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  • Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Un monde sans désir ? Quelle horreur ! 

Propos recueillis par Philippe Judenne 

 

Quand on pratique le zen, est-ce que le désir pose problème ? 

Philippe Rei Ryu Coupey : En effet, pour les enfants ça pose un problème. Mais pas pour les adultes. Quand on commence dans la pratique, on est tous des enfants. Mais rapidement, nous n’en avons plus rien à faire du désir. Car par la pratique du zen, ça passe très rapidement. Et ainsi on comprend que le désir – tout désir – n’est pas pour soi, que ce n’est pas pour son petit soi. Alors, le désir, c’est pour qui ? Avoir ou ne pas avoir de désir n’est plus un problème. Cela fait juste partie des phénomènes. Cela fait partie de l’homme et de la femme, cela fait partie du monde animal et végétal. C’est le vivant. 

 

Dans la pratique du zen, est-ce qu’on peut être moine zen et en même temps avoir une compagne ? 

Cela dépend de chaque individu, de chaque moine, il n’y a pas de règle là-dessus. Certains peuvent très bien fonctionner sans compagne ou sans compagnon, d’autres non. Si tu peux mieux pratiquer la Voie avec une compagne que sans compagne, alors pratique la Voie avec une compagne ! L’important, c’est la Voie et tout ce qui va en direction de la Voie, pas ce qui va en direction du social. C’est la Voie qui doit affecter le social, c’est-à-dire la relation avec les autres, pas l’inverse. C’est la pratique qui doit être placée au premier plan, pas l’amour, pas le désir ! 

 

Il y a souvent le plaisir, et le désir que ça recommence… 

Oui : tu rentres dans l’attachement, mais il y a attachement et attachement… Il faut savoir vivre en adulte, en homme mûr. Et cela ne consiste pas à supprimer quoi que ce soit. Soyons attachés à toutes les choses mais sans rester sur une seule ! Nous ne sommes pas des obsédés qui courons après les femmes comme des fous ! On connaît bien cette attitude-là : tous les gens qui courent après leur petit désir sexuel, qui courent après la position sociale, la récompense pour ceci ou pour cela… Courir après ses désirs personnels est destructeur. Le désir lui-même n’est pas un problème.  

Imagine-t-on un monde sans désir ? Quelle horreur ! Ce n’est pas possible, personne ne peut vivre ainsi. Les animaux non plus ! Les plantes non plus ! Les plantes désirent aller vers le soleil. Le désir est quelque chose de sacré. Si on sait comment s’y prendre. Si on ne sait pas, on peut retourner vers la discipline, dans le genre : « Faites de votre mieux pour éviter l’attitude qui fait du mal à l’autre. » Mais il faut faire le pas sur ce chemin du Mahayana et peut-être après, le silence vient. 

 

Est-ce qu’il y a un objet du désir ? 

Oui, il y a un objet si tu crées l’objet. Si tu crées un objet, tu es en train de matérialiser quelque chose. Pourtant, l’autre n’est toujours pas une « chose ». D’ailleurs, on ne peut pas approfondir quoi que ce soit quand on matérialise et qu’on fige quelque chose. Cela l’enlève de nous, le sépare du nous, cela fait… un objet. C’est à vous d’apprendre, de comprendre ce point… Ce n’est pas le maître qui va vous éduquer car, finalement, il n’y a que vous-même. C’est une chose sérieuse. Tous ces shows, ces conférences, ces discussions, nous pouvons les lire dans des bouquins. Mais cela dit, éduquez-vous ! Lisez de bons bouquins ! Lisez les maîtres de la transmission. Bien que l’enseignement se trouve ailleurs que dans les livres. Lire, c’est aussi une façon de créer un objet. Et à ce moment, qui es-tu ? Puisque le livre est l’objet, toi tu n’es que le sujet. Le monsieur tel et tel qui étudie. Mais sans sujet, sans objet, qui es-tu à ce moment-là ? Eh bien l’homme ou la femme de la Voie ne peut pas répondre à cette question. On peut dire simplement : « C’est ceci. » Sur le mode « C’est ceci », on peut tout de même avoir des relations, on peut tout de même avoir un désir qui se matérialise. Et alors ? Ce n’est pas un problème si tu ne restes pas dessus. Si tu restes dessus, tu crées l’objet et puis tu cours après. Nous devons lâcher prise, lâcher prise tout le temps ! 

 

Lâcher aussi le désir de s’éveiller ? 

Oui, et c’est un autre piège. Si certains parlent du désir d’Éveil c’est encore un « moi, moi, moi » qui veut l’Éveil. Des moines prient pour réaliser l’Éveil du Bouddha dans une vie future. Tu imagines la conséquence d’une telle mentalité dans l’esprit ? Cela signifie qu’ils vont emmener leur crispation sur l’Éveil de ce monde dans un monde futur, et ce n’est pas un cadeau pour le pratiquant sincère, merci beaucoup ! Le désir d’attraper Bouddha, ce n’est pas bon du tout ! On a le désir de s’améliorer, d’être une bonne personne mais qui est celui qui veut être une bonne personne ? On en revient toujours à cette question : « C’est qui qui ? » Et si tu sais répondre, c’est que tu es très loin de la vérité… Si on reste présent, on ne tombe dans aucun piège : le piège de l’amour personnel, le piège du silence, le piège de la beauté de la nature, le piège des cérémonies merveilleuses et harmonieuses… Ne soyons pas captivés par quoi que ce soit, les arbres, les fleurs, le soleil, la pluie, le chaud, le froid… Ayons des plaisirs, ayons des joies. Mais il ne faut pas tomber dans ces pièges là non plus. Ne soyons pas attachés. Le non-attachement veut dire simplement cela, ne pas rester dessus. Et ne pas rester dessus veut dire : ne pas aller de phénomène en phénomène, mais de phénomène en non-phénomène, de non-phénomène en phénomène. C’est cela la pratique du zen, dans le dojo et partout ailleurs. 

 

Faut-il s’abstenir des plaisirs ? 

Mais non ! Le plaisir, comme le désir, c’est partager la vie avec autrui. Certains arrivent à comprendre que le plaisir n’est pas pour leur « moi, moi, moi ». Ils ne voient pas que le vrai plaisir, c’est de partager son expérience propre. Cela se fait à travers la nature, les phénomènes. Ce sont des choses à offrir aux autres. Il faut les laisser venir mais aussi ne pas courir après. Tu donnes ton vécu sur cette terre, tu partages cela. On rentre dans une autre dimension, une dimension sacrée. Sinon on peut passer toute sa vie à courir après ses propres plaisirs jusqu’à la mort. Pathétique. 

 

Qu’est-ce que la discipline ? 

Je dis souvent que les préceptes eux-mêmes nous suivent quand on fait zazen et que ce n’est pas nous qui suivons les préceptes. C’est une logique inverse. La discipline vient parce que nous sommes confrontés à la vie, à notre vie intérieure et la clarté de zazen nous fait voir que la discipline est nécessaire, mais sans que l’on se l’impose. On s’éduque par nous-même par la pratique et ce que l’on approfondit. Cela devient un fond de discipline automatique et inconscient. On sent où placer le curseur dans les différentes situations avec une sorte d’intuition. 

 

Est-ce que tu considères qu’il faut suivre des règles, des objets de discipline que l’on s’impose ? Est-ce que c’est une démarche responsable ? 

Oui, une discipline — mais pas imposée de l’extérieur — est absolument nécessaire. Il est nécessaire d’avoir un guide qui te montre le chemin. Discipline vient du mot disciple qui signifie « apprendre ». C’est très clair : le disciple suit l’exemple que donne le maître. C’est un chemin assez étroit où la discipline doit s’intégrer naturellement et inconsciemment. 

 

Mais ce n’est plus la discipline alors ! 

Ha, ha ! Cela devient plus que de la discipline, cela devient la Voie. Tout devient la Voie, même la discipline. 

 

Que pensait maître Deshimaru du désir ? 

Maître Deshimaru disait : « Je veux voir votre sexe avant de vous donner l’ordination de moine. » Il voulait dire que nous étions des hommes et des femmes et que le désir faisait partie de nous. Il voulait savoir si nous étions des gens normaux. Pendant dix ans j’ai été très proche de lui et je ne l’ai jamais vu avec une femme et je lui ai demandé pourquoi. Il avait sa famille au Japon, c’est tout. Il ne pensait pas à lui, il ne pensait qu’aux autres. C’était un grand homme. 

 

L’extinction du désir, qu’est-ce que cela veut dire ? 

Il y a des traditions bouddhistes qui suivent cela mais ce n’est pas du tout le cas dans le Mahayana ni dans le zen. C’est pour cela que le bouddhisme traditionnel a besoin d’un souffle d’air. À chaque époque, chaque génération doit insuffler à la tradition une inspiration issue de ses expériences personnelles, ici et maintenant, dans notre culture. On parle toujours du Japon mais nous n’avons pas besoin de comparaison avec le Japon, la Chine, ou l’Inde, c’est l’expérience vécue ici qui est essentielle. 


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°13 ( printemps 2020 )

 





 Philippe Rei Ryu Coupey est un moine zen franco-américain dans la tradition Soto. Proche disciple de Taisen Deshimaru, il travaille sur ses retranscriptions et ses enseignements jusqu’à la mort du maître en 1982. Philippe Rei Ryu Coupey est enseignant et référent spirituel d’une trentaine de dojos en France, en Allemagne et en Suisse. 

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