Rencontre avec Richard Granado
Par Sarah Leclerc, journaliste spécialisée dans les philosophies orientales. Elle pratique la méditation bouddhiste depuis une quinzaine d’années.
Représenter ce qui n’a pas de forme, l’éveil, la quiétude, la compassion, c’est l’essence de l’art sacré bouddhiste qui traduit à travers les statues les qualités du Bouddha. Un art que maîtrise Richard Granado, artiste sculpteur, porteur d’une tradition transmise de maître à disciple depuis l’Himalaya.
Richard Granado travaille l’argile au rythme de sa respiration. Une maîtrise qui s’apparente à la méditation et qui prend racine dans la pratique des enseignements bouddhistes. Et si la tâche demande une telle concentration, c’est qu’elle répond à une approche rigoureuse et très précise. L’art sacré bouddhiste, tel que transmis à Richard Granado par ses maîtres du Bhoutan et du Népal, s’appuie sur des canons esthétiques codifiés dans des sutras. Une technique traditionnelle née au viiie siècle qui continue de vivre à travers ses mains. L’artiste se dévoue aujourd’hui à cet art, qu’il transmet dans des stages mais aussi à travers les statues qui quittent son atelier pour ornementer les centres bouddhistes d’Europe ou bien les autels des particuliers.
Richard Granado, vous êtes sculpteur, spécialisé dans l’art sacré bouddhiste. Quel est votre parcours ? Comment en arrive-t-on à la maîtrise de cet art ?
J’ai rencontré mes deux premiers maîtres sculpteurs Djowo et Gyaltsen en 1985 au centre bouddhiste Karma-Ling où j’ai vécu cinq années. Ils venaient y réaliser plusieurs sculptures. J’ai démarré mon apprentissage à ce moment-là, par la fabrication d’une petite statue de Milarepa. J’ai, par ailleurs, pu aider à l’élaboration d’un Bouddha d’1 mètre, en argile crue (technique traditionnelle). L’aventure s’est poursuivie dans différents centres en France, avec l’opportunité d’aider à la réalisation de diverses statues, en tant qu’apprenti. Lorsque mes maîtres sculpteurs sont repartis au Bhoutan, j’ai participé à la décoration du stupa de Karma-Ling durant deux années (piliers, frises, biches, roues du Dharma, patra et autres symboles). Puis, en 1988, par l’intermédiaire de Matthieu Ricard, j’ai pu me rendre au monastère de Shechen, au Népal, où travaillaient de nombreux artistes. J’y ai rencontré mon troisième maître, Onton, de qui j’ai reçu la transmission liée à cet art, ainsi que des instructions spécifiques.
Mon apprentissage s’est poursuivi avec les élèves, passés maîtres à leur tour, en Belgique puis dans le sud de la France. J’ai reçu des encouragements à continuer cette activité de la part de nombreux maîtres tels que Sa Sainteté Dilgo Kyentsé Rinpoché, Kalou Rinpoché, Sa Sainteté Gyalwang Drukpa, le peintre de thangkas Gega Lama, etc. Six années se sont ainsi écoulées dans une immersion totale. J’ai pu acquérir de solides bases afin de continuer sur cette voie de la sculpture sacrée. Ce n’est qu’en 2011, lors d’un voyage au Bhoutan pour un projet de création d’école d’art en France (qui malheureusement n’a pas vu le jour), que j’ai pu retrouver de façon inopinée mes premiers maîtres sculpteurs alors âgés de 80 ans. L’émotion était forte car vingt-quatre ans s’étaient écoulés depuis notre dernière rencontre. Je pouvais sentir leur joie à la vue de mon travail car leurs enseignements n’avaient pas été vains, la continuité de la tradition était assurée. Je quittai le Bhoutan le cœur rempli de gratitude.
Quelle est la valeur symbolique de l’art sacré dans le bouddhisme ?
« L’art sacré tibétain est l’expression symbolique des enseignements et de la pratique bouddhiste. La qualité symbolique de la forme extérieure peut aider à faire émerger la qualité intérieure de notre esprit. Le simple fait de demeurer en sa présence peut guérir la souffrance mentale et émotionnelle et apporter une paix durable », disait lama Tharchin Rinpoché, un artiste sculpteur que j’ai eu la chance de rencontrer en Californie. Une assertion que j’ai pu vérifier dans le cadre des stages et des formations que j’ai dispensés les trente dernières années. Il y a des effets profonds et positifs sur l’esprit des étudiants qui entrent en contact avec cet art sacré. Ils en témoignent souvent.
Quel lien entretenez-vous avec vos œuvres ? Devez-vous adopter une attitude spécifique lors de leur réalisation ?
Il existe un lien très intime et subtil entre l’artiste et l’œuvre. Cependant, la statue réalisée n’est pas considérée comme « mon œuvre », il n’y a pas de place pour l’appropriation personnelle. Elle deviendra le support du méditant, source de grâce et d’inspiration. Tout cela ne sera possible qu’à travers une attitude de respect, d’éthique, en générant l’esprit d’éveil (la bodhicitta).
Ce travail de sculpture, comme tout art sacré, n’est autre qu’une pratique du Dharma qui met l’artiste à l’épreuve, tant sur la patience que sur la connaissance et la mise en pratique des proportions exactes (canons). La récitation du mantra rattaché au Bouddha en cours de réalisation et la dédicace des mérites font partie de cette pratique. Un lien sacré s’établira ensuite entre l’artiste et le commanditaire puisque le support sera activé par la consécration et par la pratique même du méditant.
L’art sacré permet-il une quelconque libération pour celui qui se tient face à la statue ?
J’aime beaucoup cette citation synthétique de Matthieu Ricard à ce sujet. Elle résume l’essence de ce que représente une statue pour le méditant : « L’art sacré est un support de méditation, une bénédiction et une représentation qui libère par la vue. Libéré ici signifie être libéré de l’esclavage des cinq poisons mentaux qui détruisent la paix intérieure : la haine, la cupidité, l’ignorance, l’orgueil et la jalousie. »
Justement, est-ce que les représentations des bouddhas contiennent une forme d’influence subtile qui dépasse la simple matérialité de l’œuvre ?
Je parlerais plutôt de grâce, de pouvoir qui se dégage de ces formes sacrées. Comme le dit si bien lama Zopa Rinpoché : « Indépendamment de la foi, l’objet a un pouvoir qui lui est propre. Le pouvoir des statues et autres objets sacrés prend source dans l’esprit des bouddhas. Il découle des qualités inconcevables du Bouddha, des innombrables prières que celui-ci a faites dans le passé. »
Si la simple présence d’une statue du Bouddha peut amener une forme de grâce pour celui qui l’observe, cela signifie qu’elle agit sur les émotions. Vous a-t-on transmis un enseignement à ce sujet ? Devez-vous toujours représenter l’équanimité des bouddhas lors de vos réalisations ?
Dans l’art sacré, on ne s’appuie pas sur nos émotions ordinaires car l’exercice demandé est de restituer la sérénité du Bouddha, d’exprimer son éveil à travers la matière. « Durant la conception de la statue c’est notre esprit qui manifeste les 32 marques majeures et les 80 signes secondaires, c’est l’esprit qui devient Bouddha » (Sutra des contemplations du Bouddha Amitayus). Alors, bien que des nuances stylistiques et esthétiques soient bien présentes dans la réalisation des statues de bouddhas depuis des siècles, une chose semble immuable : c’est la sérénité qui se dégage du « Bienheureux », cette équanimité au-delà de toute émotion conflictuelle.
Le Bouddha courroucé, Mahakala, ou le visage de Padmasambhava représentent-ils des émotions particulières ? Cela change-t-il la dimension subtile de la sculpture ?
Les visages des aspects courroucés ne changent en rien la dimension subtile de la sculpture mais, au contraire, en soulignent le trait, la dynamique, la force et la puissance. Tout aussi effrayantes qu’elles puissent être, ces manifestations représentent avant tout des qualités éveillées de sagesse, de compassion active et de protection. Le regard de Padmasambhava[1], par exemple, est un regard qui soumet les forces négatives dans le but d’établir le Dharma au Tibet.
Il y a un certain nombre de codifications et de proportions à respecter dans l’élaboration d’une statue selon la technique traditionnelle. En quoi sont-elles importantes pour l’art sacré bouddhiste ?
Toutes ces proportions ont été décrites par le Bouddha lui-même et compilées par la suite dans différents textes sacrés tels que le Kangyour et le Tengyour. Certaines sources iconographiques remonteraient au Bouddha précédent (le Bouddha Vipassin). Ces proportions sont importantes car elles témoignent d’un parfait équilibre, symbolisant le parfait éveil du Bouddha. Au Tibet, plusieurs traités iconographiques ont émergé en accord avec les différentes traditions, prenant leur source dans les tantras. « Traditionnellement, il est dit que les proportions standardisées existent aussi pour éviter la dégénérescence dans les arts et ont été énoncées par des artistes accomplis (bodhisattvas). Elles ne sont pas figées de façon rigide, s’il y a quelques confusions à clarifier et si les standards sont incomplets ou pas précisément définis par sa tradition, un artiste qualifié a le droit d’improviser », explique Gega lama, grand peintre de thangkas. En ce qui concerne les mesures (canons), bien qu’aujourd’hui il soit facile d’acquérir certains livres les représentant, pour ce qui est de la sculpture, elles doivent être transmises de façon orale par les artistes les ayant eux-mêmes reçues de leurs propres maîtres. Ces systèmes pourraient s’apparenter au nombre d’or dans le sens du sacré, même si les sources sont différentes. Par exemple, on prendra comme mesure de référence la largeur du doigt qui équivaudra à une petite unité ou la mesure d’une main une grande unité, etc.
Finalement, la réalisation d’une statue de Bouddha semble presque relever d’un travail d’alchimie, avec un caractère initiatique. Est-ce ainsi que vous l’expérimentez ?
Bien que nous ayons acquis certaines connaissances sur les divinités principales à travers diverses traductions, suivant mon point de vue, il reste encore beaucoup de choses à découvrir et étudier face à ce panthéon quasi illimité... De la même façon que l’on reçoit des instructions liées à la pratique du Dharma de la part de lamas, on reçoit le « lung » lié à cet art, la transmission par des artistes qualifiés. C’est par la mise en pratique, en l’occurrence la sculpture, qu’une alchimie est possible et c’est en développant sa vision intérieure que l’aspect initiatique peut se révéler.
ZOOM SUR LA TECHNIQUE TRADITIONNELLE
La technique traditionnelle transmise depuis les confins de l’Himalaya consiste à mélanger de l’argile à du coton hydrophile ou à un élément végétal, en fonction de ce qui est à disposition là où les sculptures sont réalisées. Cela donne un caractère particulier à la matière travaillée et permet de ne pas cuire les statues. Les différentes parties du Bouddha sont modelées séparément avant d’être reliées entre elles par de la barbotine. La particularité de cet art est que les statues sont en argile crue. Elles peuvent être peintes avec des pigments naturels, de la peinture acrylique, ou encore, être dorées à la feuille d’or. Dans ce cas, une sous-couche d’apprêt ou de colle sera nécessaire avant la mise en œuvre.
LE BOUDDHA A-T-IL TOUJOURS ÉTÉ REPRÉSENTÉ SOUS FORME HUMAINE ?
Il existe des principes supérieurs, tels que l’Éveil ou l’Absolu, qui ne sont pas représentés sous forme humaine. C’est le cas, entre autres, des yantras qui traduisent, sous formes géométriques, des principes spirituels, supports de contemplation. Ainsi, jusqu’au ier siècle après J-C, les représentations du Bouddha n’avaient pas l’apparence humaine qu’on lui connaît aujourd’hui. Sa présence était alors représentée par des symboles liés à son existence (une roue et deux biches, l’empreinte de ses pas…). Il existe, en outre, une source bouddhiste (Kalinga-Bodhi Jataka) dans laquelle on demande au Bouddha par quelle sorte de sanctuaire ou de symbole il peut être représenté en son absence. La réponse est qu’il peut être représenté par un arbre de Bodhi ou par des reliques corporelles (selon l’auteur et expert en art sacré bouddhiste, Ananda Coomaraswamy). Cependant, sous l’influence de l’art hellénique, les premières représentations du Bouddha sous forme humaine voient le jour dans l’actuel Pakistan et au nord-ouest de l’Inde, au ier siècle après J-C. Plusieurs écoles se développent et s’inspirent des traditions locales au fur et à mesure que les enseignements du Bouddha traversent l’Asie, faisant varier les canons à la source de ces traditions régionales. Il faudra ainsi attendre le viiie siècle, sous l’influence de Padmasambhava, pour que naissent au Tibet et dans l’Himalaya des représentations en argile liées au bouddhisme tantrique, et ayant pour base une forme humaine.
[1] Padmasambhava ou Padmakara, connu sous le nom de Guru Rinpoché, « le précieux maître », est considéré comme un second Bouddha.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°24 (Hiver 2022/23)
Pour en savoir plus :
La sculpture bouddhiste, par Ananda Coomaraswamy, Éditions i (2021) www.editions-i.com