Un fil rouge, la joie
Par sœur Luc Nghiêm
En avril 2018, quatre frères et sœurs du Village des Pruniers sont partis pendant trois semaines en Israël et Palestine. En 1997, Thich Nhât Hanh y est allé pour donner une retraite de Pleine Conscience et, depuis, la communauté entretient des relations de fraternité avec ces deux peuples. Israéliens et Palestiniens se sont même rencontrés en 2003 au Village des Pruniers lors d’une retraite organisée spécialement pour eux. Depuis cette époque, les monastiques de la communauté font de leur mieux pour s’y rendre une fois par an. Et quand cela s’avère impossible, les enseignants du Dharma laïcs du Village des Pruniers prennent le relais dans cette région du monde qui a besoin de notre aide….
Le voyage de 2018 a été rendu possible grâce au soutien financier des sanghas du Village des Pruniers un peu partout dans le monde. En effet, les tensions sont parfois tellement fortes entre les communautés israélienne et palestinienne que nous avons jugé préférable de solliciter des subventions internationales pour pouvoir nous déplacer et partager notre pratique sur cette « Terre sainte » sans être rattachés à aucune des deux communautés. Grâce à la générosité de nos donateurs nous avons réussi à atteindre notre objectif budgétaire, ce qui nous a permis par exemple de louer un petit appartement à Bethléem où nous sommes restés une semaine lors de notre séjour en Palestine. Et aussi de louer une voiture pour six personnes afin de nous déplacer facilement. La conduite est une activité de pleine conscience que j’apprécie beaucoup au Village des Pruniers. Mais cela a été une tout autre expérience de conduire en Palestine. Il m’a fallu très vite changer mes habitudes françaises pour me fondre dans un style plus Oriental ! Le klaxon, par exemple. Ce n’est pas quelque chose que je pratique beaucoup habituellement. Dans les premiers jours de notre séjour, il a fallu que je m’entraîne à klaxonner, même sans réelle raison, pour me sentir à l’aise… Cette pratique a amené beaucoup de joie et de rires dans la voiture !
« C’était comme si nous leur offrions un espace empli de légèreté hors du temps des conflits et de leur vie quotidienne… »
La joie, un des quatre éléments de l’amour véritable (Brahma Vihara)[1]
La joie a été notre élément de base, notre fil rouge. Il était clair pour nous dès le début que nous n’allions pas en Israël et en Palestine pour y apporter la Paix ni même des solutions aux conflits… Il y a déjà beaucoup de personnes qui dédient leur vie à cela. D’une manière générale, ce qui est important pour nous, lorsque nous nous déplaçons comme cela en petit groupe de frères et sœurs, c’est de transmettre et de donner aux personnes qui croisent notre chemin de la joie et de l’amour. Car la fraternité vient essentiellement de la capacité du groupe à vivre heureux dans le moment présent. C’est à travers cette manière d’être ensemble et aussi par nos interactions avec les gens dans la rue que nous avons peut-être le plus transmis. C’est quelque chose que nous entendons souvent dans le bouddhisme zen : le plus important n’est pas dans le faire mais dans la qualité de l’être… Que ce soit dans les rues de Naplouse ou de Hébron, les Palestiniens (tous âges confondus, mais surtout les enfants) étaient à la fois curieux de savoir qui nous étions (avec notre tenue vestimentaire nous ne passions pas inaperçus !) et tellement heureux de s’amuser avec nous et d’entamer simplement la conversation pour faire connaissance. Beaucoup d’enfants essayaient de pratiquer leur anglais et parfois même leur français ! Peu importe l’échange – souvent ce n’étaient que des bonjours très enthousiastes – il y avait toujours un énorme sourire qui illuminait à la fois leur visage et le nôtre. C’était comme si nous leur offrions un espace empli de légèreté hors du temps des conflits et de leur vie quotidienne…
Notre voyage s’est déroulé en trois temps. Nous avons passé la première semaine en Palestine. Un séjour principalement organisé par une amie pratiquante laïque qui avait rencontré en 2017 des groupes palestiniens déjà existants et ayant une affinité avec notre tradition.
D’habitude nous n’allions en Palestine que pour un week-end ou une journée ; la possibilité de découvrir un peu plus la Palestine de l’intérieur s’offrait à nous. Nous avons donc pu expérimenter les fameux checkpoints[2] qui sont le quotidien de milliers de Palestiniens. Comme il était clair pour les soldats que nous étions des « touristes » nous n’avions pas grand intérêt pour eux. Malgré l’absence de contrainte de leur part, le simple fait de nous approcher de ces endroits nous rendait nerveux, tout le monde était tendu dans la voiture... Une fois le barrage passé, nous pouvions à nouveau nous détendre. Pour aller de Bethléem à Naplouse, Hébron ou Battir il nous a fallu traverser à chaque fois au moins deux checkpoints à l’aller et deux au retour car notre GPS nous faisait toujours passer par Jérusalem, c’est-à-dire Israël. En effet les routes en Palestine ne sont pas encore tracées et enregistrées, ou en tout cas nous n’avions pas la bonne appli !
Les diverses rencontres en Palestine, y compris une retraite de deux jours à Bethléem, se sont déroulées pour la plupart avec des petits groupes. Ce qui nous changeait de nos habitudes au Village des Pruniers ! À Naplouse par exemple, nous avons passé un après-midi dans un parc avec quelques membres de la sangha locale ainsi qu’avec des femmes qui pratiquent le yoga et qui étaient intéressées par cette rencontre. Après avoir un peu expliqué ce qu’était la Pleine Conscience[3] autour d’une table de pique-nique, nous avons pratiqué la marche méditative dans le parc. Le public alentour nous regardait sans vraiment comprendre, mais je suis certaine qu’ils pouvaient sentir que nous étions en train de générer une énergie bienfaisante, et tout le monde nous souriait. Nous avons découvert une très grande curiosité et ouverture d’esprit chez les Palestiniens – peut-être parce qu’ils ne sont pas libres d’avoir accès à tout.
Grâce aux Smartphones et à Internet, ils peuvent quand même accéder à la méditation et au yoga. Beaucoup de celles et ceux qui sont venus à notre rencontre avaient déjà un peu de pratique dans l’un ou l’autre domaine, parfois les deux… Mais peu avaient entendu parler de la Pleine Conscience, excepté les personnes déjà en contact avec nos sanghas locales : celles de Naplouse et de Ramallah, animées par Neta, et celle de Bethléem où Eilda et Nimala, deux jeunes femmes dynamiques, ont cofondé un centre de yoga et sont très engagées pour apporter le bien-être autour d’elles grâce aux enseignements de Thay[4]. Issa, âgé d’environ 40 ans, est un pratiquant de longue date qui vit non loin de Naplouse et qui a participé à la retraite israélo-palestinienne au Village en 2004. Créer un centre palestinien de Pleine Conscience et de méditation lui apparaît maintenant comme une évidence, dans ce contexte où les différentes sanghas de Palestine ne font rien ensemble et poursuivent chacune leurs activités de leur côté sans vraiment se rencontrer... Le rêve émerge donc dans les consciences de plusieurs de se rassembler et d’avoir un lieu où pratiquer ensemble.
La nouveauté de ce voyage a aussi été de nous rendre dans le camp de réfugiés d’Aïda, dans la banlieue de Bethléem. Abdelfattah Abusrour est le directeur d’Al Rowwad, Centre pour la culture et l’art. Il nous a accueillis chaleureusement au sein d’une ONG de plus de trente salariés et nous a expliqué comment était né le centre : d’une volonté d’aider les enfants du camp à garder un sens à leur vie et à ne pas tomber dans le désespoir. Le matin, nous avons partagé une session entre femmes où nous avons pu pratiquer une relaxation totale dans la tradition du Village des Pruniers, puis une marche méditative, et pour finir un petit partage. L’après-midi, c’était au tour des enfants de 4 à 12 ans. Les frères et sœurs ont eu bien du mal à contrôler la situation tellement les enfants étaient excités et enjoués d’être avec nous... Mais nous avons réussi à les faire respirer !
« Pratiquer l’écoute profonde et juste être ensemble dans la respiration était, à cet instant, plus puissant que des mots. »
Nous avons passé en Israël les deux semaines suivantes.
La première était organisée par la sangha israélienne : une retraite de cinq jours dans le village « Oasis de Paix » (Neve Shalom-Wahat Al Salam en hébreu et en arabe) où les familles des deux communautés vivent ensemble. Un lieu où nous allons souvent pour des retraites et qui ressemble beaucoup au Village des Pruniers dans l’esprit et par l’énergie qui y règne.
La seconde semaine était organisée par la sangha des jeunes à Tel Aviv. L’occasion de rencontres très diverses. Par exemple, une matinée de session avec Breaking The Silence, une ONG constituée d’anciens soldats israéliens qui prônent la paix et essaient de dire ce qui se passe vraiment dans les territoires occupés à ceux qui veulent et peuvent l’entendre ; une rencontre avec un groupe de pratiquants, Engaged Dharma Israël, qui essaie d’organiser des rencontres entre Israéliens et Palestiniens tout en gardant vivante sa pratique du Dharma ; nous avons aussi passé une matinée dans un hôpital de Tel Aviv avec des psychologues et psychothérapeutes… Pour ne citer que quelques-unes des rencontres d’une semaine très riche !
Comme en Palestine, nous avons vécu de très belles choses côté israélien. Nous avons partagé une journée de Pleine Conscience près de Bet Oren dans un lieu dédié à la permaculture, la « Forêt féerique ». Les gens peuvent venir camper ou aider. Ce fut un moment de détente pure pour toutes les personnes présentes ce jour-là. Mais nous avons aussi pu toucher de vraies souffrances. Cette journée se déroulait au début des tensions dans le plateau du Golan (frontière avec la Syrie). Lors de notre session de partage, deux femmes de cette région ont pu exprimer au groupe leur peur quotidienne depuis ce regain des tensions. Concrètement, elles ne savaient pas si elles devaient rester chez elles ou non… La guerre était à leur porte... À ce moment tout le monde est revenu à sa respiration et nous sommes restés en silence… Nous n’avions pas besoin de dire quoi que ce soit. Pratiquer l’écoute profonde et juste être ensemble dans la respiration était, à cet instant, plus puissant que des mots.
La souffrance et la cessation de la souffrance
Que ce soit en Palestine ou en Israël, nous avons évidemment été à plusieurs reprises en contact direct avec la peur et la souffrance, en nous et autour de nous. Mais un moment en particulier reste gravé dans ma mémoire. C’était lors de notre dernière soirée en Palestine, nous étions avec Eilda et Nimala dans la cour intérieure de notre immeuble en train de parler de la semaine qui venait de s’écouler et de nos projets pour le futur. Il y avait une bonne ambiance autour de la table lorsque tout à coup nous avons entendu des va-et-vient d’hélicoptères au-dessus de nos têtes. Dans mon esprit, c’était la guerre ! Tout le monde s’est tu et est revenu à sa respiration en se regardant dans les yeux avec un mélange de crainte et de confiance. Après ce qui m’a semblé être une éternité, Eilda a essayé de nous rassurer : « Ne vous inquiétez pas. Ce n’est rien, ça arrive tout le temps. » Ce n’était pas la guerre, juste le quotidien en Palestine. Cette peur est aussi profondément ancrée chez les Israéliens, qui à plusieurs reprises nous ont avoué avoir peur de se rendre en Palestine. D’ailleurs, à la frontière, des panneaux les avertissent que les territoires sous autorité palestinienne leur sont interdits et qu’ils sont dangereux pour leur vie. Depuis l’enfance, leurs esprits sont conditionnés par cette peur.
C’est là que la Pleine Conscience et la compréhension de la psychologie bouddhiste peuvent aider à changer de point de vue et à se libérer des peurs ancestrales. Et quoi de mieux que de le faire en Sangha ! Lorsque nous sommes allés visiter la vieille ville de Hébron, nous étions accompagnés de deux membres de la sangha de Tel Aviv. Hébron est en Palestine, et il est donc très difficile psychologiquement pour les Israéliens de passer de l’« autre côté » où, soi-disant, leurs vies sont en péril… C’était donc la première fois qu’Osnat, jeune pratiquante israélienne, foulait le sol palestinien et pouvait voir de l’intérieur les dégâts causés par l’occupation armée israélienne. Sans notre présence, elle n’aurait sans doute pas franchi ce pas mais, parce que nous étions en Sangha, elle s’est sentie en sécurité, prête à accueillir les émotions qui, sur le terrain, n’ont pas manqué de surgir en elle.
Des émotions fortes, nous en avons connu aussi avec le groupe Breaking the Silence que nous avons rencontré à Tel Aviv. C’était le 15 mai dernier, au lendemain des tueries à Gaza. Cela a été une vraie rencontre parce que nous étions dans le vif du sujet : comment prendre soin des autres et prendre soin de nous-mêmes ? Même si dans le groupe certains n’étaient qu’à moitié présents (les téléphones sonnaient pour des interviews à propos de ce qui s’était passé la veille), d’autres ont montré la volonté d’apprendre et étaient tout à fait ouverts aux expériences de Pleine Conscience que nous leur avons proposées. Ce qui les a vraiment aidés ce jour-là a été la marche méditative lente (comme celle que nous faisons après la méditation assise dans nos monastères). Un pas, une inspiration ; un autre pas, une expiration. Relâcher les tensions et détendre tout le corps à chaque pas ; sentir le pied en contact avec le sol et s’abandonner à la terre mère, s’autoriser à amener de la paix à chaque pas … En les voyant marcher on pouvait tout de suite sentir que le groupe était « dedans ». Certains ont partagé avec nous de très belles réalisations grâce à leur marche méditative.
Autre expérience inoubliable : la méditation du snack (une version courte du repas en pleine conscience… avec au menu abricots secs et dattes, des produits locaux délicieux !) À la fin de cette méditation, lors du partage, l’un d’entre eux nous a dit qu’il avait pu (re)trouver toute la valeur et la beauté de l’abricot et qu’était monté en lui le respect et la révérence qu’il devait à ce fruit. C’était une méditation très belle, très simple et très puissante pour tout le monde. En revanche, la méditation assise guidée que nous avons faite au début de notre séance nous a montré que lorsque l’esprit part dans tous les sens et que nous n’avons pas encore acquis la capacité de le calmer, mieux vaut ne pas s’asseoir en position du lotus ! « Une perte de temps », « ennuyeux » pour certains, et pour un autre, « dans son esprit, il était encore face aux soldats de la veille ». C’était dur pour eux de ne pas penser à ces évènements … La prochaine fois nous opterons pour une relaxation totale !
Ce voyage nous a beaucoup appris et, pour ma part, il m’est difficile de laisser cette expérience « derrière moi ». Mon cœur et mon esprit sont encore un peu là-bas. Toutes les personnes que nous avons rencontrées lors de nos déplacements ont montré une telle ouverture de cœur et d’esprit. Et nous avons la joie de recevoir quatre jeunes venant de Jérusalem et de Palestine (Inch’Allah!) à notre retraite Wake Up / Jeunes adultes au Village des Pruniers, ce mois d’août !
La souffrance est tellement palpable, insupportable, qu’il est très difficile de rester « neutre » lorsque l’on va dans cette région du monde. À moins d’avoir la vision profonde. Une vision qui nous permet d’aller au-delà de la vue dualiste et de voir plus loin les racines, les causes et les conditions de la situation tout en gardant en conscience que l’amour seul peut vaincre le feu des afflictions.
Pour aller plus loin. Sur Facebook :
Sangha Wake Up Tel Aviv
Engaged Dharma Israel
[1] Les 4 Brahma Vihara ou les 4 éléments de l’amour véritable : l’amitié (maitri), la compassion (karuna), la joie (mudita) et l’équanimité (upeksha).
[2] Terme d’usage qui, en anglais, signifie littéralement « point de contrôle ». Ici, il s’agit d’un lieu de franchissement contrôlé d’une frontière.
[3] Il s’agit ici d’une des pratiques de sati (pali) ou smriti (sanskrit) à l’origine des enseignements du Bouddha et pratiquée au Village des Pruniers.
[4] Signifie « maître » en vietnamien, une appellation adressée à tous les moines.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°7 (Été 2018)