes en sucre, mezcal et bien sûr en cempasuchil[3].
Les festivités peuvent commencer. Je passe la semaine dans les effluves magiques d’un festival qui n’en finit pas de parades, de danses de rue, de trompettes, de cérémonies, de feux d’artifice et de cris de joie. On assiste aussi à la métamorphose des familles mexicaines qui revêtent des costumes flamboyants et se maquillent le visage dans le style de La Catrina[4].
Peu à peu, je m’imprègne des environs et découvre la bonté des gens d’ici. C’est décidé, j’y reste pour organiser une conférence et une initiation à la pratique du zen. Et si ça mord, je monterai le premier groupe de pratique du zen de la région.
L’enthousiasme des habitants pour le zazen
Je ne sais pas si on peut parler d’un parfait alignement des planètes, mais en l’espace de quelques heures, je trouve un lieu magnifique pour y organiser ma conférence et une expatriée française accepte d’en être l’interprète en espagnol. C’est magique de voir à quel point les événements heureux surgissent naturellement lorsque l’intention est juste et tournée vers les autres. Faites un sourire sincère au boulanger et vous ne mourrez jamais de faim. Donnez de l’argent quand vous n’en avez pas et vos poches en seront pleines à la prochaine pluie.
Pour faire connaître l’événement, je mets en œuvre tout mon non-talent de graphiste pour réaliser une affiche. Pour cela, je trouve sur l’Internet une image très connue de maître Taisen Deshimaru en posture de zazen qui date des années 1970. Puis me vient l’idée de la retravailler aux couleurs locales. À la place de son visage, je place une calavera (tête de mort mexicaine) avec un chapeau et des fleurs aux longs pétales rouges à la place des yeux. Je colore sa robe de moine et son kesa en jaune ocre et retravaille le tout à coup de crayon blanc, ce qui confère à l’ensemble un côté graphique. D’un coup de baguette magique, le fond gris de la photo devient turquoise. Ça saute vraiment aux yeux. Et les contours du cadre sont marqués par une frise aux motifs bigarrés. Quant à la typographie, je tape « Police mexicaine » dans Google et je tombe d’abord sur tous les commissariats des 31 États mexicains. Nan je plaisante… je télécharge plusieurs typos et le tour est joué. Après avoir réalisé une centaine d’impressions, j’arpente les rues des quartiers de Centro, Reforma et Jalatlaco pour des sessions collage qui se sont étalées sur plusieurs jours.
Je dois quelques excuses au maître de notre lignée, Taisen Deshimaru, pour cet accoutrement. Je ne cherche pas à changer l’image de cette pratique réputée austère, bien que… Mais je tiens surtout à toucher le cœur des habitants d’Oaxaca. Et la tête de mort mexicaine n’est pas considérée comme une condamnation, mais à l’inverse comme un hommage.
Puis l’affiche est tellement drôle et tape à l’œil que beaucoup de personnes me disent : « Ah, c’est toi le moine d’Oaxaca ? J’ai vu ta belle affiche ! » Certains essayent même de la décoller pour la mettre sous verre.
Elle rencontre un tel succès que j’aime à penser que maître Deshimaru serait fier de moi.
« Les rituels et les cérémonies ne posent aucun problème aux Mexicains. Bien au contraire, je suis impressionné par leur manière d’offrir l’encens ou de chanter les sutras. Ils y mettent tout leur cœur. »
Près de cinquante personnes se sont réunies dans cette jolie cour intérieure. La conférence a duré près de trois heures, suivie d’une belle initiation à la pratique. Il y a eu beaucoup de questions et j’ai ressenti un véritable intérêt pour la pratique, un besoin tangible de s’assoir ensemble. Et dans les jours qui ont suivi, nous avons officiellement créé le premier groupe de pratique du zen à Oaxaca avec une dizaine de personnes très impliquées. À raison de trois séances par semaine, avec initiation le mardi soir et un enseignement le samedi matin après le zazen.
Les rituels et les cérémonies ne posent aucun problème aux Mexicains. Bien au contraire, je suis impressionné par leur manière d’offrir l’encens ou de chanter les sutras. Ils y mettent tout leur cœur.
Même si les églises sont pleines à craquer par ici, on peut sentir de nombreuses personnes en mal d’une spiritualité qui pourrait rappeler les pratiques ancestrales des Zapotèques, des Mixtèque ou des autres groupes ethniques de la région. Et l’écoulement de plusieurs générations n’a pas effacé le karma de la colonisation hispano-catholique.
Je décide de prolonger mon séjour à Oaxaca pour que ce groupe de zazen prenne racine. En tout cas, l’enthousiasme est là et on a ce sentiment d’être au début de quelque chose, c’est très beau. À chaque zazen, je viens avec quelque chose de nouveau et leur explique les gestes, les sons, les rituels, les chants. Nous avons même évoqué l’idée d’organiser une cérémonie de jukai (recevoir les préceptes).
Un voyage qui continue à pied
La création de ce groupe de pratique représente un tournant pour ce voyage, et plus globalement pour le projet Zanmai. Jusqu’à présent, j’ai passé beaucoup trop de temps en solitaire sur la route à pédaler d’un endroit à l’autre sans faire de halte. Mis à part mes séjours dans les monastères zen, aux États-Unis et au Canada.
Ce n’est pas du tout l’objet du projet Zanmai. Je veux aller à la rencontre des gens pour leur montrer la posture de zazen. C’est la raison qui m’a fait me séparer de mon vaillant Zhou Zhou, mon vélo. Et je ne vous cache pas que ça me brise le cœur.
Je ne pensais pas qu’on pouvait s’attacher à un vélo. J’ai parcouru des milliers de kilomètres sur son armature d’acier et jamais il ne m’a fait faux bond. J’avais mis en place toute une organisation, une espèce de tableau de bord qui me permettait d’accéder rapidement à certains ustensiles comme ma GoPro, mon appareil photo, mon antimoustique, mon spray anti-ours, mes écouteurs, etc. Chaque soir, je prenais au moins un quart d’heure pour nettoyer et huiler la chaîne, la cassette et les plateaux. Zhou Zhou est maintenant entre les bonnes mains de cette fille expatriée à Oaxaca, qui caresse le rêve de voyager à travers l’Amérique du Sud à vélo.
Pour la suite, je vais emprunter bus, trains et faire de l’auto-stop pour rejoindre les différentes villes d’Amérique centrale et du Sud, et continuer à y enseigner la posture de zazen.
La grande question est de savoir comment garder le contact et maintenir cette communauté internationale qui est en train de se créer malgré l’éloignement géographique. D’où la création de l’International Zanmai Community[5]. Nous allons utiliser les outils modernes (Zoom, etc.) pour maintenir un échange régulier, pratiquer zazen ensemble, bénéficier des enseignements de notre lignée, ou encore de conseils pour créer ou faire vivre un groupe de zazen.
Longue vie au projet Zanmai !
[1] Guirlandes de toutes les couleurs qu’on trouve dans toute la ville pour la fête des morts. [2] Boisson locale typique à base de maïs et de cacao. [3] Fleur des morts de couleur orange, censée accompagner l’âme des défunts. [4] Squelette dessiné par le caricaturiste José Guadalupe Posada au début des années 1900 comme une figure satirique pour se moquer de l’élite mexicaine eurocentrique. [5] L’IZC est rattachée au monastère zen Ryumonji et fait partie intégrante de la lignée de maître Taisen Deshimaru.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°25 (Printemps 2023)
Stanislas Komyo Wang-Genh est moine zen Soto depuis 2014. Reporter-réalisateur, il a construit le projet Zanmai, projet un peu fou d’un voyage à la faible empreinte carbone qui lui fait sillonner à vélo différents continents jusqu’au Japon. Ce voyage est aussi pour le moine l’occasion de présenter la posture de méditation zazen aux personnes et aux groupes rencontrés sur sa route. www.zanmai.fr