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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Qui va là ?

Une exploration des notions bouddhiques d’identité et de non-soi

Par Jack Kornfield

Traduction : Sylvie Gauthier


Sur le chemin de la pratique spirituelle, tôt ou tard, nous touchons le profond mystère de notre propre identité. Nous avons pris forme humaine. Quelle est cette force qui nous anime et qui façonne le monde ? Tous les enseignements spirituels fondamentaux affirment que nous ne sommes pas celui ou celle que nous croyons être. Devrait-on en déduire que le soi n’existe pas, ou que notre vrai soi se cache quelque part ?


« Vous êtes une étincelle du divin », disent les mystiques perses. « Dieu vit en vous », disent les mystiques chrétiens. « Vous êtes en unité avec toutes les existences », entend-on. « Le monde n’est qu’illusion. » D’après certains enseignements, la conscience crée la vie pour exprimer toutes les possibilités, pour pouvoir aimer, pour se connaître. Selon d’autres, la conscience se perd dans ses propres schèmes, ne retrouve plus son chemin, et s’incarne par ignorance. Pour les yogis hindous, ce monde est lila, une danse divine, comme dans La Divine Comédie de Dante.


Les textes bouddhiques expliquent que c’est la conscience elle-même qui crée le monde, qui n’est donc qu’un rêve, qu’un mirage. Plus près de nous, les personnes ayant vécu des expériences de mort imminente disent avoir ressenti un merveilleux bien-être après avoir quitté leur corps, évoquant des visons de lumière dorée, d’êtres lumineux. Ces récits confirment peut-être que, la plupart du temps, notre vraie identité nous échappe.


Lorsque notre pratique spirituelle nous amène à nous pencher sur la notion de soi et d’identité, il nous faut d’abord clarifier les dimensions de non-soi et de vrai soi.


Au moment de son éveil, le Bouddha fit une découverte radicale : cette impression d’exister en tant qu’entité distincte est une illusion. Il vit que nous avons tendance à nous identifier à une notion très restreinte de l’existence, et que cette croyance en un soi individuel, limité, est l’illusion racine, la cause de nos souffrances, qui nous empêche de goûter à la liberté et au mystère de la vie. Il nomma cela coproduction conditionnée : le cycle de la conscience qui se crée une identité en prenant une forme, qui réagit aux stimuli sensoriels, qui s’attache à des formes, des sentiments, des désirs, des images et des actions pour se forger une image de soi.



Qui a créé le soi ?


Dans les enseignements bouddhiques, nulle part est-il dit que les êtres humains sont des entités fixes, immuables. Le Bouddha nous décrit plutôt comme étant constitués de cinq processus changeants : le corps physique, les sensations, les perceptions, les réactions, et la conscience qui fait l’expérience de tout cela. Notre sentiment identitaire se manifeste chaque fois que nous nous identifions à ces constituants, que nous les saisissons. Ce processus d’identification à des constructions que nous appelons « moi » ou « mien » est subtil et généralement indécelable par la conscience. Nous nous identifions à notre corps, à nos sensations, à nos sentiments, à nos pensées ; à des images, des schèmes, des rôles, des archétypes.


Ainsi, dans notre culture, nous nous identifions aux rôles de femme, d’homme, de parent ou d’enfant. Nous nous décrivons par rapport à notre histoire familiale, à notre génétique, à notre hérédité. Parfois, nous nous identifions à nos désirs : sexuels, esthétiques, spirituels. De même, nous pouvons nous définir sur la base de notre intellect ou de notre signe astrologique. Nous choisissons un archétype — le héros, l’amant, la mère, le bon à rien, l’aventurier, le clown, le voleur — et nous passons un an ou une vie à jouer ce rôle. Affublés de ces fausses identités, nous nous entêtons à les protéger et à les défendre, nous efforçant d’en combler les lacunes, vivant dans la peur de les perdre.


Pourtant, ce n’est pas là notre vraie identité. L’un des maîtres auprès de qui j’ai étudié trouvait hilarant de voir avec quelle facilité nous nous accrochions à de nouvelles identités. De son non-soi, il disait : « Je ne suis rien de cela. Je ne suis pas ce corps, donc je ne suis jamais né et je ne mourrai jamais. Je suis tout et rien à la fois. Vos identités sont la cause de tous vos problèmes. Découvrez ce qui est au-delà : la félicité du non-temps, de la non-mort. »



« Vide ne signifie pas que les choses n’existent pas, de même que non-soi ne signifie pas que nous n’existons pas. Le vide, c’est la non-séparation implicite de toute chose, le terreau fertile de l’énergie qui anime toutes les formes de vie. »
©Samuel Austin

Les différents soi


Les notions d’identité et de non-soi prêtant à la confusion et à la méprise, posons sur elles un regard plus attentif. Lorsque les écrits chrétiens parlent de seperdre en Dieu, lorsque les taoïstes et les hindous parlent de fusion avec un vrai Soi au-delà de toute


identité, lorsque les bouddhistes parlent de vide ou de non-soi, que veulent-ils dire exactement ? Vide ne signifie pas que les choses n’existent pas, de même que non-soi ne signifie pas que nous n’existons pas. Le vide, c’est la non-séparation implicite de toute chose, le terreau fertile de l’énergie qui anime toutes les formes de vie. Notre image du monde et notre image de soi s’entrecroisent.


L’identité que nous tentons de figer est éphémère, fugace. Il est vrai que les expressions non-soi ou soi vide n’évoquent pas cette idée de façon évidente. Mon maître, Ajahn Chah, aimait dire : « Si vous essayez de comprendre cela par le mental, votre tête risque d’exploser. » Néanmoins, faire l’expérience du non-soi dans notre pratique peut nous mener à une grande liberté.


Une méditation profonde déconstruit le sentiment d’identité. En fait, nous pouvons réaliser le soi vide de bien des manières. Lorsque nous sommes silencieux, attentifs, nous pouvons prendre conscience du fait qu’il est impossible de posséder quoi que ce soit. Manifestement, nous ne possédons pas les objets extérieurs. Nous avons une certaine relation avec notre voiture, notre maison, notre famille, notre travail, mais quelle que soit la nature de cette relation, ces choses ne sont « nôtres » que pour un temps. À la fin, les objets, les gens, les tâches disparaissent, nous quittent, changent. Rien ni personne n’y échappe.



Rien ne nous appartient


Lorsque nous éclairons un moment particulier de notre existence, nous nous apercevons que nous ne le possédons pas non plus. De même, nous ne choisissons ni ne possédons nos pensées. Peut-être même aimerions-nous qu’elles s’arrêtent, mais elles semblent s’autogénérer, apparaissant et disparaissant au gré de leur propre nature.


Il en va de même pour nos sentiments. Qui croit contrôler ses sentiments ? Si nous sommes attentifs, nous verrons qu’ils sont comme la météo : nos humeurs, nos émotions varient en fonction des circonstances, et ni notre conscience, ni notre envie ne peuvent les attraper ou les diriger. Ordonnons-nous au bonheur, à la tristesse, à l’irritation, à l’enthousiasme ou à l’agitation de se manifester ? Les sentiments apparaissent d’eux-mêmes, comme la respiration se respire elle-même, comme les sons sonnent d’eux-mêmes.


Notre corps suit également ses propres lois. Ce corps que nous transportons partout est un sac d’os et de fluides qui ne nous appartient pas. Qu’on le veuille ou non, il vieillit, tombe malade et change, suivant sa propre nature. En fait, plus nous examinons ces fonctionnements, plus nous comprenons que nous ne possédons rien, ni à l’extérieur de nous, ni à l’intérieur.



Tout émerge de rien


Nous clarifions un autre aspect du soi vide lorsque nous réalisons que tout provient de rien, émerge du vide, retourne au vide, redevient rien. Les paroles prononcées hier se sont envolées. Où est passé la dernière semaine, le dernier mois, notre enfance ? Ils ont surgi, dansé leur petite ronde, et pouf ! Ils ont disparu, à l’image des années quatre-vingt, des xviiie et xixe siècles, des Grecs et des Romains, des pharaons, et ainsi de suite. Chaque expérience naît dans le présent, fait sa petite danse et disparaît. Chaque expérience se manifeste provisoirement, pendant un court moment, sous une certaine forme, jusqu’à ce que cette forme arrive à son terme et qu’une nouvelle forme prenne sa place, instant après instant.


En méditation, si nous focalisons notre attention, nous verrons le vide partout. Quelle que soit la sensation, la pensée, quel que soit l’aspect du corps ou de l’esprit sur lequel nous nous concentrons, nous les verrons devenir plus vastes, moins tangibles. Notre expérience devient semblable aux ondes/particules décrites par la physique moderne : pas tout à fait solide, en constante transmutation. En outre, l’observateur lui-même subit la même transformation, ses points de vue fluctuant d’instant en instant, tout comme notre conscience de nous-mêmes fluctue de l’enfance à l’adolescence et à la vieillesse. Dès que nous faisons un arrêt sur image, nous voyons la fine couche de vernis se dissoudre sous nos yeux.



« Le son de la cloche résonne partout : dans le regard de chaque personne que nous croisons, dans chaque arbre, dans chaque insecte, dans chaque inspiration et chaque expiration… »


Découvrir l’interconnexion


La réalité se tient au-delà de nos pensées, de nos points de vue ; nous la voyons à travers le filet de nos désirs, découpée en plaisirs et en souffrances, en bien et en mal, en intérieur et en extérieur. Pour voir l’univers tel qu’il est, il nous faut passer de l’autre côté du filet. Cela n’est pas difficile, car le filet est plein de trous. Sri Nisargadatta


Au fur et à mesure que nous nous ouvrons, que nous faisons le vide, nous faisons l’expérience de l’interconnexion, réalisant que tout est relié dans la coproduction conditionnée. Chaque expérience, chaque événement contient tous les autres. Le maître dépend de l’élève ; l’avion dépend du ciel.


Lorsqu’une cloche sonne, qu’est-ce qui sonne en réalité ? Est-ce la cloche, l’air, l’oreille, ou notre cerveau ? C’est tout cela. Comme disent les taoïstes : « c’est l’espace entre qui sonne. » Le son de la cloche résonne partout : dans le regard de chaque personne que nous croisons, dans chaque arbre, dans chaque insecte, dans chaque inspiration et chaque expiration…


Lorsque nous ressentons réellement cette interconnexion, et le vide d’où émergent toutes les existences, nous nous libérons. Nous accédons à une joie sans limite. La découverte du vide rend notre cœur léger, notre vie plus fluide, et apporte une grande aisance qui illumine toute chose. Plus nous nous accrochons à une identité, plus nos problèmes se densifient. Je demandai un jour à un sympathique vieux maître de méditation sri-lankais de m’enseigner l’essence du bouddhisme. Il se mit à rire et répéta trois fois : « Pas de soi, pas de problème. »



Non-soi n’est pas synonyme d’apathie


Les idées fausses sur le non-soi et le vide abondent et causent de la confusion, ce qui nuit au développement spirituel authentique. Certains croient pouvoir atteindre l’état de non-soi en luttant pour se débarrasser de leur moi égoïste. D’autres associent la notion de vide au sentiment d’apathie, d’inutilité et de futilité que peut provoquer un passé douloureux. Certains pratiquants justifient leur retrait du monde en décrétant que celui-ci n’est qu’illusion, empruntant ainsi une « voie de contournement spirituelle » pour éviter de regarder leurs problèmes en face. Chacune de ces interprétations passe à côté de la vraie signification du vide et de la liberté qu’il apporte.


Se débarrasser du soi, purifier, extirper, transcender ses désirs, sa colère, son égoïsme, terrasser un « soi » considéré « mauvais », sont là des notions religieuses dépassées, à l’origine de pratiques ascétiques comme les cilices, le jeûne extrême et les mortifications, qui sont le propre de nombreuses traditions. Utilisées judicieusement, ces pratiques peuvent parfois induire des états modifiés de conscience, mais plus souvent qu’autrement, elles nourrissent l’aversion. Pire encore, elles insinuent que notre corps, notre esprit, notre « ego » sont souillés, impurs, abusés. « Je (mon bon côté) dois pratiquer ces techniques pour me débarrasser du soi (mon mauvais côté). » Cela est voué à l’échec, parce qu’il n’y a pas de soi à éradiquer ! Nous ne sommes pas une identité fixe, immuable. Le soi n’a jamais existé ; c’est parce que nous nous y identifions que nous lui donnons substance. Les pratiques de purification, de bonté et d’attention peuvent certes nous aider à vivre une vie meilleure, mais jamais nous ne réussirons à extirper notre soi par le déni ou les mortifications, puisque ce soi n’est qu’une illusion.




Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°23 (Automne 2022)

 

Né en 1945, titulaire d’un doctorat de psychologie clinique de l’université de Dartmouth, fondateur de l’Insight Meditation Society et du centre bouddhique de Spirit Rock en Californie où il enseigne et vit, Jack Kornfield est considéré comme l’un des plus grands enseignants bouddhistes occidentaux. Il a étudié et pratiqué auprès de grands maîtres bouddhistes comme Ajahn Chah, Mahasi Sayadaw et Dipa Ma. Il a publié un certain nombre d’ouvrages, notamment Bouddha mode d’emploi, paru aux Éditions Belfond.

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