Par Jack Kornfield
Présentation : Aurélie Godefroy
Aurélie Godefroy : Jack Kornfield est l’un des principaux enseignants du bouddhisme aux États-Unis aujourd’hui. C’est à lui notamment que l’on doit l’introduction de la tradition theravada en Occident. Nous allons aborder un thème qui lui est cher : la transformation des racines de la souffrance. Quelles sont-elles ? De quelle manière concrètement les détecter et les soigner ? Pourquoi notre type de personnalité est-il, dans ce cadre, déterminant ?
Quelles sont selon vous les principales racines de cette souffrance ?
Jack Kornfield : Dans la psychologie bouddhiste, la cause essentielle de la souffrance humaine est la saisie ou l’avidité. La deuxième cause, c’est la colère ou l’agressivité. La troisième, c’est l’illusion ou l’ignorance. Chacune de ces racines nous rend malheureux, d’une façon ou d’une autre.
Vous employez dans votre livre un terme, qui est celui d’état sain (ou d’état malsain). À quoi est-ce que cela correspond ?
Je préfère plutôt parler d’état de « bonne santé » ou de « mauvaise santé ». Il n’y a pas de notion de jugement ou de critique mais les états de mauvaise santé, qui peuvent correspondre à l’avidité ou à la jalousie, à la colère ou à la confusion, ou encore à la rigidité qui va avec, ce sont les états qui rendent le cœur malheureux, très serré, effrayé. Alors que les états de bonne santé correspondent à l’amour, la sagesse, la grâce, la compassion. La flexibilité, la souplesse viennent de la pratique de la pleine conscience et de l’amour bienveillant : ces états apportent à nos cœurs la paix, la joie et le bien-être.
Cela correspond à la personnalité de chacun, vous l’expliquez très bien, mais comment peut-on concrètement repérer notre type de personnalité pour pouvoir ensuite travailler dessus ? Qu’est-ce que vous conseillez ?
Au sein de la psychologie bouddhiste, on peut reconnaître son propre tempérament. Certains ont un tempérament qui va plus facilement être dans l’aversion, le jugement et l’agressivité. D’autres vont se rendre compte que leur tempérament est plus de vouloir toujours quelque chose, « je veux ceci, je veux cela », des choses qu’ils n’ont pas. Pour d’autres, ça va être comme s’ils étaient un peu décalés, pas très clairs, dans une sorte de confusion, en train de planer. Chacun de ces aspects peut être une difficulté pour nous mais c’est aussi quelque chose qui peut être transformé.
Effectivement, il s’agit de conditions temporaires, tout comme notre corps finalement ?
Oui, si nous y apportons la pleine conscience, dont je parle aussi comme étant une attention douce, bienveillante, nous pouvons voir que l’aversion et la colère ont une dimension de possessivité où on s’accroche à « ma » vue, la « mienne ». Mais si on la relâche, on peut parvenir à une vision beaucoup plus claire et arriver à être en paix. La même chose si nous sommes dans l’avidité : nous ne serons jamais satisfaits. Mais, si on peut voir ce mécanisme avec clarté, alors ça peut se transformer en un sentiment d’appréciation, en se disant : « Oui, c’est magnifique, c’est gracieux » – et viendra ensuite une forme de gratitude, de générosité, qui va permettre que le cœur soit beaucoup plus à l’aise plutôt que dans un besoin permanent. C’est la même chose avec la confusion, quand nous sommes dans des illusions permanentes, en train de planer ou endormis. Si on peut y amener une détente, alors cette confusion va se transformer en une qualité qui est celle de pouvoir accepter, de permettre, d’accueillir, de façon paisible. Chacun de ces états peut ainsi se transformer de façon positive et joyeuse.
« Si nous apprenons à méditer, ce qui consiste à apaiser l’esprit et à ouvrir le cœur, ça nous permet de voir les choses clairement. »
Revenons maintenant en détails sur ces racines classiques de la souffrance, notamment l’appropriation. Ce qui est important dans ce contexte, c’est de ne pas s’identifier à nos désirs en fait, c’est ce que vous expliquez dans votre livre.
Oui, il y a des désirs — encore une fois — qui sont sains et d’autres qui ne sont pas sains. Nous savons que certains désirs vont nous amener à encore plus d’attachement, de confusion et de souffrance. Alors que d’autres désirs, si nous y portons notre attention, vont nous aider à prendre soin de notre corps, prendre soin de l’environnement, de la terre, prendre soin des êtres qui nous sont chers. Si nous le faisons en pleine conscience, avec une attention pleine de compassion, alors nous pouvons dire qu’il s’agit de désirs sains. Si nous apprenons à méditer, ce qui consiste à apaiser l’esprit et à ouvrir le cœur, ça nous permet de voir les choses clairement : de voir que ceci va nous causer de la souffrance alors que cette autre façon de faire va au contraire nous soulager et nous procurer de la joie.
Ce que vous dites aussi, c’est qu’il est très important de transformer ce désir d’appropriation en générosité. Mais, concrètement, comment est-ce que l’on fait ?
La première étape, c’est de le voir clairement. Si nous ne le voyons pas clairement et que nous ne comprenons pas comment c’est ressenti dans le corps, à quel point il y a de la souffrance en nous, alors nous allons agir par la force de l’habitude. Mais lorsque nous voyons cela clairement, nous pouvons ressentir en nous une forme de contraction, un besoin, ou peut-être même une forme d’addiction. Alors, si nous contenons cela avec une conscience aimante et avec de la compassion, en se disant : « Tiens, ça c’est la partie de moi qui a peur ou qui a besoin », ça va se déposer, ça va s’apaiser et nous n’allons pas nous y perdre ni nous y identifier. Ce qui va alors se manifester, c’est « celui qui connaît », comme disait mon maître Ajahn Chah. C’est une sorte de conscience témoin, une conscience qui dit : « Ah oui c’est le désir, merci bien, mais je n’ai pas besoin qu’il m’attrape ! » Alors, une aisance va pouvoir se manifester, comme avec d’autres états qui sont difficiles. Le fait de les reconnaître nous donne cet espace qui fait que l’on ne va pas être aussi réactif, ni englué dans ces processus.
Venons-en maintenant à la deuxième racine de la souffrance : la haine ou l’aversion. Quelle est la nature de ce sentiment ?
Lorsqu’il y a colère ou aversion, ou même haine, si nous regardons plus profondément, nous verrons que c’est parce que nous sommes des êtres humains sensibles. Cette sensibilité fait que nous pouvons nous sentir blessés, nous pouvons être déçus ou avoir peur. Si nous regardons la colère, par exemple, avec cette conscience aimante, cette pleine conscience, nous verrons qu’en fait la colère essaye de nous protéger, mais pas de façon très habile ni saine parce que nous sommes pris dans son processus et que nous en souffrons. Si nous pouvons voir qu’il s’agit là de notre souffrance et que nous pouvons la contenir avec compassion, nous protéger de façon sage plutôt que d’être toujours irrités, cette capacité à porter notre attention profondément nous empêche d’être pris dans la colère et nous donne un meilleur moyen de prendre soin de nous, de nous sentir mieux.
« Il y a beaucoup de choses dans le monde que nous ne pouvons pas saisir ni contrôler : nous pouvons y répondre, nous pouvons les aimer ou nous y dévouer mais nous ne pouvons pas les contrôler. »
Concernant la troisième racine de la souffrance, qui est l’illusion, vous expliquez qu’il y a différents niveaux d’illusion. Pouvez-vous nous dire à quoi ils correspondent et comment on peut tenter de les soigner ?
Au niveau le plus superficiel, il y a l’illusion de ne simplement pas voir les choses clairement. C’est une forme de déni : s’il y a quelque chose de difficile dans notre vie, nous ne voulons pas y prêter attention, nous prétendons que ça n’existe pas. Pour nous éveiller et nous en libérer, il faut voir que le problème est là et vraiment le prendre en compte. Une personne que j’aime et qui est soumise à une addiction, qui est alcoolique par exemple, je ne peux pas l’ignorer. La première chose, c’est donc de voir les choses clairement. À un niveau plus profond, l’illusion est de penser que l’on peut posséder ou contrôler toute chose. Par exemple : j’ai un enfant, une fille, que j’adore. Si je prends soin d’elle en pensant qu’elle doit faire ce que je veux car je veux que sa vie soit bonne, si j’essaye de la contrôler, elle ne va pas être heureuse et moi non plus je n’en serai pas heureux. Il y a beaucoup de choses dans le monde que nous ne pouvons pas saisir ni contrôler : nous pouvons y répondre, nous pouvons les aimer ou nous y dévouer mais nous ne pouvons pas les contrôler. Lorsque nous voyons cela, toute illusion de contrôle s’effondre et il peut s’établir une paix du cœur, une aisance. Finalement nous ne cherchons pas à tout posséder ni à être le centre du monde mais nous pouvons au contraire commencer à aimer ce monde plutôt que d’essayer de le posséder.
À vous écouter, on se dit que ces trois racines de la souffrance sont finalement toutes liées entre elles. Là aussi, il y a une forme d’interdépendance.
C’est exactement ça. C’est pourquoi cet entraînement de l’esprit dont nous parlons, on voit grâce aux neurosciences qu’il crée de nouveaux chemins neuronaux. Cet entraînement à la pleine conscience — à la conscience aimante, à la compassion — peut vraiment permettre de travailler au niveau de ces racines et s’en libérer. Notre cœur peut alors être bien plus en paix et bien plus joyeux, même au cœur de la difficulté. C’est possible pour vous et pour toute personne qui va, un tant soit peu, pratiquer cet entraînement intérieur. Il n’y a pas besoin de devenir bouddhiste : ce qui serait mieux, ce serait de devenir un bouddha.
Vaste projet ! Mais alors, en quoi la méditation peut nous aider concrètement à cela et notamment la méditation de pleine conscience ? Donnez-nous quelques conseils simples pour terminer cette émission.
Si vous pouvez apprendre à être dans l’assise tranquille, ne serait-ce que pendant cinq ou dix minutes, sentir vos pieds ancrés dans la terre, votre corps présent, avoir conscience de votre respiration, laisser votre esprit se poser à chaque respiration, puis voir les vagues de pensées, de ressentis qui se manifestent et en être témoin, un témoin aimant, une conscience aimante... petit à petit, vous verrez que tout va se poser, que vous serez moins réactif, moins pris dans l’expérience. Il va alors être possible de vivre de façon plus équilibrée, avec beaucoup plus d’espace et beaucoup plus d’aisance. Si l’on met une cuillère de sel dans une tasse d’eau, ce sera très salé, tandis que la même cuillère de sel dans un grand lac n’empêchera pas l’eau de garder toute sa pureté. Ainsi, si nous pouvons rendre notre esprit aussi spacieux que le lac ou le ciel, ça va rendre les choses beaucoup plus faciles. Ça va permettre à la conscience aimante de se manifester, à la bienveillance également, et de vivre de façon de plus en plus heureuse.
Ce que l’on peut dire pour conclure, c’est que ceci va rejaillir sur notre rapport aux autres, finalement. Ce n’est pas uniquement pour nous-mêmes que l’on transforme ces racines de la souffrance, mais ça va se répercuter.
Absolument ! Votre amoureux et vos enfants vont être très contents car vous serez plus calme et plus joyeuse. Mais l’aspect le plus important, c’est que le monde traverse de grandes difficultés en ce moment. Les problèmes du racisme et de la destruction de l’environnement ne vont pas être résolus par la technologie mais par la transformation du cœur. Il nous faut moins de haine, moins d’avidité dans le monde. Si nous pouvons en transformer les racines à notre niveau, au niveau de notre famille et de notre communauté, nous pouvons aussi prendre en compte toute l’interdépendance du monde de façon plus sage.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°23 (Automne 2022)
Né en 1945, titulaire d’un doctorat de psychologie clinique de l’université de Dartmouth, fondateur de l’Insight Meditation Society et du centre bouddhique de Spirit Rock en Californie où il enseigne et vit, Jack Kornfield est considéré comme l’un des plus grands enseignants bouddhistes occidentaux. Il a étudié et pratiqué auprès de grands maîtres bouddhistes comme Ajahn Chah, Mahasi Sayadaw et Dipa Ma. Il a publié un certain nombre d’ouvrages, notamment Bouddha mode d’emploi, paru aux Éditions Belfond.