top of page
loading-gif.gif
Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Produire l’esprit d’éveil c’est ouvrir l’œil de Bouddha !

Dernière mise à jour : 2 mai




Le bodhisattva : l’être éveillé

La traduction littérale de bodhisattva est : « un être éveillé ». À l’origine, le terme bodhisattva concernait Shakyamuni dans sa longue progression vers l’éveil. Dans les sutras, il est dit que sa pratique en tant que bodhisattva s’est déroulée sur un nombre incalculable de vies et d’expériences d’éveils jusqu’à l’aboutissement de la « grande nuit » ou, en voyant l’étoile du matin, Shakyamuni devint Bouddha, l’éveillé. L’histoire de ce très long cheminement est racontée dans les Jataka, un recueil de plus de cinq cent contes qui décrivent dans le détail les actions méritoires accomplies par le bodhisattva avant de devenir le bouddha Shakyamuni.

Ce n’est que plus tard, avec l’apparition du mahayana, que le terme bodhisattva a été utilisé pour toutes les personnes qui aspiraient à l’éveil, les pratiquants de la voie du Bouddha. Par exemple dans la tradition mahayana zen, toutes les personnes qui reçoivent les préceptes sont appelées bodhisattva. Dans ce contexte, le bodhisattva qui aspire à la réalisation ultime de l’éveil parfait y renonce consciemment afin de demeurer dans le samsara (le monde ordinaire) et y sauver tous les êtres.

Deux poèmes du Sansho Do Ei de maître Dôgen illustrent cette nouvelle perspective :


« Fou que je suis !

Ne pouvant devenir Bouddha,

Seulement être un vrai moine

Et aider à faire passer tous les êtres ».


« Assis ou debout

Dans ma hutte de paille ;

Je n’ai qu’un seul rêve :

Avant moi, faire passer tous les êtres ».


Ainsi sans garder les mérites de sa pratique pour lui-même, le bodhisattva, moment après moment, les offre aux êtres vivants, sans distinctions et sans choix, sans attentes ou esprit de retour. Ce transfert de mérites se fait de façon équanime sans qu’aucun critère ne vienne sélectionner telle ou telle catégorie d’êtres vivants : les bons plutôt que les mauvais, les gentils plutôt que les nuisibles, ceux qui nous sont proches plutôt que les étrangers…


©Jeremy Perkins

À cet égard, le premier des grands vœux du bodhisattva est très significatif :

« innombrables sont les êtres vivants, je fais le vœux de les libérer tous ».

Là aussi, les traductions peuvent être diverses : libérer, sauver, faire passer, aider…

À l’origine cet engagement était formulé de façon différente : « je fais vœu d’aider les autres à se libérer de la souffrance », exprimant alors l’expression des quatre nobles vérités et l’approche theravada des enseignements du Bouddha. L’expression de ce vœu a donc considérablement évolué, passant d’« aider les autres à se libérer de la souffrance » à « libérer tous les êtres, quel que soit leur nombre ».

Le terme « vœu » n’est pas une traduction satisfaisante du mot sanskrit pranidhana, qui bien plus qu’une prière est l’expression d’un engagement total et d’une détermination sans faille pour la réalisation d’une aspiration irrémédiable. Ce vœu ne se réfère pas à ce qui possible ou qui est raisonnable, mais se fait dans une dimension spirituelle qui dépasse le possible et l’impossible. D’un point de vue strictement rationnel et intellectuel, ce vœu n’a pas de sens car il est tout simplement irréalisable. On peut dès lors se demander ce qui pousse le bodhisattva à s’engager dans une voie chimérique. La seule réponse est que ce vœu est formulé à partir de l’esprit éveillé d’une personne, d’un esprit qui a connaissance de l’unité de tous les êtres vivants et de l’interdépendance totale de toutes les expressions de la vie. C’est dans cette réalité réunifiée que cette promesse peut prendre corps et s’activer.


« Il n’y a pas de compassion, de bonté ou de générosité bouddhiste sans une sagesse authentique. »

Il ne s’agit donc pas simplement d’un vœu altruiste, d’un esprit d’entraide ou d’un sentiment de compassion tels qu’on peut les ressentir à partir de nos émotions ou de notre empathie pour les autres.

Mais c’est animé par cette profonde compréhension et cette compassion illimitée que le bodhisattva établit sa pratique et sa réalisation des enseignements du Bouddha. Car il n’y a pas de compassion, de bonté ou de générosité bouddhiste sans une sagesse authentique. Cette sagesse naît de l’éveil et de la profonde compréhension des

« principes de réalité », le Dharma, qu’a enseignés le Bouddha Shakyamuni : l’impermanence et le caractère conditionné de toutes choses notamment. L’expression de cette sagesse qui apparaît naturellement moment après moment a un nom : bodhichitta en sanskrit, bodaïshin en japonais, qui signifie littéralement l’« esprit d’éveil ».


Qu’est-ce que bodhichitta ?

Chaque grande tradition du mahayana peut avoir une définition différente de bodhichitta et un éclairage spécifique sur les pratiques pour le générer. Mais les points communs restent que cet esprit d’éveil ne peut être produit qu’à partir d’une profonde aspiration à l’éveil du Bouddha, une compréhension de la nature du soi et des phénomènes et donc une réelle résolution à faire passer les autres avant soi-même.


©Rene Bohmer

En conséquence, plutôt que de vivre en suivant ses habitudes karmiques, ses conceptions et opinions personnelles, le bodhisattva « produira l’esprit d’éveil » quelles que soient les circonstances de sa vie et les difficultés qu’il rencontre. Son horizon ne sera pas sa satisfaction personnelle mais le bien des êtres et ses motivations seront guidées par une compréhension des conséquences de ses actions. C’est ce qu’on pourrait appeler un comportement éveillé, altruiste et responsable mais c’est en réalité bien plus que cela encore.

Dans un enseignement très important de la tradition zen Soto, le Gakudo yojin shu, maître Dôgen écrit :

« Le patriarche Nagarjuna a dit que l’esprit qui médite sur l’apparition et la disparition (le caractère conditionné de toute chose) et sur l’impermanence du monde, on le nomme également esprit d’éveil car à ce moment-là, l’esprit du moi et du mien (l’idée d’un moi stable et permanent) ne se produit pas, ni non plus ne s’élèvent les pensées de renommée et d’intérêt personnel. On est juste effrayé par la rapidité du temps qui passe, aussi pratique-t-on avec la même énergie que pour éteindre un feu qui brûle sur notre tête. »

Cette métaphore du feu sur notre tête est explicite : si, à cet instant, notre tête prenait feu, continuerions-nous à lire ces lignes ? Penserions-nous à autre chose que d’éteindre ces flammes ? Remettrions-nous à plus tard en nous disant que nous avons d’autres urgences à traiter ?


Cette prise de conscience est donc la base de notre engagement en tant que bodhisattva et doit prendre toute sa place dans notre vie de tous les jours. Ainsi dans un monastère zen, l’appel à la méditation, le zazen, se fait en tapant des séries de coups sur un bois, dans un tempo de plus en plus rapide, évoquant ainsi l’accélération de la vie humaine et la succession ininterrompue des jours et des nuits. Ce bois de forme rectangulaire, le HAN, résonne dans tout le monastère appelant chacun à se rendre immédiatement au dojo et arrêter toute autre activité. Sur ce bois sont, en général, calligraphiées les phrases suivantes :


« Clarifier la grande question est notre unique occupation ;

L’impermanence frappe comme la foudre ;

Être conscient de cela,

C’est ne pas passer son temps en vain. »


La « grande question » est celle de la naissance et de la mort, non pas d’un point de vue métaphysique en essayant de trouver les origines et les finalités de notre vie mais avec une approche existentielle, en clarifiant le sens de notre présence en ce monde, ici et maintenant.

Ainsi maître Dôgen nous livre une définition surprenante de bodaïshin. Il dit dans le chapitre « Hotsu bodaï shin, produire l’esprit d’éveil » du Shobogenzo :

« Parmi toutes les différentes expressions de l’esprit, l’esprit d’éveil est inévitablement produit à partir de l’"esprit qui pense" (citta). En dehors de cet "esprit qui pense" il est impossible de produire l’esprit d’éveil. »

C’est donc en s’éveillant à notre propre conscience personnelle, cet « esprit qui pense », que l’esprit d’éveil est produit. Cet esprit d’éveil n’a donc pas d’existence en tant que tel et n’apparaît qu’à partir d’une prise de conscience des errements de notre propre activité mentale. Or cette conscience personnelle est omniprésente, nous nous identifions totalement à elle et plus encore, toute notre représentation du monde, des êtres et de nous-même repose sur cet « esprit qui pense » l’univers.


« Cet esprit d’éveil se place de lui-même dans un contexte dynamique, aussi soudain que fragile, aussi fugace qu’insaisissable. Mais… renouvelable indéfiniment ! »

De la même façon que le dormeur ne sait qu’il rêve que lors de son réveil, nous ne connaissons cet esprit qui pense que lorsque nous réussissons à faire ce petit « pas en arrière » et à nous extraire de l’activité du mental. C’est-à-dire en se réveillant de nous-même ou en s’éveillant à nous-même !

À partir du moment où nous « pensons le Dharma », le Dharma lui-même devient ce rêve et donc, paradoxalement, l’objet de toutes les confusions. Étudier le Dharma c’est donc pratiquer le Dharma et étudier l’éveil n’est rien d’autre que d’en faire une pratique. C’est pourquoi cet esprit d’éveil se place de lui-même dans un contexte dynamique, aussi soudain que fragile, aussi fugace qu’insaisissable. Mais… renouvelable indéfiniment !

Car si l’être humain a cette capacité exceptionnelle à « produire des illusions », il a aussi et heureusement toutes les dispositions pour s’en éveiller. La tradition zen Soto parle ainsi de kannô Dôkô qu’on peut traduire par « l’aptitude naturelle de l’être humain à être réceptif à l’éveil et à y répondre activement ». Ainsi c’est à partir de kannô Dôkô que l’esprit d’éveil est produit et qu’il peut s’activer dans le quotidien.

De ce point de vue, « produire l’esprit d’éveil » devient une pratique et non pas une finalité. Cette pratique s’inscrit dans notre quotidien, au fil de l’eau, quelle que soit l’activité que nous sommes en train de faire. Cet éveil n’a pas de « valeur absolue » car il est entièrement subjectif et il ne peut être comparé à aucun autre, ni pour nous-même ni pour autrui.

Il serait donc vain de vouloir idéaliser l’éveil du Bouddha et d’essayer de le prendre comme une référence ou une jauge, car si nous essayons de comparer nos propres expériences à celle du Bouddha, nous nous plaçons immédiatement sur la « ligne du degré zéro de l’éveil » et nous aurons alors tendance à négliger ou à mépriser nos propres expériences d’éveil.

Nous devrions au contraire leur donner toute leur place et leur valeur car ce sont ces expériences, aussi dérisoires qu’elles puissent paraître, qui nous permettent de « garder le cap » et de marcher sur la voie avec la détermination, toujours plus stable, de « faire passer tous les êtres vivants avant soi-même ».

Lorsque l’esprit d’éveil est produit, l’œil de Bouddha est ouvert ;

Le regard est alors celui de la bienveillance, de la compassion, de la joie et de l’équanimité.



Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°20 (Hiver 2021/22)

 

Olivier Reigen Wang-Genh pratique le zen Sôtô depuis 1973. Il a été ordonné moine par maître Taisen Deshimaru et a reçu la transmission du Dharma de maître Dosho Saikawa. Fondateur d’une vingtaine de dojos et de groupes de pratique en Alsace et en Allemagne, il est l’abbé du temple de Kosan Ryumonji à Weiterswiller.

bottom of page