Par Philippe Judenne
Il y a une vingtaine d’années, un certain nombre d’enseignants bouddhistes américains ont commencé à formaliser des notions clés de pleine conscience (mindfulness en anglais), adaptées aux Occidentaux, qui permettaient de mieux rencontrer des émotions intenses et dures à vivre, pour peu à peu les transformer.
L’enseignement de R.A.I.N tient de ce principe. Ce processus en quatre phases rassemble notre attention d’une manière claire et systématique qui permet de nous défaire de notre confusion et de notre stress. En raison de sa simplicité et de sa pertinence, R.A.I.N est souvent présenté par les professeurs de méditation du monde entier comme une approche utile pour nous guider à travers les émotions attachées aux situations difficiles.
Michele McDonald, enseignante de Vipassana, est la première à avoir formalisé R.A.I.N qui pouvait (et peut encore) être mis à l’œuvre en toutes situations et à tout moment. Elle raconte : « La Mindfulness, c’est porter notre attention sur et seulement cela. À l’époque, la pratique de la Mindfulness devenait grand public et pouvait être pratiquée à des fins très utilitaires. Je voulais revenir à l’ampleur et la profondeur de la Mindfulness. Alors que je guidais une retraite en silence, j’ai noté que les instructions que j’avais données portaient sur les qualités de l’attention qui font un moment complet de pleine conscience. Ces qualités étaient la Reconnaissance, l’Acceptation, l’Investigation et la Non-identification.1
J’ai ainsi développé R.A.I.N, ce processus en quatre phases. Son but est de nous libérer, comme le fait la Mindfulness. ll permet de ne pas nous endormir mais de répondre et de réagir, en douceur, à tout ce qui se passe à un moment donné. C’est d’autant plus intéressant que beaucoup d’entre nous souhaitent la paix alors que nous n’en comprenons pas les mécanismes. »
R.A.I.N déconditionne directement les manières habituelles par lesquelles nous résistons à notre expérience du moment présent. Peu importe si nous résistons à ce qui est en nous mettant en colère, en fumant une cigarette ou en nous plongeant dans une pensée obsessionnelle, il en reste que notre tentative de contrôler la vie en nous et autour de nous nous coupe réellement de notre propre cœur et de ce monde vivant. R.A.I.N commence à défaire ces schémas inconscients dès que nous faisons le premier pas. C’est un moyen habile que nous pouvons solliciter plus régulièrement et qui renforce notre capacité à revenir à notre vérité plus profondément.
Voici les quatre étapes de R.A.I.N, présentées de la manière la plus utile :
Reconnaître ce qui se passe
Accepter, permettre à la vie d’être telle qu’elle est
Investiguer, enquêter avec gentillesse
Non-identification
Reconnaître ce qui se passe.
La reconnaissance, c’est voir ce qui est vrai dans votre vie intérieure. Cela commence dès que vous concentrez votre attention sur les pensées, les émotions, les sentiments ou les sensations qui s’élèvent dans l’instant. Au fur et à mesure que votre attention s’installe et s’ouvre, vous découvrirez que certaines parties de votre expérience sont plus faciles à comprendre que d’autres. Par exemple, vous pourriez reconnaître l’anxiété immédiatement, mais si vous vous concentrez sur vos pensées inquiètes, vous pourriez ne pas remarquer les sensations réelles de serrement, de pression ou d’oppression dans le corps. D’un autre côté, si votre corps est saisi par une nervosité tremblante, vous pourriez ne pas reconnaître que cette réaction physique est déclenchée par votre conviction sous-jacente que vous êtes sur le point d’échouer. Vous pouvez éveiller la reconnaissance simplement en vous posant la question : « Que se passe-t-il en moi en ce moment ? » Faites appel à votre curiosité naturelle tout en vous concentrant sur vous-même. Essayez de laisser tomber les idées préconçues et écoutez plutôt votre corps et votre cœur avec bienveillance.
Accepter, permettre à la vie d’être telle qu’elle est.
Permettre signifie « laisser être » les pensées, les émotions, les sentiments ou les sensations que vous découvrez. Vous pouvez ressentir un sentiment naturel d’aversion, une envie que les sentiments désagréables disparaissent, mais à mesure que vous devenez plus disposé à être présent avec ce qui est, une autre qualité d’attention apparaît. Permettre est intrinsèque à la guérison, et en prendre conscience peut donner lieu à une intention consciente de « laisser être ».
Beaucoup de personnes soutiennent leur détermination à « laisser être » en murmurant mentalement un mot ou une phrase d’encouragement. Par exemple, en ressentant l’emprise de la peur ou la montée d’une douleur profonde, on peut murmurer « oui ». Joseph Goldstein, un fameux pratiquant de la méditation Vipassana et enseignant bouddhiste de longue date, avait un petit bout de phrase qu’il disait répéter souvent comme un mantra : « It’s OK. » Vous pourriez utiliser les mots « c’est ainsi » ou « je consens ». Au début, vous pourriez avoir l’impression de supporter des émotions ou des sensations désagréables. Ou vous pourriez dire « oui » à la honte et espérer qu’elle disparaîtra comme par magie. En réalité, nous devons consentir encore et encore. Pourtant, même le premier geste d’autorisation, le simple murmure d’une phrase comme « oui » ou « je consens » commence à adoucir les angles aigus de votre douleur. Tout votre être n’est pas entièrement crispé dans la résistance. Offrez-lui le petit bout de phrase avec douceur et patience, et avec le temps, vos défenses se détendront, et vous pourrez ressentir le sentiment physique de « laisser aller » et de vous ouvrir au flux de l’expérience.
Investiguer, enquêter avec bienveillance.
Parfois, il suffit de passer par les deux premières étapes de R.A.I.N pour vous soulager et vous reconnecter avec la présence. Dans d’autres cas, cependant, la simple intention de reconnaître et de permettre ne suffit pas. Par exemple, si vous êtes sur le point de perdre votre emploi ou que vous faites face à une pathologie qui met votre vie en danger, vous pouvez facilement être submergé par des sentiments intenses. Ils sont déclenchés à maintes reprises, vous vous réveillez avec eux le matin, et vos réactions deviennent très tenaces. Dans de telles situations, vous auriez besoin de discerner plus finement la vérité de la situation et de renforcer davantage votre analyse et votre compréhension avec cette étape, le I de R.A.I.N. (Investiguer)
Investiguer, enquêter avec gentillesse, c’est faire appel à notre intérêt naturel — le désir de connaître la vérité — et diriger une attention plus resserrée sur notre expérience actuelle. Faire simplement une pause pour demander : « Qu’est-ce qui se passe à l’intérieur de moi ? » peut déclencher la reconnaissance. Mais avec l’enquête, on s’engage dans une analyse plus active et plus pointue. Vous pourriez vous demander : « Qu’est-ce qui monopolise le plus mon attention ? » « Comment est-ce que je ressens cela dans mon corps ? » ou « Qu’est-ce que je crois de cela ? » ou encore « Qu’est-ce que ce sentiment veut de moi ? » Nous pourrions entrer en contact avec des sensations de manque ou de malaise, puis trouver un sentiment d’indignité ou de honte enfouis à l’intérieur. À moins qu’elles ne soient portées à la conscience, ces croyances et ces émotions imprègneront notre expérience et perpétueront notre identification avec un moi limité et déficient.
Nous faisons preuve d’une résistance naturelle à l’inconfort et à l’insécurité : les pensées sont en ébullition dans notre tête, nous sommes hors de notre corps, nous jugeons tout ce qui se passe. Heureusement, nous apportons pour pratiquer R.A.I.N un ingrédient essentiel. Pour que l’investigation guérisse et libère, nous abordons l’expérience avec une dimension intime de l’attention. Nous préservons un accueil bienveillant à tous les niveaux. C’est pourquoi R.A.I.N utilise l’expression « Enquêter avec gentillesse ». Sans cet élan du cœur, l’investigation ne peut pas avancer plus loin ; il n’y a pas assez de sécurité et d’ouverture pour un contact réel.
Imaginez que votre enfant rentre à la maison en larmes après avoir été un peu malmené à l’école. Pour savoir ce qui s’est passé et comment votre enfant se sent, vous devez lui offrir une attention gentille, réceptive et douce. Apporter cette même gentillesse à votre vie intérieure rend possible l’investigation et, en fin de compte, la guérison.
Réaliser la non-identification.
La présence ouverte, aimable et lucide, évoquée dans le R, A et I de R.A.I.N mène au N : la liberté de la non-identification. La non-identification signifie que notre sens de qui nous sommes n’est pas fusionné avec ou défini par un ensemble limité d’émotions, de sensations ou d’histoires. Quand l’identification avec le petit soi se relâche, nous commençons à comprendre et à vivre depuis cette ouverture et cet amour qui expriment l’état naturel de l’esprit. Les trois premières étapes de RAIN nécessitent une activité intentionnelle. En revanche, le N de R.A.I.N exprime le résultat : une réalisation libératrice de cet état naturel. Il n’y a rien à faire pour cette dernière partie de R.A.I.N — la réalisation se fait spontanément, par elle-même. Nous nous reposons simplement dans l’état naturel de l’esprit.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°11 (Automne 2019)