Dans les pas de Thich Nhât Hanh
Propos recueillis par Philippe Judenne et Marie-Christine Peixoto
![](https://static.wixstatic.com/media/eb4d01_d20e492b328b49f5a4617cc9e1915543~mv2.png/v1/fill/w_940,h_529,al_c,q_90,enc_auto/eb4d01_d20e492b328b49f5a4617cc9e1915543~mv2.png)
Sagesses Bouddhistes : Votre frère est moine et enseignant dans la communauté des Pruniers depuis de nombreuses années. Aviez-vous déjà été au Village des Pruniers avant le tournage du film ?
Max Pugh : Mon frère est devenu moine en 2008 et je l’ai accompagné à son ordination. À partir de ce moment-là je suis allé le visiter plus régulièrement, étant revenu moi-même habiter en France. J’ai trouvé sa décision assez formidable et j’étais curieux de voir comment la communauté s’organisait. Je m’y suis plu immédiatement. Je ne suis pas du tout pratiquant bouddhiste, mais j’adore la nature et quand j’ai découvert l’environnement, les lieux où est situé le Village, la simplicité, ce havre de paix, j’ai voulu rester plusieurs jours.
Comment est née l’idée de faire un film autour de la communauté des Pruniers ? Aucun documentaire n’y avait jamais été tourné auparavant.
L’idée est venue lors de l’ordination de mon frère, mais je n’avais pas de caméra car je faisais partie de la cérémonie en tant que membre de la famille. À ce titre, j’avais le droit à la parole. On m’a donné un micro et j’ai pu m’adresser à Thich Nhât Hanh lui-même. C’était très émouvant. Je n’ai pas fait ce film tout de suite parce que j’ai compris qu’il fallait que je laisse mon frère tranquille. L’idée de le suivre avec une caméra, d’en faire une « vedette », aurait été contraire à son chemin. Trois ans plus tard, je me suis rendu aux Pruniers et mon frère s’est approché de moi, avec un autre membre de la communauté : ils avaient eu l’idée de me demander de faire un documentaire, non pas sur mon frère mais sur la communauté en général. Ils avaient même réfléchi au traitement, ce qui m’a rendu la vie plus facile — c’est davantage mon travail d’habitude (rires) ! Ils m’ont dit : « Viens avec nous aux États-Unis et au Canada, suis-nous en tournée avec Thich Nhât Hanh. » J’ai trouvé l’idée géniale et j’ai tout de suite accepté.
Le fait que ce soit eux qui me le demandent et non pas le contraire a tout changé — je ne voulais pas être le documentariste qui frappe sans cesse à la porte pour avoir accès. Comme pour toute communauté, c’est compliqué, il faut beaucoup d’avis avant qu’une décision ne soit prise. Et là, ils s’étaient déjà mis d’accord !
Pourquoi avoir décidé de faire très peu apparaître Thich Nhât Hanh ?
Je savais que la proposition de documentaire avait été approuvée par Thich Nhât Hanh lui-même. C’était en fait lui qui était au cœur de l’idée, il était et est toujours très ouvert, il adore le cinéma. La seule contrainte étant qu’au début les cinéastes posent la caméra, l’écoutent et partagent un peu la vie de la communauté avant de commencer à tourner : respirer, réfléchir au rythme de la communauté. On a vraiment fait tout cela lentement : ça nous a pris près de six ans ! Je sais qu’il est très content du film, nous l’avons vu ensemble en Thaïlande en septembre 2017.
Thich Nhât Hanh avait-il un souhait pour ce film ?
Avant le tournage, il nous a directement demandé de ne pas faire le film sur lui : « Je ne suis pas la vedette ici, je suis dans la communauté et la communauté est en moi ». Il nous fallait donc nous concentrer sur ses étudiants et raconter leur vie, la vie de la communauté. Il a aussi fallu qu’on réponde à une proposition de Thich Nhât Hanh — ce n’était pas une contrainte — de transformer les salles de cinéma en salles de méditation. C’était son idée. L’idée de transmettre ce qu’on ressent pendant une méditation par le biais du cinéma nous paraissait créative. La méditation est quelque chose de très sain, et au regard de l’évolution de la société et de l’effet de « mode » actuel, le défi nous paraissait vraiment très intéressant. Pour le réaliser, il nous fallait le « grand écran » et non pas le petit, celui de la télévision, ou celui d’un téléphone portable. Il fallait vraiment essayer de faire du « grand » cinéma. Avec Marc J. Francis, quand nous regardons ce film dans les salles de cinéma, on a l’impression d’y avoir répondu, et c’est aussi ce que les gens nous disent.
![](https://static.wixstatic.com/media/eb4d01_6542e8aec96e4e01af58836f195fa838~mv2.png/v1/fill/w_940,h_529,al_c,q_90,enc_auto/eb4d01_6542e8aec96e4e01af58836f195fa838~mv2.png)
Comment avez-vous découvert la cloche de la pleine conscience ?
J’y ai réagi comme un musicien : j’adore cette réverbération très longue. Des grandes, des petites cloches qui cassent le bruit du monde qui nous entoure par ce son. Voilà qui est absolument fascinant et… très efficace. Elles font tellement partie de la vie de cette communauté qu’il a fallu les intégrer dans la bande sonore du film. Leur son sollicite vraiment l’attention de toute la salle de cinéma. C’était justement l’idée : même le spectateur, qui ne connait pas le principe de la cloche de la pleine conscience peut-avoir, lui aussi, son attention captée par ces sons pendant la première partie du documentaire sans comprendre forcément ce qui se passe. On lui explique plus tard. C’est ce que nous préférons avec Marc : ne pas donner forcément d’explications au début pour laisser le spectateur dans le mystère. C’est bien plus beau que les réponses toutes faites.
On entend effectivement la cloche de la pleine conscience lors d’une répétition des musiciens : lorsque la cloche retentit, ils s’arrêtent de jouer alors qu’ils sont en plein exercice. Vous est-il arrivé parfois de jouer le jeu et de poser la caméra ?
Ah non jamais ! Ces moments-là il faut les filmer, ce sont de très bons moments. Thich Nhât Hanh nous avait demandé d’assister à des retraites avant le tournage pour cette raison, pour que l’on rentre dans le rythme, et il a eu raison. Comme pratique cinématographique, c’est beaucoup plus judicieux de procéder ainsi, en passant du temps avec les gens, sans caméra. Les gens s’habituent à votre présence, ils vous connaissent et, à un moment donné, c’est magique : ils ne se rendent même plus compte qu’il y a une caméra. C’est comme ça que le documentaire révèle vraiment la réalité. C’est un processus un peu long, il est rare de pouvoir investir ce temps, mais pour le cinéma, il le faut.
La caméra s’approche très près de certaines nonnes ou moines dans des moments intimes et poignants (comme la visite de la sœur noire américaine à son vieux père) pour traduire ensuite la légèreté et la joie qui habitent une séquence complètement différente. Pourquoi cette alternance ?
Il était important pour nous de faire un film sérieux, qui poserait des questions sur la vie et sur la mort, mais qui soit drôle aussi – dans cette communauté, la bonne humeur est omniprésente, on entend des blagues toute la journée, c’est très subtil. Thich Nhât Hanh avant son AVC était quelqu’un qui faisait des blagues sans arrêt, qui faisait rire tout autour de lui. C’est une culture très différente à ce qu’on m’a dit, comparé à d’autres traditions. J’ai compris que Thich Nhât Hanh est un peu un « révolutionnaire » dans le bouddhisme en général. Même la méditation, c’est 45 minutes le matin et autant le soir, pas huit heures toute la journée. Ils sont très actifs ! Et cette légèreté-là il fallait la communiquer dans le film.
La scène du chant d’Avalokita est très forte. On y voit la beauté du chant lui-même, la virtuosité des musiciens et des participants qui viennent juste d’arriver. Qu’avez-vous vu chez ces gens-là ?
Ce premier jour des retraitants, c’est un peu l’inquiétude : certains ne savent pas comment les choses vont s’organiser, ils posent des questions – pourquoi faut-il s’arrêter lorsque la cloche retentit ? Où mange-t-on ? Comment doit-on faire la queue ? – en somme, des questions très pratiques. Et partout, en France comme aux États-Unis, ils commencent toujours par ce chant. C’est la première fois que tout le monde est dans une grande salle, souvent il y a plus 1000 personnes. Et c’est là que l’on voit ces inquiétudes disparaître, parce que les gens sont directement touchés par la beauté du moment. À chaque fois, sans exception, c’est très émouvant, des gens fondent en larmes. Ils sont là souvent parce que peut-être il y a une souffrance dans leurs vies, que ce soit le stress, la mort, la vie elle-même. Quelque chose s’exprime directement pendant ce chant.
![](https://static.wixstatic.com/media/eb4d01_19c398a7e7a847ba96127d673a9d56c9~mv2.png/v1/fill/w_940,h_529,al_c,q_90,enc_auto/eb4d01_19c398a7e7a847ba96127d673a9d56c9~mv2.png)
Je pense aux productions de fiction où le jour de tournage a un coût particulier, l’impondérable même se calcule. Comment avez-vous procédé ?
L’avantage c’est que Marc et moi-même sommes coproducteurs et coréalisateurs. En réalité, 99% du tournage a été mené par nous deux, en toute simplicité, en toute discrétion. On pouvait donc prendre notre temps, même si au début nous étions un peu inquiets : il ne se passait rien pendant un jour, deux jours… et puis comme par magie, au troisième ou quatrième jour quelque chose se produisait. Ça a été une occasion de cultiver la patience et le non-attachement ! Il fallait se mettre à l’aise pour rentrer dans le rythme, il fallait faire confiance aux gens, à l’amour qui nous entourait, aux situations dans lesquelles on allait se retrouver. Le moment présent nous a livré cela. On en avait même de trop : il y a des scènes absolument magnifiques qu’on n’a pas pu mettre dans le film, parce qu’il est vrai qu’on a beaucoup tourné.
En effet, vous aviez 200 heures de séquences enregistrées. Qu’est ce qui a motivé les choix au montage ?
C’était très important pour nous d’essayer d’arriver à 90 minutes parce qu’au-delà, avec un sujet parfois lent et silencieux, on a beaucoup de mal à retenir l’attention du spectateur. Cela nous a demandé beaucoup de discipline pour écarter certaines scènes très belles captées au fil des trois années du tournage. Le principe d’organiser le film suivant l’évolution des quatre saisons nous a beaucoup aidés. Le film commence pendant l’hiver en France et s’étire jusqu’à l’année suivante en automne, aux États-Unis.
Jusqu’au bout, on se demande qui est le narrateur, la voix-off du film. C’est finalement au générique que l’on comprend. Pourquoi ce choix ?
C’est effectivement un peu radical, mais c’est le même choix que dans tout le film : délivrer l’information tard, et laisser les gens dans le moment présent du film plutôt que de donner tous les éléments nécessaires. Certains râlent parce qu’on ne donne pas cette information au début, mais ce n’est pas le film que nous voulions faire. Nous recherchions quelque chose de beaucoup plus immersif. C’est pour cela que nous avons utilisé des paroles de Thich Nhât Hanh lui-même, pour qu’il soit le fil conducteur philosophique du film. Notre souhait était que la voix du commentaire[1] soit un peu la voix de tous les personnages du film, parce qu’ils sont tous sur le même chemin, le chemin de l’Éveil. Feuilles odorantes de palmier[2] est un ouvrage où l’on trouve les écrits les plus personnels et viscéraux de Thich Nhât Hanh, qui raconte sa vie directement dans un journal intime ; un texte qui n’a pas volonté d’enseigner. C’était très important, parce que nous, laïques non pratiquants, voulions réellement faire un film qui n’allait pas dans un sens doctrinal : on était à peu près certains que c’était le meilleur moyen de vider les salles de cinéma.
Le film a été présenté dans différents lieux, certains pratiquants même arrivent en marche méditative, en pleine conscience jusqu’à la salle, pouvez-vous nous raconter ce dont vous avez été témoin ?
Nous avons lancé ce film il y a exactement un an, aux États-Unis, au festival South by Southwest. Les sanghas locales, avec l’accord des frères et des sœurs, ont décidé de faire des marches méditatives en plein festival. Il y avait une équipe de Facebook live (retransmission en direct depuis l’interface du réseau social) qui nous suivait : résultat, 25 000 personnes étaient connectées ! C’est très puissant : le réseau de personnes qui s’intéressent à la méditation, et au bouddhisme en général dans le monde, est très important. L’idée de faire ces marches méditatives pour les avant-premières est née ; c’est la communauté qui a tout organisé — ils sont très efficaces et font circuler l’information, et les gens sont au rendez-vous. Même chose à Londres, à Hong Kong… À New York, 100 000 personnes ont suivi la marche méditative en direct sur Internet ! À Los Angeles la même chose a été faite, et il y avait beaucoup plus de personnes que le cinéma ne pouvait en accueillir. C’était très beau de voir que ces gens-là venaient uniquement pour la marche méditative, pour accompagner, pour lancer le film, car ils savaient qu’ils ne pourraient pas rentrer dans la salle de projection et devraient faire preuve de patience pour voir le film…
[1] Benedict Cumberbatch pour la voix anglaise, Tchéky Karyo pour la voix française.
[2] Paru aux Éditions Gallimard
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°6 (Printemps 2018)
![](https://static.wixstatic.com/media/eb4d01_d6623be593e94e839bcf48a7b1c704ae~mv2.jpg/v1/fill/w_940,h_792,al_c,q_85,enc_auto/eb4d01_d6623be593e94e839bcf48a7b1c704ae~mv2.jpg)
Marc J. Francis et Max Pugh sont les coréalisateurs de Voyage en pleine conscience, un film d’auteur remarquable. La caméra est au plus près des moines et moniales, dans une intimité presque palpable. Les images, fruits d’une longue et discrète cohabitation des auteurs avec les membres de la communauté, montrent à merveille la présence ineffable de la pleine conscience dans le quotidien des disciples du maître Thich Nhât Hanh. Un film initiatique.