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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Une joie toute simple

Par Kankyo



Kankyo Tannier est nonne de la tradition zen Sôtô et auteure du blog www.dailyzen.fr. Elle pratique depuis une quinzaine d’années dans un monastère en Alsace. 

 

 



Je les appelle « ma petite troupe ». Ils ont entre seize et vingt-neuf ans, un âge respectable pour des chevaux en semi-liberté. Leur semi-liberté, c’est un pré vallonné s’étendant à perte de vue, du foin à foison, un abri contre vents et marées et de longues heures à gambader, déguster des brins d’herbe, se gratter, roupiller et tourner ses oreilles vers l’horizon. Été comme hiver, ils vivent dehors et leur organisme s’adapte aux changements de saison. À l’automne, leurs poils poussent à toute vitesse ! En quelques jours, ils sont ainsi recouverts d’une épaisse toison, plus efficace que la meilleure des doudounes. Au printemps, machine arrière, les poils tombent par poignées, tapissant les prés de touffes blanches, grises ou brunes faisant la joie des oiseaux. Ces dernières semaines, plusieurs nids sont tombés sous les bourrasques de vent et j’ai pu observer avec émerveillement les crins de chevaux entremêlés aux herbes hautes, formant un entrelacs parfait : une conception architecturale de haut vol capable d’abriter œufs et oisillons dans le plus grand confort.  

Dans le pré voisin du monastère, chevaux, oiseaux, herbes folles et gouttes de rosée bâtissent ensemble une organisation délicate et harmonieuse qui s’offre au regard de celui qui peut voir.  


C’est une vie complexe dans l’agencement inouï des causes et conditions qui président à son apparition. Mais c’est une vie simple quant à sa manifestation quotidienne. Une vie suivant la météo et les changements de saison. Une vie reliée au tout. Une vie en amont des mots.  


Chevaux, orties ou petites fourmis entrent en relation sans faire usage du Verbe et cela les rend libres. Ils parlent au moyen du corps, d’effluves subtils ou des rhizomes enthousiasmes. Ils agissent et réagissent dans la spontanéité du moment, tel quel. Ils vont et viennent ici ou là, dans le vent de l’impermanence, sans calcul. Alors, pour une bouddhiste en goguette, ce pré est la plus belle des universités.  

Ce matin, vers cinq heures, je suis allée voir mes voisins favoris. La petite troupe était rassemblée sous l’abri en contrebas, à l’orée de l’ancienne forêt. Deux d’entre eux mâchonnaient consciencieusement des poignées de foin, les deux autres dodelinaient de la tête dans ce demi-sommeil matutinal qui leur est coutumier. Pendant que certains dorment, les autres surveillent les alentours, dans une collaboration naturelle et ceux qui mangent lèvent régulièrement la tête, en pointant leurs oreilles ici ou là, manière équine et rassurante de « sécuriser la zone ». Comme souvent, je me suis installée dans la mangeoire, et les ai contemplés. Comme souvent, ils ont levé un sourcil étonné « Mais qu’est-ce qu’elle fait assise dans la gamelle ? » avant de retourner paisiblement à leur occupation. Du soleil naissant émanait une lumière douce, la forêt humide diffusait des parfums d’humus, les piafs s’élançaient de tout leur petit corps dans le ciel immense. 

 

D’ici quelques années, ce paysage aura changé. Du fait de l’effondrement des écosystèmes, des boucles de rétroaction incontrôlables, il n’y aura peut-être plus d’oiseaux (plus d’insectes), d’arbres (stress hydrique) et de jolis poneys (plus de foin). L’avenir est devenu incertain, mais les chevaux ne le savent pas. Alors, pour me rapprocher d’eux j’essaye de vivre en sachant sans savoir.   

 

Ce matin, mes amis et moi sommes donc restés là, dans le petit jour. Ils se laissaient contempler dans l’indifférence la plus parfaite tandis que j’oubliais les mots, que j’oubliais le temps, pour les rejoindre dans la joie simple de la Pure Présence. 

 

Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°10 (Eté 2019)

 








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