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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Pratītyasamutpāda *

La coproduction conditionnée dans le bouddhisme ancien


Présentatrice : Aurélie Godefroy


Aurélie Godefroy : Pouvez-vous nous expliquer en quoi la coproduction conditionnée est absolument centrale dans la doctrine du bouddhisme ?

Dominique Trotignon : Parce que c’est l’enseignement le plus innovant du Bouddha. C’est en fait ce qui va singulariser l’enseignement bouddhique dans le contexte indien de son époque mais aussi par rapport à toutes les religions que l’on trouve aujourd’hui dans le monde ; c’est un enseignement qui est spécifique au bouddhisme et qui marque vraiment son originalité.

L’idée principale du Bouddha est de dire qu’il n’y a pas une cause qui produit un effet : à chaque fois qu’on considère un phénomène en particulier, il ne résulte pas d’une seule cause comme on l’envisage le plus souvent, mais de tout un ensemble de conditions qui concourent à l’apparition de ce phénomène-là.

Cela veut dire aussi que tout ce que nous appréhendons en tant que phénomène — un phénomène est ce que nous pouvons appréhender par les six sens (ce que nous touchons, ce que nous sentons, ce que nous goûtons, ce que nous voyons, ce que nous entendons et ce que nous pensons, une idée par exemple est un concept, c’est aussi un phénomène pour le bouddhisme) — tous ces phénomènes-là sont des productions et les productions d’un ensemble de conditions. Ils n’existent pas en eux-mêmes, de toute éternité.  


Souvent, on utilise l’expression d’« interdépendance » à la place de ce terme un peu trop savant de « coproduction conditionnée ». Le problème de l’interdépendance c’est qu’on imagine une dépendance mutuelle des choses, une interaction. Ce n’est pas ce que veut dire la notion de coproduction conditionnée : elle veut dire qu’un ensemble de phénomènes est réuni et provoque l’apparition d’un autre phénomène. Mais ce phénomène-là n’agit pas sur les phénomènes qui l’ont conditionné : il n’y a pas de réciprocité.

 

« Les conditions multiples changent à chaque instant. Les phénomènes changent à chaque instant. »

 

 

Je crois que vous avez un exemple très parlant, qui est celui du pommier ?

J’utilise souvent l’exemple du pommier pour montrer que la loi de coproduction conditionnée n’est pas la loi de cause à effet. Lorsqu’on voit un pommier, on se dit qu’il est le résultat d’un processus et ce processus a comme point d’origine la graine, le pépin de pomme. Le pépin serait donc la cause et le pommier serait l’effet ? Trop réducteur ! Le pépin de pomme a besoin de la terre pour pouvoir germer, il a besoin de la pluie, de la lumière du soleil, de la chaleur. Il a besoin d’un ensemble de conditions qui sont intervenues pour que nous ayons un pommier aujourd’hui devant nous.

La deuxième idée importante, c’est de dire qu’il y a des conditions multiples qui changent à chaque instant. Nous n’avons pas un phénomène qui évolue mais une succession de phénomènes qui se suivent les uns les autres, chronologiquement. Ce n’est pas une graine qui devient un pommier mais une graine qui, soumise à des conditions, devient ce que nous appellerons un germe, devient ce que nous appelons une pousse, un arbrisseau, un arbre, un pommier avec des fleurs et des abeilles alentour, un pommier avec des pommes, etc. Et à chaque fois on a autant de phénomènes qu’on a d’instants et les conditions à chaque fois sont différentes. L’abeille qui se pose sur la fleur de pommier est une condition nécessaire mais pas suffisante pour produire la pomme. Elle n’est pas nécessaire au début, elle l’est juste au moment où les fleurs doivent être fructifiées. Les conditions multiples changent à chaque instant. Les phénomènes changent à chaque instant.

Pour le Bouddha, la cause de ce pommier actuel ce sont les conditions qui sont juste avant. C’est cette idée qui est rendue par le -sam dans pratītyasamutpāda qu’on peut interpréter comme simultané. À chaque instant, les conditions sont juste présentes et ce sont celles-ci qui influent sur l’événement qui va se produire. Donc, on a un phénomène différent à chaque fois, et non pas un phénomène qui évolue. On a des phénomènes qui sont totalement différents les uns des autres mais le phénomène actuel n’aurait pas pu se produire sans le phénomène précédent qui lui-même n’aurait pas pu se produire sans le phénomène précédent ; donc on peut remonter jusqu’au pépin de pomme. C’est pour cela que l’on dit que le pépin de pomme conditionne le pommier : il n’est pas la cause, il est juste une des conditions.

 

« La cause principale de la souffrance c’est ce décalage entre la réalité du moi et le souhait que j’ai que ce moi existe de façon indépendante des circonstances. »

 

Pourrait-on prendre un autre exemple qui serait par exemple nos états d’âme ?

La loi générale de coproduction conditionnée concerne tous les phénomènes ; et parmi tous ces phénomènes il y a ce phénomène particulier qu’on appelle « moi, je ». Ce moi n’est pas existant en soi, ce n’est pas quelque chose qui est donné de toute éternité. En fait c’est une idée qu’on se fait de soi-même, et cette idée dépend de conditions. La preuve est assez facile à considérer : tout au long de notre vie, nous nous considérons différemment. Nous avons une idée de nous-même qui est différente entre le petit bébé qui n’a pas encore de concept, l’enfant, l’adolescent, l’adulte, le vieillard... Et l’idée que nous avons de nous-même est différente d’un instant à l’autre ! Dans l’enseignement sur le moi du bouddhisme, il est dit qu’il y a cinq éléments principaux sur lesquels on se fonde pour construire cette idée de moi[1]. Ces cinq éléments sont les conditions minimum de construction d’un moi. Parmi les cinq, il y a l’aspect physique — la façon dont nous nous reconnaissons dans un corps. Ici, notre vision de nous-même peut changer de façon extrêmement dépendante des circonstances : en regardant notre visage dans le miroir, nous apercevons un gros bouton. Cela a beau être notre propre peau que nous considérions à l’instant comme nous-même, comme elle prend la forme d’un bouton, on considère que ce n’est plus soi ! Et il y a tous nos émotions, opinions, sentiments, etc., qui participent aussi de cette construction conditionnée et qui changent de façon rapide, à tout instant.

 

On peut se demander si finalement il n’y a pas un décalage entre le « moi » — essentiel quelque part — et cette image qui pourrait peut-être générer aussi une forme de souffrance, de mal-être ?

C’est exactement le discours du Bouddha, en fait : la cause principale de la souffrance c’est ce décalage entre la réalité du moi et le souhait que j’ai que ce moi existe de façon indépendante des circonstances. On est sans arrêt en porte-à-faux, finalement, entre cette réalité qui change à chaque instant et l’espoir, le désir que j’ai que ce moi soit toujours permanent. Et on n’accepte pas le changement, on refuse que les choses puissent changer, que ce soit de mon côté ou du côté des circonstances ; c’est toujours ce décalage entre la réalité telle qu’elle est et les idées que je me fais de cette réalité, la réalité telle que je voudrais qu’elle soit qui provoque l’insatisfaction — ce qu’on appelle dukkha dans le bouddhisme, qu’on traduit généralement par « souffrance ». Que ce soit l’attachement au passé ou la projection dans le futur, on est toujours dans un refus de la réalité qui elle est soumise à l’impermanence et aux changements continuels. 

 

Du coup, comme on est toujours en train de construire ce moi, notre part de responsabilité semble évidente ?

Oui, et cette part de responsabilité c’est ce qu’on appelle le karma : le terme de karma on pourrait le traduire par « acte de création », « acte de construction ». Quand on parle de construction mentale c’est au karma qu’on fait allusion, c’est vraiment la racine du mot. C’est la même idée que « création » en français. Ce que dit le bouddhisme à travers cette notion de karma, c’est que nous construisons le moi à chaque instant, mais les conditions de ces constructions changent à chaque instant aussi. Dès qu’on a construit le moi, on voudrait qu’il perdure mais le problème c’est que la réalité va changer, elle : nous serons alors en porte-à-faux, obligés de réadapter notre idée aux nouvelles circonstances. Ensuite, nous construisons un nouveau moi et, à nouveau, les conditions vont changer, on va se sentir en porte-à-faux, et on va reconstruire... Et c’est ce processus de reconstruction qu’on appelle le processus de renaissance ; en fait on donne naissance à chaque instant à un moi qu’on voudrait permanent, mais on est obligé, même inconsciemment, de le reconstruire. Et ce moi qu’on voudrait permanent se retrouve l’instant d’après en porte-à-faux avec la réalité. En fait, si on voulait être en accord avec son moi il faudrait accepter de le construire à chaque instant. Un « moi » ça n’existe pas ; on a un « moi » par instant.

 

En quoi le fait d’appréhender cette coproduction conditionnée peut influencer notre pratique du bouddhisme ? Est-ce que ça ne peut pas nous y aider justement ?

Je dirais même que l’essentiel de la pratique bouddhique c’est d’appliquer à notre façon de voir le monde et de nous voir nous-mêmes ce principe de coproduction conditionnée. C’est-à-dire, dans notre relation à nous-même, dans la relation qu’on a aux autres, dans la relation qu’on a au monde, accepter qu’à chaque instant ce monde change — parce que justement tous ces phénomènes qui font le monde, font les autres ou moi-même sont conditionnés à chaque instant de façon différente. Pour prendre l’exemple de deux personnes amoureuses qui se fréquentent, d’une fois, d’une rencontre à l’autre admettre qu’on ne va pas connaître le même sentiment que la fois précédente. La personne qui va se trouver devant nous a changé. Nous-même on a changé. Donc, l’amour qui peut s’exprimer ne s’exprimera pas de la même façon : peut-être qu’il n’y aura pas les conditions pour qu’il s’exprime. Mais ça ne veut pas dire que la fois suivante il ne s’exprimera pas mais il le fera d’une autre manière. C’est cette aptitude, en fait, à être toujours dans une certaine innocence vis-à-vis de ce qui va se produire en se disant : tout ce que je pense des choses ne rend pas compte de ce qu’elles sont en réalité.

 

Et en quoi la pratique de la méditation par exemple peut nous y aider ?

La pratique de la méditation nous permet en fait de prendre conscience de ce processus de crispation : on voit, dans la méditation, si on observe correctement ce qui se produit dans l’esprit, comment un phénomène, justement, se produit en fonction des conditions, et comment l’esprit se met tout à coup à bavarder sur lui, à créer justement une image. C’est à partir de cette image-là qu’il va réagir : j’aime bien, je voudrais que ça continue... C’est ce qu’on appelle la saisie, la construction mentale aussi ou de façon plus générale le bavardage mental. C’est tout ce qu’on va rajouter sur la réalité ; et la méditation, le fait de se focaliser sur l’esprit et de le calmer permet de voir ce processus à l’œuvre. À partir du moment où on le voit, on en est moins dupe.

 

Est-ce que l’un des problèmes ce n’est pas finalement aussi qu’on a du mal, qu’on éprouve des difficultés à voir l’ensemble de ces conditions ?

Effectivement, l’un des points sur lesquels le Bouddha insiste, tel que c’est rapporté dans les textes les plus anciens c’est cette idée de conditions multiples, qu’on est incapable de voir dans leur multiplicité ; mais au moins peut-on savoir qu’elles sont multiples pour ne pas rester focalisé sur l’idée de cause à effet. Non, il y a toujours des conditions et, parmi ces conditions multiples, celle qui est très importante est celle qui dépend de nous. 

 

Pour conclure, revenons sur ce terme de coproduction conditionnée : on parle aussi de conditionnement, mais aussi de coproduction conditionnelle je crois. Y a-t-il une différence fondamentale entre ces trois termes ?

Il n’y a pas de grosse différence, on va insister sur un point du terme original. Dans « coproduction conditionnée » ou « conditionnelle », le « conditionnel » montre que les conditions ne sont pas toujours réunies, et qu’elles-mêmes sont conditionnées. Quand on emploie coproduction conditionnée on a l’impression que c’est la production qui est conditionnée ; quand on dit « conditionnelle », c’est non seulement la production mais la réunion des conditions qui est elle-même conditionnée. On rajoute une couche d’interprétation, et c’est vraiment sur cela que le Bouddha insiste le plus : tout est absolument conditionné, et il n’y a donc rien de stable dans ce monde. Le Bouddha nous incite, si on met réellement son enseignement en pratique, à être neuf à chaque événement qui se produit, à chaque instant  — que ce soit dans notre façon de nous considérer nous-même, ou de considérer tout ce qui nous entoure, les êtres comme les choses. 


* pratītya-sam-utpāda : utpāda veut dire « apparaître », « apparition ». Sam, « avec » ou « simultanément ». Pratītya, « des éléments se réunissent en fonction les uns des autres ».


[1] Les cinq agrégats d’attachement (skrt : skandha) : la forme corporelle, la sensation, la perception, la formation mentale et la conscience



Une adaptation de deux émissions « Sagesses Bouddhistes » par la rédaction du magazine

Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°17 ( Printemps 2021 )

 

Dominique Trotignon pratique le bouddhisme depuis plus de trente ans dans la tradition theravada et est actuellement directeur de l’Institut d’études bouddhiques (IEB).

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