Intelligence collective, travail collaboratif : un changement de paradigme
Traduction : Laurence Guillard
Entre 1981 et 1996, environ 200 membres de la sangha de l’Inter-Être furent ordonnés. En 1996, le village des Pruniers accueillit un rassemblement des membres de l’Inter-Être qui débattirent sur la manière de prendre des décisions par consensus. Plusieurs personnes furent nommées membres du bureau, mais aucune ne s’accordait sur la manière de prendre une décision. C’est ainsi que nous eûmes onze directeurs exécutifs et sept trésoriers. Le résultat fut que personne n’assumait de réelles responsabilités et que peu de choses furent réalisées.
En 1999, Thây demanda à quelques personnes, dont je faisais partie, de former le conseil d’administration de l’Ordre afin de remplacer le bureau qui ne fonctionnait pas. Nous fûmes en charge de trouver des voies pour nourrir l’Ordre et encourager sa croissance. La plupart d’entre nous étaient occidentaux, et nos efforts initiaux se concentrèrent sur la création d’une structure-type d’organisation non lucrative avec un directeur, des membres et un comité. Lorsque j’évoquai cette question avec Thây, il dit : « Il devrait y avoir un minimum de structure. Nous ne souhaitons pas la création d’une bureaucratie de contrôle. » Ce dont a besoin l’Ordre, dit-il, c’est de « fonctionner comme un organisme ». Pendant un moment, certains parmi nous se grattèrent la tête en pensant : « Je me demande bien ce que Thây veut dire? »
À cette époque, pendant les retraites, Thây parlait souvent d’insectes sociaux comme les termites, les fourmis et les abeilles. Une colonie de termites peut mesurer huit pieds de haut avec des milliers de termites. Mais aucun termite en particulier ou aucun groupe de termites n’en a la responsabilité. Il y a des mâles fertiles appelés rois et une ou plusieurs femelles fertiles appelées reines, mais leur rôle est strictement reproducteur. Les rois et les reines n’ont aucun pouvoir de décision, et aucune idée de ce qui se passe dans le nid dans sa globalité. Il en est de même pour tous les autres termites. Mais ce sont de bons termites. Ils savent comment être un termite, tout comme nous savons comment pratiquer. Si vous êtes un termite, vous disposez d’une palette de compétences ainsi que d’une manière claire de vous comporter dans des situations variées. Vous savez comment suivre d’autres termites grâce à votre odorat. Vous savez quoi faire quand vous trouvez une bonne nourriture, et ainsi de suite. Même si aucun termite ne sait exactement ce que chacun des autres fait, ils assurent collectivement une multitude de fonctions spécialisées dont a besoin une colonie saine.
L’une des manières de procéder des insectes sociaux consiste à envoyer des individus explorer de nouvelles directions. Lors d’un pique-nique par exemple, une fourmi se promène le long d’un chemin détourné et tombe par hasard sur un panier de pique-nique. De retour dans sa colonie, cette fourmi informe les autres fourmis de l’existence de cette bonne source de nourriture à proximité. D’autres fourmis suivent le chemin tracé par la première. Un peu plus tard, une autre fourmi expérimente en déviant un peu du tracé, un tout petit peu sur la droite. Il s’avère qu’il s’agit d’un raccourci, bientôt emprunté par toutes les autres fourmis. Au fil du temps, par des améliorations progressives, les fourmis trouvent le meilleur chemin et tracent une ligne droite menant directement au panier de pique-nique. Collectivement, elles manifestent une « structure émergente », dans ce cas de figure la meilleure route menant à la nourriture. Vu de l’extérieur, on peut penser que ce tracé est l’œuvre d’un ingénieur très intelligent. Mais il n’y a ni ingénieur ni comité d’ingénierie. C’est le fruit d’un effort collectif.
Finalement nous comprîmes mieux ce que Thây signifiait en parlant d’« organisme ». Il disait fondamentalement : « Créez une structure organisationnelle si ça peut aider. Formez un bureau si c’est nécessaire. Mais je ne veux pas qu’un groupe de personnes dise à quiconque quoi faire. Le plus important pour les membres de l’Inter-Être, c’est qu’ils pratiquent la pleine conscience de tout leur cœur et développent des manières de communiquer en Pleine Conscience. »
Le conseil d’administration et quelques autres membres cherchèrent différentes façons de favoriser les échanges à l’intérieur de l’Ordre. L’une d’elles consista à organiser des rencontres de l’Ordre lors de retraites au Village des Pruniers. Thây, sœur Chan Kong et d’autres membres monastiques y assistèrent régulièrement. Une autre stratégie consista à encourager des rassemblements régionaux où membres de l’Ordre et aspirants puissent pratiquer ensemble et partager leurs expériences en face à face. Ces premiers rassemblements se transformèrent en retraites annuelles maintenant offertes dans les trois monastères américains et dans les autres centres du Village des Pruniers à travers le monde.
Trois éléments essentiels dans la vie et la pratique d’un membre de l’Ordre
Cette année, durant la retraite de l’IE au monastère de Blue Cliff, nous avons examiné ce que signifiaient pour chacun de nous, personnellement, la vie et la pratique en tant que membre de l’Ordre de l’Inter-Être. Les trois éléments que j’ai soulignés sont la pratique, la Sangha et le service.
Sans la pratique, être membre de l’Inter-Être perd tout son sens. Cela inclut à la fois la pratique formelle et la pratique informelle, ou sans forme. Cette dernière comprend notre manière de marcher, de parler avec les membres de notre famille, notre comportement face aux frustrations, ainsi que toutes les autres facettes de notre vie quotidienne. Notre pratique est constante, 24h/7j, il n’y a aucun temps de pause.
Notre pratique est également une pratique de joie. Nous sommes encouragés à « demeurer heureux dans le moment présent ». Dans Le cœur des enseignements du Bouddha, Thây écrit :
« Nous qui avons eu la chance de rencontrer la pratique de la pleine conscience, nous avons la responsabilité d’apporter la paix et la joie dans notre vie, même si tout ce qu’il y a dans notre corps, notre esprit ou notre environnement n’est pas exactement tel que nous l’aurions souhaité. Si nous ne sommes pas heureux, nous ne pourrons pas être un refuge pour les autres. Demandez-vous ce que vous attendez pour être heureux. Demandez-vous : ‟Pourquoi ne suis-je pas heureux maintenant ?ˮ »
Dans les enseignements offerts aux membres de l’Ordre ces vingt dernières années, Thây a souvent insisté sur l’importance de bâtir la Sangha. N’importe qui peut pratiquer les 14 Entraînements à la Pleine Conscience. Pour ce faire, nul besoin de cérémonie ou de certificat. Mais si vous souhaitez être ordonné comme membre de l’Ordre, vous devez être un bâtisseur de Sangha. Vous prenez la responsabilité de la Sangha. Non point que vous deviez faciliter la pratique de la Sangha toutes les semaines. Mais vous faites partie de ceux qui gardent à l’esprit le fait que quelqu’un doit faciliter, quelqu’un doit être là pour ouvrir les portes, quelqu’un doit ranger les coussins à la fin et ainsi de suite. Vous tendez la main aux personnes en difficulté. Votre pratique solide nourrit la Sangha tout entière, même si vous parlez peu.
Le troisième point crucial, c’est que les 14 Entraînements à la Pleine Conscience sont à l’origine les vœux de bodhisattva. Nous nous engageons à ouvrir notre cœur et à trouver les moyens de réduire la souffrance où que nous nous trouvions. Être membre de l’Inter-Être implique de garder présent à l’esprit notre profonde aspiration à être un bodhisattva.
Cette aspiration a pris de plus en plus de sens pour moi depuis vingt ans, tandis que ma communauté, le Centre de Pratique de la Pleine Conscience de l’Eau Calme, s’est engagée à servir la communauté de diverses manières. Nous avons commencé par enseigner la Pleine Conscience à « La table des bergers », une organisation non lucrative apportant de l’aide aux personnes sans abri ou dans le besoin. Nous avons poursuivi l’expérience quatre mois durant avant de réaliser que la méditation formelle n’était pas un besoin prioritaire pour ces personnes. Alors un petit groupe a commencé à faire du bénévolat auprès de « La table des bergers », offrant notre temps et nos talents à la mesure de nos possibilités. C’est ainsi que depuis neuf ans, un petit groupe vient chaque vendredi matin tenir « L’armoire à vêtements », un espace où les bénéficiaires peuvent se doucher et laver leurs vêtements. Une fois par mois, depuis trois ans, un groupe de « L’Eau Calme » prépare et sert un brunch à environ cent personnes sans abri ou dans le besoin.
« Au cours de la décennie passée, nous avons appris que se mettre concrètement au service des autres est une pratique libératrice. »
Il y a un an, un groupe de pratiquants de l’Eau Calme a mis en place un groupe de Pleine Conscience se réunissant deux fois par mois dans une prison pour femmes du Maryland. Ils espèrent recevoir prochainement l’autorisation de créer un groupe similaire dans une prison pour hommes.
La Sangha de L’Eau Calme travaille aussi depuis plusieurs années avec les sanghas en Israël et Palestine, fournissant des fonds pour financer des retraites au Village des Pruniers et d’autres formes de soutien.
Au cours de la décennie passée, nous avons appris que se mettre concrètement au service des autres est une pratique libératrice. La formation mentale qui nous procure fréquemment le sentiment d’être déconnecté et insatisfait, c’est notre attachement à l’idée d’un soi séparé. Entrelacé dans la trame de nos pensées, nos paroles et nos actions, il y a cet attachement au soi, cette priorité donnée à « je, moi, le mien ». Être au service dissout nos liens d’attachement à l’idée d’un soi séparé.
Lorsque nous sommes aux côtés de personnes en souffrance ou dans le besoin, leur offrant ce que nous pouvons avec le désir sincère de comprendre et de servir, alors les attachements de l’ego profondément enfouis dans notre conscience en sont amoindris. Elles sont plus libres, nous sommes plus libres, le cosmos tout entier est un tout petit peu plus libre. Cette libération progressive survient lorsque nous offrons des vêtements et un sourire encourageant à une personne sans domicile, lorsque nous échangeons sur nos expériences de vie avec une personne en prison, partageons les fruits de notre pratique avec quelqu’un de moins expérimenté, ou écoutons avec compassion un ami traversant un moment difficile.
Les 14 Entraînements à la Pleine Conscience
Les 14 Entraînements à la Pleine Conscience pratiqués par la communauté de l’Inter-Être sont une version moderne des vœux des bodhisattvas que l’on retrouve dans la tradition bouddhiste Mahayana. Ils ont été créés par Thich Nhât Hanh en 1966. Aujourd’hui les 14 Entraînements à la pleine conscience donnent une vision sur le comment vivre ensemble en harmonie. Ils nous permettent de toucher la nature de l’inter-être (interdépendance) dans tout ce qui est, et de voir que notre bonheur est étroitement lié à celui des autres. L’inter-être n’est pas une théorie ; c’est une réalité que chacun d’entre nous peut expérimenter directement, à tout moment. Les 14 Entraînements à la Pleine Conscience aident à cultiver la concentration et la vision profonde qui libèrent de la peur et de l’illusion d’un soi séparé. Ces entraînements sont donc suivis et appliqués dans les neuf monastères et centres de pratique de la tradition du Village des Pruniers ; aujourd’hui, plus de 2 000 hommes et femmes laïques suivent ces entraînements en étant actifs dans leurs communautés locales.
1- Ouverture d’esprit 2- Non attachement aux vues 3- Liberté de pensée 4- Conscience de la souffrance 5- Vie saine et compatissante 6- Prendre soin de la colère 7- S’établir heureux dans le moment présent | 8- Communauté véritable et communication 9- Parole sincère et aimante 10- Protéger et nourrir la Sangha 11- Moyens d’existence justes 12- Respect de la vie 13- Générosité 14- Comportement juste |
Le texte intégral des 14 Entraînements peut être lu sur le site www.villagedespruniers.net/
L’Ordre de l’Inter-Être, Tiep Hien en vietnamien, est une communauté de monastiques et de pratiquants laïcs qui se sont engagés à vivre leur vie en accord avec les 14 Entraînements à la Pleine Conscience. Établi par le vénérable Thich Nhât Hanh à Saigon en 1966, l’Ordre de l’Inter-Être fut fondé selon la tradition zen Linji, bouddhisme méditatif, et met l’accent sur le non-attachement aux vues, l’expérimentation directe de la nature interdépendante de toute chose à travers la méditation, l’adaptation et les moyens appropriés.
C’est ainsi que ses disciples appellent Thich Nhât Hanh. Signifie « maître » en vietnamien, une appella- tion adressée à tous les moines.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°7 (Été 2018)
Mitchell Ratner est ordonné enseignant du Dharma en 2001 par Thich Nhât Hanh. Sa formation professionnelle et son travail en anthropologie appliquée l’ont amené à observer les organisations et les mouvements en termes de contexte et d’évolution.
Natasha Bruckner