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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Trouver le Refuge

Traduction : Sylvie Gauthier

 

« Tu sais, ces révélations du genre "Mon cancer est une bénédiction que la vie m’envoie" ? » dit mon amie Ann. Assises sur les marches de son perron, nous contemplons la rivière Esopus et le mont Tremper en toile de fond, superbe dans sa luxuriance estivale. La rivière miroite sous les rayons du soleil. Je hoche la tête, certaine qu’elle va abonder dans le même sens.

 

« Eh bien, c’est des conneries! » lance-t-elle, le regard fixé sur l’horizon. « Je ne souhaite cela à personne, et non, ce n’est pas une bénédiction. J’aimerais bien mieux être en bonne santé. »

 

Un peu décontenancée, je me réjouis néanmoins de la franchise de mon amie. Ann n’a aucunement l’intention de se la jouer « noble bouddhiste » face à cette épreuve. Elle compte bien appeler un chat un chat, comme elle l’a toujours fait. C’est moche d’être malade. Et c’est vraiment moche de mourir. Que personne ne vienne me dire le contraire.

 

Aujourd’hui, de retour dans mon appartement new-yorkais où je vis mon confinement, je pense à Ann. Que penserait-elle de la pandémie du coronavirus? Sûrement pas qu’il s’agit d’une bénédiction. Qui pourrait souhaiter cela à quiconque, voire à la planète? Pourtant, nous voilà contraints d’y faire face et, alors que je lis les infos et observe mes réactions face à tous ces faits et chiffres dont on nous inonde, à ces manchettes de plus en plus alarmantes, je pense à Ann et prends de nouveau conscience du pouvoir des mots et de leur signification.

 

« Cette expression de shelter-in-place[1]  que vous galvaudez, savez-vous d’où elle vient ? » demande le gouverneur Andrew Cuomo[2] lors d’une conférence de presse, peu après que le maire a prévenu les New-Yorkais de la possibilité d’une ordonnance de confinement, ou shelter-in-place, dans la métropole. L’expression, apparue pour la première fois en 1957, fait référence à des mesures de défense civile ordonnant aux citoyens de s’abriter en cas de menace immédiate, telle qu’un déversement chimique, une attaque nucléaire, une tornade ou une fusillade. Si cette ordonnance est déclenchée, vous devez rester où vous êtes et ne pas quitter les lieux tant qu’il n’est pas sans danger de le faire.

 

« Votre façon de communiquer, de choisir vos mots, a un impact profond », dit le gouverneur en réponse au maire, exhortant plutôt les New-Yorkais à rester chez eux dans la mesure du possible, et à ne sortir qu’en cas de nécessité.

 

Les mots importent, et ce qu’on en fait importe encore davantage. Amoureuse des mots, je me suis demandé s’il existait d’autres moyens d’exprimer cette notion d’abri sur place, libres de toute connotation de guerre ou de crise. En tant que pratiquante, le mot « refuge » m’est naturellement venu à l’esprit. Dans le bouddhisme, nous prenons refuge dans les Trois Trésors que sont le Bouddha, le Dharma et la Sangha[3]. En cette période, qu’est-ce que cela signifie ?

 


Mon premier maître, John Daido Loori Roshi, disait que prendre refuge est un acte de pure confiance, dénué de filet de sécurité. Il expliquait qu’en japonais, ce mot vient du terme kie-e, kie signifiant « s’élancer avec abandon vers » et e, « compter sur ». Il évoquait l’image d’un enfant s’élançant dans les bras de ses parents, certain qu’ils le rattraperaient.

 

En général, refuge prend le sens d’abri, d’endroit où se protéger des éléments, des ennemis, des dangers. Kie-e a un sens différent. Il demande courage, confiance, vulnérabilité – une ouverture qui, je crois, se manifeste lorsque nous prenons conscience que l’univers est infiniment fragile, que nous sommes des créatures infiniment fragiles. Mais comme, au départ, cette prise de conscience nous effraie, nous nous cachons derrière l’orgueil ou les crâneries, ou nous nous renfermons sur nous-mêmes. Ou alors, nous reconnaissons que la seule façon de réagir à cette fragilité, c’est d’y faire face avec beaucoup de respect, et en même temps, avec un certain émerveillement. Qui sommes-nous réellement ? Kie-e nous invite à nous exposer, à laisser tomber les armes, et à trouver protection .

 

Lorsque j’étais enfant, nous avions un teckel nommé Igor, dont le sport favori était de grimper sur le lit de ma mère et de se jeter dans mes bras, exactement comme Daido Roshi l’évoquait. Agenouillée à un mètre du lit, je regardais notre chien-saucisse s’élancer dans les airs, ses minuscules pattes et ses grandes oreilles battant au vent, sans une once d’hésitation dans son petit corps. Il savait, dans toutes les fibres de son être, que je ’le rattraperais.

 

Mais si, comme disait mon maître, il n’y a pas de filet de sécurité, qui nous rattrape lorsque l’on prend refuge, lorsque l’on « s’abrite » dans les Trois Trésors ?

 

Le maître Vajrayana Dilgo Khyentsé Rinpoché a dit un jour : « Prendre refuge, c’est, fondamentalement, faire totalement confiance aux Trois Trésors, quelles que soient les circonstances, bonnes ou mauvaises. » Nous ne négocions pas avec le Bouddha, le Dharma, la Sangha. Nous n’attendons pas un moment plus propice, un esprit plus clair, un cœur plus calme. Nous n’attendons pas un retour à la « normalité ». Nous pratiquons, non pas malgré les circonstances, mais avec elles.

 

Tous les matins, afin de contrer l’anxiété que provoque invariablement la lecture des nouvelles, je me donne le temps d’exprimer ma gratitude envers ces nombreuses choses qui font encore partie de ma vie : la santé, la mienne et celle de mes proches. Un toit. De bons amis. Une nourriture abondante. Du travail. Le soleil qui filtre à travers ma fenêtre pendant que j’écris. La vue d’un magnolia en fleur. La pluie printanière. Mon jogging matinal. Les livres. De l’eau chaude. La pratique. La pratique. La pratique.

 

Cette liturgie quotidienne n’est ni révolutionnaire, ni très originale, mais alors que je récite la liste, de plus en plus longue, de tous ces cadeaux, qui bien sûr inclut mes maîtres, leurs enseignements, et tous les amis de bien qui m’accompagnent sur la Voie, je sens mes tensions se relâcher, mon cœur se dilater, mon esprit se détendre.

 

Même si cette simple offrande de gratitude ne soulage en rien la souffrance de ceux qui ont tant perdu à cause du virus, elle me rappelle qu’en ce qui me concerne, je ne suis pas perdue. Qu’ici et maintenant, j’ai tout ce dont j’ai besoin, et que je peux donc en faire offrande.

 

Les mots importent, tout autant que ce que l’on en fait.

 

« La vérité des choses, c’est leur réalité », dit Thomas Merton dans son ouvrage Nul n’est une île. « Pour l’esprit, c’est l’accord entre notre compréhension et les choses connues. Pour la parole, c’est l’accord entre les mots et les pensées. Pour la conduite, c’est l’accord entre nos actions et ce que nous sommes supposés être. » Je me permets humblement de remplacer la dernière phrase par : « C’est l’accord entre nos actions et ce que nous sommes réellement. »

 

D’une part, nous sommes des êtres humains extrêmement sensibles, plus qu’un peu effrayés et tout à fait ordinaires. D’autre part, nous sommes des bouddhas résilients, inventifs et courageux. Je pense aux millions de médecins, d’infirmières, d’aides-soignants, de scientifiques et de chercheurs qui consacrent leurs journées entières à lutter contre le virus. Aux femmes qui cousent des masques par milliers, offrant la protection en cadeau. Aux bénévoles dans les centres de dépistage. Aux employés qui garnissent les étagères, livrent les colis, préparent les repas pour les travailleurs de la santé, les enfants, les personnes âgées. Ce sont là les intervenants de première ligne, mais derrière eux, il y en a tant d’autres : professeurs, enseignants, profs de ballet, thérapeutes, journalistes, artistes, qui toutes et tous travaillent à distance. Les prêtres, les pasteurs, les imams et les rabbins qui guident leur communauté par la voie virtuelle. Les parents qui élèvent leurs enfants dans l’intimité et la constance. En un mot, nous continuons à mener notre vie, en relevant le défi de la créativité lancé par ce monde qui change si vite. Ayant perdu pied, nous retrouvons notre équilibre en nous appuyant les uns sur les autres. C’est la sagesse du Bouddha, la limpidité du Dharma, l’harmonie de la Sangha pour tous, bouddhistes ou pas. C’est ce que signifie « s’abriter sur place », cette place étant partout.

 

Personne n’a souhaité cette pandémie. Personne ne veut d’une telle « bénédiction ». Pourtant, face à cette réalité indéniable, nous pouvons voir que l’absence de repères, que la situation rend si évidente, n’est autre que la réalité. D’un point de vue bouddhique, les changements et les perturbations sont tenus pour acquis, mais aujourd’hui, ils sont amplifiés au point que l’on ne peut plus les ignorer, d’où l’importance de trouver aussi refuge en soi. Je crois que c’est ce que Daido Roshi cherchait à exprimer lorsqu’il disait qu’il n’y a pas de filet de sécurité. Bouddha ne nous rattrapera pas. Notre maître ne nous rattrapera pas. Nous devons nous rattraper nous-mêmes. C’est ce que signifie « s’abriter sur place », cette place étant ici et maintenant. Et comme, parfois, nous ratons notre coup, nous nous rattrapons aussi les uns les autres.

 

Je retournai voir mon amie Ann, clouée au lit, quelques mois avant sa mort. Quelques semaines s’étaient écoulées depuis ma dernière visite et je fus frappée par sa fragilité.

 

Je m’avançai doucement jusqu’à son lit et me penchai pour l’embrasser.

 

« Agggghh, aaaghhh, agggh! » gémit-elle d’une voix rauque. « Tu marches sur ma ligne d’oxygène ! »

 

Je reculai vivement, comme sous l’effet d’un choc électrique. Elle s’esclaffa. « Je blague », me dit-elle, ouvrant grand les bras.

 

« Oh ! » bafouillai-je, riant faiblement. « Tu m’as fait peur. » Je la serrai doucement, priant pour qu’elle ne sente pas mon cœur cogner contre ma poitrine.

 

« Désolée », dit-elle. Puis elle me regarda. « Ça fait peur, non ? »

 

Je hochai la tête en silence.

 

« Oui, ça fait peur », répéta-t-elle, pensive. « Mais tu sais, il y a aussi autre chose. »

 

« Quoi donc ? » lui demandai-je, voyant qu’elle restait silencieuse.

 

« On ne peut pas s’empêcher de se demander ce qui vient après », dit-elle. Elle sourit. « Il y a tant de possibilités, ce qui est assez passionnant, à bien y penser. Du moins, la scientifique en moi trouve cela passionnant. Oui », dit-elle en hochant la tête. « Je suis curieuse de connaître la suite. »


[1] shelter-in-place : « s’abriter sur place ».

[2] Gouverneur de l’État de New York.

[3] Les Trois Trésors (ou les Trois Joyaux) : le Bouddha, l’enseignement du Bouddha (c’est-à-dire le Dharma) et ceux qui suivent et/ou enseignent le Dharma (c’est-à-dire la Sangha).


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°14 ( été 2020 )

 



Vanessa Zuisei Goddard est une enseignante zen et une écrivaine basée à New York. Elle a suivi une formation à temps plein au Zen Mountain Monastery de 1995 à 2014, dont quatorze années en tant que monastique.

Depuis dix ans, Zuisei dirige des retraites et des ateliers sur un large éventail d’enseignements sur le bouddhisme et la méditation, pour les enfants, les adolescents et les adultes.

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