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Se défaire des préjugés

Par Matthieu Ricard



©Tim Mossholder : Détail d’une fresque de rue (Oregon, États-Unis)

Le lien social est un besoin aussi fondamental que vital pour les humains, comme le démontrent de nombreuses études, pour ses apports bénéfiques tant sur la santé mentale que physique. Paradoxalement, à l’ère des réseaux sociaux (qui deviennent parfois « anti-sociaux ») et d’une facilité de communication jamais connue jusqu’alors, le nombre de personnes isolées ne cesse d’augmenter, ce qui entraîne une plus grande méfiance et une aliénation accrue. La crise sanitaire et les changements sociétaux liés à l’individualisme ont généré en effet une diminution de la confiance et une augmentation des fractures et préjugés à l’égard de celles et ceux qui ne partagent pas nos opinions, croyances et habitudes.

Enfermés dans nos bulles informationnelles, nous vivons dans un monde façonné de toutes pièces par nos croyances, nos représentations, nos habitudes… nous perpétuons des schémas discriminatoires et de hiérarchie de pouvoir fondés sur l’appartenance à un groupe lié à la race, à la religion, au genre, ou à la richesse et qui ignore voire opprime les « différents », ceux qui en sont exclus et qui appartiennent à un autre groupe.

L’usage de l’Internet crée également une illusion de la connaissance. On pense pouvoir tout savoir, tout de suite, sur n’importe quoi. Comme si quelques heures passées à surfer sur Internet, guidé par des algorithmes qui démultiplient vos biais cognitifs et magnifient vos préjugés, pouvaient remplacer 10-15 ans d’études dans une discipline particulière. De nos jours, nombre de gens n’aiment pas beaucoup la maîtrise et l’effort. Pourtant, l’acquisition des connaissances demande de longs et rigoureux efforts qui permettent de confirmer les hypothèses conformes à la réalité et d’infirmer celles qui ne résistent pas à la confrontation avec les faits vérifiables ou avec l’analyse logique.

Selon Aaron Beck, l’éminent psychologue et thérapeute qui est le père des thérapies cognitives, récemment décédé à l’âge de 100 ans, les « pensées automatiques, » les hypothèses et préjugés profondément ancrés qui influencent nos états mentaux proviennent de distorsions mentales qui peuvent être remises en question et transformées. Le Dalaï-Lama citait souvent ses rencontres avec Aaron Beck, notamment son affirmation que lorsque quelqu’un est très en colère les trois quarts (sinon plus !) de ses perceptions de l’autre sont distordues par ses projections mentales. C’est ce qu’un autre grand spécialiste des émotions, Paul Ekman, appelle la « période réfractaire » durant laquelle nous sommes incapables de percevoir la moindre qualité positive chez la personne envers qui nous sommes en colère.

Une grande partie des problèmes qui nous perturbent sont ainsi des constructions mentales que nous superposons à la réalité et que nous pourrions déconstruire, afin de nous libérer de l’esclavage de nos propres pensées et de nos préjugés. Ainsi parvient-on à la liberté intérieure.

Dans un article qu’il publia à la suite des discussions que j’eus avec lui, Beck souligne : « La réduction de l’absorption du soi et de l’égocentrisme intransigeant et de la propension des individus à accorder la plus haute priorité — parfois la priorité exclusive — à leurs propres objectifs et désirs au détriment des autres (ainsi que d’eux-mêmes) […] Leur attention est fixée sur leurs propres expériences internes, ils relient les événements non pertinents à eux-mêmes et se préoccupent exclusivement de satisfaire leurs propres besoins et désirs. Cependant, les individus normaux présentent souvent le même type d’égocentrisme, mais dans une moindre mesure et de manière plus subtile. Le bouddhisme et la thérapie cognitive tentent tous deux d’atténuer ces caractéristiques[1]. »


©Tim Mossholder : Détail d’une fresque de rue (Oregon, États-Unis)

Le psychologue et neuroscientifique anglais Andreas Kappes[2] a lui mis en évidence, au niveau du cerveau, une incapacité à utiliser les informations qui ne confirment pas les croyances existantes, ce qui empêche les sujets de modifier la certitude qu’ils ont quant à leurs jugements et préjugés, même si on leur présente des informations qui démentent clairement leurs croyances. En revanche, le cerveau enregistre et utilise les informations qui confirment ces croyances. La tendance à ne prêter attention qu’à ce qui confirme nos opinions rend ainsi l’acquisition de connaissances valides d’autant plus difficile. C’est ce que l’on appelle en psychologie le « biais de confirmation ».

Les humains ont donc tendance à écarter les informations qui sapent leurs choix et jugements passés. Ce biais a un impact significatif dans des domaines allant de la politique à la science et à l’éducation. Alors que de nos jours les fausses informations foisonnent au point d’éclipser les moyens de connaissance valides.

Une croyance consiste à croire ce pour quoi on n’a pas de preuve. Elle peut être justifiée ou ne pas l’être. Une croyance aveugle consiste à croire ce pour quoi il existe des preuves du contraire. Une connaissance valide consiste à adopter les hypothèses qui sont les plus conformes à l’ensemble des connaissances fiables acquises à ce jour.

Adhérer à une croyance est beaucoup plus facile que d’arriver à une conclusion résultant d’une investigation impartiale des faits. La croyance et ses dérivés — préjugés, jugements à l’emporte-pièce, biais cognitifs, adhésion aux opinions du groupe auquel on appartient, des leaders que l’on suit, aux rumeurs, à un dogme, etc. — nécessitent peu d’effort. C’est donc un moyen aisé de se convaincre que l’on sait quelque chose et d’en être d’autant plus satisfait que l’on se pose ensuite en position de supériorité condescendante à l’égard de ceux qui s’efforcent laborieusement de distinguer le faux du vrai et d’arriver à des conclusions valides.

Les croyances aveugles et les préjugés sont d’autant plus difficiles à dissiper que nombre d’études en psychologie ont montré que la confrontation avec les preuves de l’inexactitude de ces croyances, loin de les dissiper, ne fait que les renforcer. Leon Festinger est le premier chercheur en sciences sociales à s’être intéressé aux prédictions millénaristes fondées sur l’intervention d’extraterrestres aux États-Unis. Son livre de vulgarisation, L’Échec d’une prophétie [3], est issu de recherches au cours desquelles des membres de son équipe de recherche ont infiltré un groupe de personnes qui prédisaient la fin du monde à une date précise. Festinger a mis en évidence l’arsenal de défenses multiples et ingénieuses que les gens utilisent pour protéger leurs convictions et s’arranger pour les maintenir intactes à travers les démentis les plus dévastateurs. Selon Festinger, « non seulement l’individu ne sera pas ébranlé par l’échec des prédictions, mais il en sortira plus convaincu que jamais de la "vérité" de sa foi. Peut-être ira-t-il jusqu’à montrer une ardeur nouvelle et à convertir des profanes ». Dans le cas étudié, les adeptes ont attribué à leur foi et à leur connivence avec les extraterrestres le fait d’avoir ainsi évité de justesse à l’humanité une apocalypse.

En tant qu’humains, nous avons tous des préjugés, mais aussi les capacités de nous en libérer par l’entraînement de notre esprit. Il ne s’agit pas d’en faire table rase, mais d’en comprendre les logiques, d’en avoir conscience et d’être en mesure de discerner entre ce que nous savons réellement et ce que nous croyons savoir. En pratique, il s’agit de plonger au cœur de notre être, loin des agitations et angoisses habituelles, pour recouvrer cet équilibre pur, libre et serein : entre le moment où les pensées passées ont cessé et avant que les prochaines pensées ne surgissent, cette fraîcheur du moment présent, inaltéré par les mises en scène de nos biais, préjugés et fabrications intellectuelles.

Bref, pensons à la capacité d’émerveillement d’un enfant qui n’est pas sous l’influence de partis pris et de préjugés et n’impose pas ses projections mentales à la réalité. Osons voir le diagnostic en face : reconnaissons l’implication de nos affects, biais cognitifs et autres complexes qui conditionnent notre manière d’être au monde, d’agir et de réagir. Dès lors, en revenant aux perceptions immédiates, à ce qui se passe ici et maintenant, nous pouvons d’une part dépasser nos préjugés, mais aussi nous mettre à la place de l’autre, pris par ses propres projections mentales.

Il est fondamental de réduire les préjugés entre groupes, mais aussi envers les animaux victimes du spécisme, c’est-à-dire du refus du respect de la vie, de la dignité et de leurs besoins. Selon les termes de Peter Singer, le spécisme est « un préjugé́ ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et [qui va] à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces ».

De même à l’échelle des sociétés l’évolution et les changements d’attitudes se sont produits bien qu’ils parussent à première vue improbables ou irréalistes, comme l’abolition de l’esclavage à la fin du xviie siècle. Comment ce qui était considéré auparavant comme allant de soi devient-il inacceptable ? Au début, quelques individus prennent conscience qu’une situation particulière est moralement indéfendable. Ils acquièrent la conviction que le statu quo ne peut être maintenu sans sacrifier les valeurs éthiques qu’ils respectent. De prime abord isolés et ignorés, ces pionniers finissent par unir leurs efforts pour devenir des activistes qui révolutionnent les idées et bousculent les habitudes. Ils sont alors le plus souvent ridiculisés ou vilipendés. Peu à peu, cependant, d’autres personnes, initialement réticentes, se rendent compte qu’ils ont raison et sympathisent avec la cause qu’ils défendent. Lorsque le nombre de ces défenseurs atteint une masse critique, l’opinion publique bascule dans leur camp. Gandhi résumait ainsi cette évolution : « D’abord, ils vous ignorent, puis ils rient de vous, puis ils vous combattent, puis vous gagnez. »

On comprend, à la lecture de ce qui précède, que les choix éthiques sont bien souvent complexes et parfois déchirants, en raison de la lutte dans notre esprit, mais que nous sommes en mesure d’y parvenir collectivement en cultivant une éthique de la vertu, de la bienveillance envers tous les êtres et en veillant à ce que nos décisions ne soient biaisées ni par notre détresse empathique ni par nos préjugés.



[1] J’ai eu l’occasion de rencontrer deux fois Aaron Beck à Philadelphie et à la suite de nos discussions, il publia un article soulignant les rapprochements entre l’approche des thérapies cognitives et celle du bouddhisme : Beck, A. T. (2005). Buddhism and cognitive therapy. Cogn. Ther. Today, 10, 1–4 [2] Kappes, A., Harvey, A. H., Lohrenz, T., Montague, P. R., & Sharot, T. (2020). Confirmation bias in the utilization of others’ opinion strength. Nature Neuroscience, 23(1), 130–137. [3] Festinger, L., L’Échec d’une prophétie. Presses Universitaires de France - PUF


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°21 (Printemps 2022)

 

©Raphaele Demandre

Après l’obtention d’un doctorat en génétique, Matthieu Ricard devient moine bouddhiste de la tradition tibétaine. Il est l’interprète et le traducteur de nombreux maîtres tibétains dont Sa Sainteté le Dalaï-Lama. Essayiste et photographe, il a publié plus de 35 livres dont une dizaine de photographies.

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