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S'éveiller dans un engagement de tout coeur

Propos recueillis par Philippe Judenne




La pratique bouddhiste est-elle compatible avec l’activisme social, que ce soit dans le sens philosophique — on privilégie l’action concrète comme moyen de dévoiler la vérité des situations – ou bien dans une forme plus politique de militantisme ?

Jean-Pierre Taiun Faure : Dans ma jeunesse j’ai eu un engagement politique d’extrême gauche. Lors d’une manifestation aux abords de l’université de Grenoble, un de mes amis a reçu une grenade.... J’ai touché de près la violence, voire la guerre civile, et ce jour-là j’ai reculé. J’ai pris conscience que la violence n’était pas la bonne méthode. Plus jeune encore, j’avais voulu être prêtre... et après cet épisode de violence, je suis revenu à une recherche spirituelle. J’ai trouvé finalement dans le bouddhisme la compassion et la sagesse, les deux jambes avec lesquelles on marche sur la Voie. Aujourd’hui je suis moine zen et ma vie est consacrée à enseigner le Dharma.

Lutter pour les pauvres contre les riches, pour le Sud contre le Nord, pour défendre des castes, des clans, des partis politiques, des sensibilités... cela ne touche pas à l’universel. L’enseignement du Bouddha sauve nos amis et il sauve également nos ennemis. Il ne prend pas parti pour les uns contre les autres. « Il sauve les bons… à plus forte raison, les mauvais », disait Shinran[1].

La chose la plus importante, c’est l’esprit avec lequel on fait les choses. Si on fait une révolution animée par la haine, c’est la haine qui continue... et donc cela aura des conséquences terribles : le malaise social, la violence, les guerres et ainsi de suite.

La loi du karma est inéluctable, aussi ne doit-on pas l’ignorer, quelles que soient les circonstances. Par quel esprit sommes-nous motivés ? Si on se sert de l’énergie perverse de l’ignorance[2] – « Je ne veux pas le savoir, ça ne m’intéresse pas, je ne veux voir que le court terme… » –, qu’on y rajoute l’énergie perverse de la violence, voire une avidité pour le pouvoir, il est sûr qu’on est mal parti. « La fin justifie les moyens » n’est pas une vision bouddhiste. Notre façon d’agir est inséparable du but recherché. Si chaque instant est juste, la Voie est réalisée.

 

Notre façon d’agir est inséparable du but recherché. Si chaque instant est juste, la Voie est réalisée.

Nos pensées, nos paroles et nos actes sont le reflet de notre esprit profond. Le propos du bouddhisme, c’est de purifier notre esprit, accéder à notre cœur pur. Aussi, l’engagement véritable, celui qui impacte la marche du monde, c’est faire les choses de tout son cœur, que ce soit faire du pain, poser un câble électrique, construire un pont… toutes les activités de notre société – même si certaines ne sont pas fondamentalement nécessaires, elles sont les réalités de nos vies.

Le Bouddha demandait même de choisir les moyens d’existence justes qui soient compatibles avec la vie, au service de la vie. L’engagement d’un bouddhiste est de renoncer à faire le mal et s’engager à faire le bien au service de toutes les formes d’existences : l’eau, l’air, les plantes, les animaux, etc. Dans cet esprit, les choses sont faites de tout cœur : un cœur ouvert, libre et sans souillure[3].

Enfin, cet engagement authentique pour le monde revient à faire les choses sans idée de profit personnel.

Voilà l’action juste que l’on peut faire dans notre boulot de prof, de boulanger, d’électricien, de fermier, d’infirmier – de tout ! Voilà pour moi le véritable engagement ! Une action est radicale non pas quand elle est violente, brutale ou qu’elle ne considère qu’un aspect des choses ou qu’une partie de l’humanité. Une attitude est radicale quand elle va à la racine et quand elle est dans la nuance la plus totale : quand tu tiens compte absolument de tout.

Il n’y a pas un engagement total s’il y a une arrière-pensée, une idéologie, une violence, une haine, une avidité, une recherche du pouvoir. Ne nous cachons pas derrière : « Je veux faire le bien » en espérant des rétributions à court terme, en agissant pour notre ego, pour être apprécié, pour avoir bonne conscience, pour être en paix avec soi-même... Tout ceci ce n’est pas un engagement juste. D’où la nécessité de nettoyer son esprit. Le meilleur engagement dans le monde, c’est que chacun, à la place où il est, fasse les choses de tout son cœur, comme elles doivent être faites, pour le bénéfice de toutes les existences, sans penser à en tirer des profits égoïstes.

 

Que penses-tu de l’engagement politique ?

Je ne crois plus au grand soir, à une révolution qui nous amènerait dans un monde libre, égalitaire et fraternel. Le bon Marx avait oublié que les êtres humains ont enfoui en eux les graines des trois poisons de l’ignorance, de l’avidité et de l’aversion. Jean-Jacques Rousseau, quant à lui, pensait que l’homme est naturellement bon... Oui, c’est vrai ! Mais il est bon à condition d’aller dans les profondeurs de l’être, au-delà des trois poisons.

Au cours de son histoire l’humanité a développé des couches et des couches d’avidité, et d’aversion. Nous reconnaissons cela avec force et regret lorsque nous entrons dans la voie du Bouddha : nous reconnaissons « toutes les mauvaises actions que nous avons commises depuis des temps sans commencement ». Nous sommes sans cesse assaillis par des pulsions d’avidité, d’ignorance et d’aversion, que l’on voit ou que l’on ne voit pas — c’est ça le vrai problème.

L’état d’éveil, ce n’est pas être éveillé une fois pour toutes, c’est avant tout une pratique de la vigilance : maintenir son esprit ouvert et voir la colère ou l’avidité ou le mensonge se lever... et bien sûr faire le choix de les suivre ou de ne pas les suivre. La mystification de beaucoup de philosophes, ou même de religieux, c’est d’attendre l’avènement d’un monde meilleur, de croire à un monde où tout serait juste, où il n’y aurait plus matière à la jalousie, aux conflits, où tout serait résolu. C’est une grande mystification. Cela n’arrivera jamais !

Tout au plus peut-on œuvrer, dans le monde tel qu’il est, à trouver la paix en soi, à maintenir l’esprit du nirvana au milieu du samsara. C’est le grand geste politique que nous avons à transmettre à nos enfants, à nos voisins, nos amis, nos ennemis. La chose la plus importante, mais la plus difficile, c’est de réaliser la paix de l’esprit au milieu des difficultés, des enjeux de pouvoir, des changements climatiques, des épidémies, des flux migratoires, au milieu de tout ce qui nous attend.

Dans le Sutra de la grande sagesse, on définit la perfection de sagesse comme celle qui comprend que tout est vide, que rien n’est saisissable. Dans cette pratique, le véritable esprit ne s’accroche à rien, ne se fixe sur rien, il se maintient libre et ouvert, en harmonie avec toute chose. Cette pratique n’a de sens que si elle est soucieuse de ce que vivent nos semblables, soucieuse de la souffrance qu’ils éprouvent et donc animée par le vœu d’aider toutes les existences à se libérer. La sagesse et la compassion sont les choses fondamentales qui se pratiquent pas à pas. C’est vouloir le bien des autres, vouloir pour eux un bonheur juste, un vrai bonheur inconditionnel. Je ne vois pas mieux que cela, c’est inégalable.

 

« Il est urgent que les penseurs, les hommes politiques, les décideurs, qui fourmillent d’idées et ont un grand pouvoir, intègrent la dimension de sagesse et de compassion. »

L’éthique est-elle un engagement nécessaire pour les décideurs dans nos sociétés démocratiques ?

Oui. Il est urgent que les penseurs, les hommes politiques, les décideurs, qui fourmillent d’idées et ont un grand pouvoir, intègrent la dimension de sagesse et de compassion.

Nos semblables – je ne parle pas seulement des bouddhistes – sont capables d’avoir une conscience fluide, souple, capables de se libérer des soucis de la renommée et du profit. Ils peuvent ressentir la souffrance et l’insatisfaction des uns et des autres – non pas comme un mot d’ordre intellectuel, mais dans leur chair et dans leur esprit. C’est avec ce cœur aimant qu’ils participent au bonheur des autres sans les blesser.

Parmi eux, certains ont fait de hautes études, ils ont inventé de grandes choses comme Apple, Amazon, Facebook, etc. Il serait souhaitable qu’ils fassent entrer la dimension de sagesse et de compassion dans leur vie. D’autant qu’ils sont confrontés à des luttes de pouvoir, à des conflits sociaux, aux exigences des actionnaires… Ils pourraient perdre leur âme devant la complexité des choix qu’ils ont à faire. Il est souhaitable qu’ils prennent du recul, sortent du monde de la compétition, du struggle for life… qu’ils laissent passer leurs problèmes, qu’ils laissent advenir et disparaître toute chose et ainsi, doucement, reviennent à l’équanimité, à la paix de l’esprit. Qu’ils se posent alors la question : qu’est-ce que je fais de ma vie ? Qu’ils comprennent que la plus grande richesse réside dans les liens avec les êtres humains, dans l’amour qu’on porte aux autres et l’amour qu’ils nous donnent.


Aujourd’hui l’ego est devenu fort. Ceux qui ont de grandes responsabilités ont un mental fort, car ils l’utilisent sans cesse pour gérer des situations complexes et exercer leur pouvoir, bien plus que dans les sociétés premières. Par ailleurs, dans nos sociétés sophistiquées, le mental s’accommode aisément de l’avidité et de l’aversion – il suffit de travailler sur les apparences extérieures, d’être dans la bien-pensance... L’ego des êtres humains n’a cessé d’augmenter depuis la préhistoire et il continuera à le faire. Et c’est normal ! Il y a quelques millions d’années, un grand singe prend conscience qu’il existe, c’est l’apparition de la réflexivité. Depuis, l’être humain est capable de se voir lui-même, de dire : ça, c’est moi, ça c’est l’autre. L’ego, lié au mental, doit être vu comme constitutif de l’être humain, il ne doit pas être vu comme le péché originel. Mais son pouvoir de bienfaisance ou de malfaisance, de domination, de supériorité, de possession, de dissimulation, c’est toute l’histoire de l’humanité !


En fait, il ne s’agit pas de tuer l’ego. Contrôler puissamment l’ego, c’est l’harmoniser avec l’absolu. C’est la juste pratique. Nous devons avoir au cœur de notre vie la dimension de l’au-delà, du sans-limite, de l’unité, de la compassion, toutes choses de l’ordre de l’absolu. Plus notre pouvoir est grand, plus nous devons veiller à le mettre en accord avec les lois de l’univers, à le mettre au service de l’amour et de la compassion. Il n’y a pas là de notion de sacrifice, mais il s’agit de vivre la réalité de l’impermanence et de l’interdépendance, vivre le partage : c’est la sagesse. C’est dire plus que jamais aux grands patrons et aux dirigeants : éveillez-vous !

Tout le monde a son mot à dire sur la façon dont nous construisons notre avenir. Les consciences doivent s’éveiller, voir les choses dans leur totalité, dans leur finesse, voir comment elles s’emboîtent par la loi des causalités. Il est difficile d’imaginer une démocratie avec une conscience préhistorique pour qui le coup de gourdin suffit à repousser tout ce qui gêne. On ne peut pas imaginer une démocratie sans qu’il y ait à la racine un éveil des consciences. Les gouvernements ont à légiférer en toute conscience pour permettre aux egos des uns et des autres de vivre en bonne intelligence.



Les religieux ont à dire : n’oubliez pas qu’il y a le monde relatif dualiste, le monde du mental, des idées... mais qu’il y a aussi le monde de l’unité, le monde qui existe avant que les distinctions n’apparaissent... Ces deux mondes coexistent, aussi devons-nous amener la dimension d’absolu dans notre vie. C’est assis immobile, l’esprit ouvert, que l’on ressent la souffrance des autres... Donc oui à des gouvernants, à la gestion des egos par des lois, mais oui aussi à des moines qui font connaître la pratique spirituelle, celle qui montre les deux niveaux de fonctionnement de l’esprit : le relatif et l’absolu. Les moines bouddhistes ont la vocation d’enseigner le retour à la condition normale de l’esprit.

Bouddha enseigne de penser à partir de la non-pensée, à partir dire de l’unité avec toute chose. La pensée juste et neuve provient de la non-pensée et retourne à la non-pensée, l’Absolu. C’est la condition normale de l’esprit. On ne peut pas rester seulement dans le niveau relatif, c’est-à-dire penser à partir de la pensée, car on s’éloigne alors inéluctablement de la réalité vivante, charnelle, émotionnelle de l’être humain. Il est important de revenir à la non-pensée, à partir de laquelle je peux ressentir l’esprit de l’autre.

Nous sommes dotés d’une capacité réflexive et nous devons la gérer. Nous étions des animaux sapiens, nous sommes devenus des animaux économiques. Aujourd’hui, ayant découvert la puissance de l’ego, il est important de devenir des animaux religieux, d’avoir une pratique spirituelle.

N’oublions jamais que nous sommes Bouddha. Maintenir notre dimension de Bouddha fluidifie nos stratégies centrées sur l’ego, nous libère de nos enfermements toxiques, nous ouvre à l’Autre... Le Bouddha est présenté comme le grand médecin de l’Esprit. Nous transmettons sa médecine. C’est pourquoi dans une société matérialiste les religieux ont leur place. L’engagement dans nos moindres activités, là où nous sommes, avec un esprit éveillé, libre de tout, est plus pertinent que jamais, légitime et profond.

 


L’engagement est avant tout une prière du cœur

L’état du monde dépend de l’état d’esprit de chacun, c’est une somme d’états individuels. Chacun doit changer son esprit s’il veut changer le monde. C’est là une vision politique réaliste.

Dans ce désir de changer le monde, il y a quelque chose qui est de l’ordre de la prière. Quand nous prions, nous faisons le vœu d’aider toutes les existences avec l’aide de Bouddha. Soi-même, seul avec la force de son ego, on ne peut pas grand-chose.

Quand on parle de l’Univers, on parle de l’unité de toutes les existences reliées les unes aux autres. Il est important de réaliser que l’univers fonctionne dans la résonance, même si c’est difficile à concevoir. Tout est manifestation de l’esprit, l’esprit des uns résonne avec ou dans celui des autres. Quelqu’un fait un acte héroïque et quelque chose ébranle ton cœur. Tu es sensible à ce geste généreux, sensible à l’esprit de l’autre. C’est pareil pour le bébé qui ressent l’amour de sa mère penchée au-dessus du berceau. Quand l’enfant regarde sa mère, il ressent son amour.

Il en est de même pour notre engagement bouddhiste : quand nous nous asseyons en zazen[4], c’est une prière muette. Assis en zazen dans le silence, animés par le vœu d’aider les autres, il y a quelque chose qui résonne dans le monde. Si cet engagement est à un niveau subtil, il n’en est pas moins réel. Aujourd’hui, j’en suis persuadé.

Qui que tu sois, si tu es habité par la pensée d’amour et de compassion pour les autres, tu es totalement engagé dans l’évolution de l’humanité, dans la marche de l’univers.


[1] Shinran : fondateur de l’« école véritable de la Terre pure » du bouddhisme japonais.

[2] L’ignorance, au sens bouddhique, c’est ignorer les lois universelles enseignées par Bouddha.

[3] Souillure : traduction du sanskrit klesha (voir p. 37).

[4] Zazen : méditation sans objet où l’on fait l’expérience de l’existence pure sans commentaire.


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°18 ( Eté 2021 )

 




Le maître zen Taiun Jean-Pierre Faure transmet le bouddhisme de la tradition zen Sôtô. Il a fondé en 2002 le monastère de Kanshoji, dont il est aujourd’hui l’abbé.

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