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Voir comme le hippie américain

Dernière mise à jour : 25 août 2023


Par Jetsün Kandro Rinpoché


© Philippe Judenne

Certains méditants s’inquiètent de ne pouvoir décrire leurs expériences – « Je ne sais pas ce que c’était » – et cherchent à retrouver l’expérience pour pouvoir la décrire. Dans les enseignements de Guru Rinpoché sur la nature de l’esprit, et dans tous ceux du Dzogchen et du Mahamudra, c’est assez incroyable que soit répété encore, encore et encore : « ll n’y a rien à trouver. » Mais nous nous efforçons tout de même de chercher là où il n’y a rien à trouver. Il n’y a rien qui puisse être trouvé, qui puisse être vu, rien en quoi demeurer, rien à accomplir, rien à adopter, rien à rejeter, rien à faire. Pourtant nous restons quand même soucieux de ne pouvoir le trouver, le voir, le sentir.

Et la situation empire lorsque certaines personnes un peu plus confuses se mettent à voir des choses : des lumières, des arcs-en-ciel, la danse des bouddhas dans le ciel.


Dans les années 1980, avec une quarantaine d’enseignants de haut rang et beaucoup de gens qui avaient pu franchir la frontière entre le Tibet et le Népal, nous recevions une transmission du Dzogchen. Les premiers jours s’étaient bien déroulés : enseignement, instructions : rien à faire, rien à chercher, rien à voir, rester juste simplement là. Et tout le monde suivait naturellement cela. Puis est arrivé un Américain. C’était quelqu’un d’assez connu, un professeur qui enseignait l’anglais aux jeunes tulkous. Ce Blanc occidental avait une grande stature, il portait une robe de lama et avait les cheveux longs et noués en chignon sur la tête, un peu comme un hippie de l’époque. Il adoptait une posture de méditation majestueuse.

Le maître commençait habituellement son enseignement en demandant s’il y avait des questions sur ce qui avait été précédemment enseigné. C’était précisément le moment où tout le monde avait les yeux rivés au sol ! Mais ce jour-là, quelqu’un dit : « j’ai une question » et leva la main. C’était l’Américain. Il demanda : « Quand je reste ainsi assis en méditation, j’aperçois dans l’espace devant moi des petites sphères lumineuses de cinq couleurs et elles se transforment en syllabes et en lettres. Et certaines se transforment dans des formes que je ne peux pas véritablement bien voir et qui sont en même temps extrêmement lumineuses. Que dois-je faire ? »

« C’est très bien », a répondu notre maître aussitôt. Puis un échange s’est établi entre eux deux.

À partir de ce moment-là, un sentiment a commencé à émerger parmi cette assemblée de tulkous et de rinpochés, un sentiment de… comment dites-vous ? (ndlr: Khandro Rinpoché s’adresse au public de la Pagode) complexe d’infériorité. (Rires)

Je me disais intérieurement, bien sûr, il n’y a rien à voir et rien à trouver mais on ne peut pas faire confiance aux Occidentaux ! Ils arrivent toujours à trouver quelque chose !

Et cela a entraîné une situation chaotique pour la semaine suivante : l’enseignement du Dzogchen s’est transformé en : « Si lui, il est capable de voir ça, pourquoi, nous, nous ne pouvons pas voir ? » Cela a empiré lorsqu’un rinpoché a demandé à un autre rinpoché : « Et toi ? Tu arrives à voir ? » « Oui. »

Bien sûr, nous ne voulions pas être moins à la hauteur qu’un Américain et nous avons tous prétendu que nous voyions des choses. Et j’étais la seule femme présente dans cette assemblée et je portais donc la responsabilité pour toutes les femmes. Je ne pouvais pas dire que je ne voyais rien sinon le constat aurait été que les hommes pouvaient voir et pas les femmes ! Ceci est un petit exemple, un petit fragment d’une toile beaucoup plus grande dans laquelle on se trouve. Ce que disent les maîtres comme Garab Dordjé Rinpoché[1] et les autres ensuite est qu’il n’y a rien à espérer, rien à saisir, rien à obtenir, rien à rejeter, rien à fixer, rien à abandonner. Mais il arrive souvent à un méditant de faire plus confiance à quelqu’un qui relate son expérience qu’à la Vue proprement dite. Cela arrive toujours lorsque votre esprit égocentré se trouve dans l’insécurité.


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MORCEAUX CHOISIS

La pratique bouddhiste cultive cette aspiration hautement altruiste qui vise à libérer tous les êtres de la souffrance et de l’ignorance, et à leur faire connaître le bonheur et ses causes. Mais comment allons-nous faire pour rendre cette noble intention effective ? Si on se demande pourquoi il y a cet écart entre l’intention que nous avons et l’application de cette intention, on voit que la plupart des méditants qui s’engagent dans la voie des enseignements du Bouddha sont confrontés aux trois lacunes d’une Vue, d’une méditation et d’une conduite faibles et évasives.

Qu’est-ce que la Vue ? La Vue est l’introduction directe transmise par le maître à la pure présence. La Vue n’est rien d’autre que de voir directement votre propre nature fondamentale.

Qu’est-ce que la méditation ? La méditation n’est rien d’autre que se familiariser avec une complète certitude de ce qu’est la Vue. La méditation n’est pas cette pratique que l’on désigne de nos jours comme étant de la méditation, une pratique technique où l’on doit s’asseoir comme ceci, pensez comme cela, ne pensez pas ceci, respirez ainsi, visualisez cela. Ceci n’est pas fondamentalement la méditation. L’essence de la méditation n’est rien d’autre que de se familiariser soi-même avec la nature de son propre esprit et d’amener cette confiance inébranlable en la Vue.

Qu’est-ce que la conduite ? La conduite n’est rien d’autre que de permettre à la confiance en la Vue de nous emmener jusqu’à la victoire sur nos habitudes néfastes, nos tendances récurrentes, nos saisies dualistiques, etc.

Quel que soit le chemin suivi, Mahayana, Theravada, Vajrayana, la quintessence de ces enseignements porte sur le sens du bouddhisme, cette capacité à reconnaître cette nature fondamentale qui est la nôtre. Cette nature fondamentale n’est rien d’autre que l’immense espace. La quintessence du cheminement bouddhiste est de pouvoir voir, reconnaître et demeurer dans cette nature fondamentale.

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[1] Garab Dordjé Rinpoché est le premier humain (existence semi-historique au IIe siècle après l’Éveil du Bouddha) à avoir enseigné l’Ati Yoga (tibétain : Dzogchen) ou la Grande Perfection selon la tradition bouddhiste tibétaine.




Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°1 (Hiver 2016)

Extrait d’un enseignement oral donné le 19 mai 2015 à la Grande Pagode du Bois de Vincennes à Paris. Traduction : lama Namgyal - Adaptation : Philippe Judenne


 

Jetsün Kandro Rinpoché, née en Inde en 1967, a été identifiée à l’âge de deux ans par le 16e Karmapa comme une réincarnation d’une des maîtres femmes les plus renommées de son temps : la Grande Dakini de Tsurphou. Kandro Rinpoché a reçu des enseignements et des transmissions de certains des maîtres les plus accomplis du xxe siècle et détient les transmissions des traditions Nyingma et Kagyu. Elle maintient un programme d’enseignements rigoureux aux États-Unis, à Hawaï, au Canada, au Danemark, en Norvège, en Espagne, en Allemagne, en France, en République tchèque et en Grèce.


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