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Les racines de la bienveillance



©Jeremy Bishop

Metta — la bienveillance — est un souhait de bonheur que l’on peut adresser à soi-même ou aux autres. L’une des pratiques de méditation les plus fondamentales du Bouddha consiste à prendre la bienveillance — qui, dans son état naturel et humain, se manifeste plutôt envers ceux que l’on aime — et à l’étendre à tous les êtres, quels qu’ils soient et où qu’ils soient. Il appelle cet état illimité de bienveillance un brahmavihara, une attitude sublime, dans laquelle la bienveillance humaine est élevée au niveau incommensurable de la bienveillance ressentie par les Brahmas, le plus haut niveau des êtres célestes.

Cela demande un certain engagement. Après tout, la malveillance — l’opposé de la bienveillance — est tout autant naturelle dans le cœur humain. Il est tout aussi naturel de ressentir de la malveillance à l’égard de ceux qui vous ont trahi, ou qui ont trahi ceux que vous aimez, que de ressentir de la bienveillance à l’égard de ceux qui se comportent de façon agréable envers vous.


Parce qu’entraîner votre bienveillance à être illimitée demande un effort, c’est un type de kamma [1]. Cela signifie que pour entraîner avec sagesse, pour développer habilement un état d’esprit qui souhaite le bonheur, vous devez comprendre le kamma [2] du bonheur et le kamma [3] de la formation des états d’esprit en général.

Le plus facile pour développer cette compréhension est d’examiner vos souhaits pour votre propre bonheur. Après tout, vous ne pouvez connaître les souhaits de bonheur des autres que par déduction, mais vous pouvez connaître directement les vôtres. Une fois que vous aurez compris comment cela se passe pour vous, vous serez à même de déduire comment cela se passe pour les autres à partir de cette compréhension.

Comme le souligne le Bouddha, le bonheur vient d’actions qui sont guidées par des états d’esprit habiles. Et tous les états d’esprit habiles commencent par la vigilance, la prise de conscience qu’il y a des dangers dans la vie, et que ce sont vos actions qui détermineront si vous allez succomber à ces dangers ou rester en sécurité. Cette attitude contient une compréhension rudimentaire du kamma — que vos actions font la différence entre le fait de souffrir ou non — et de la bienveillance envers vous-même : vous voulez rester en sécurité.

Pour rester en sécurité, vous devez agir sans nuire ni porter préjudice à personne, ce qui signifie que vous devez agir avec bienveillance à tout moment. Pour cela, vous devez faire preuve de bienveillance envers tous, quelle que soit la façon dont ils vous ont traité. Si vous vous laissez aller à éprouver de la malveillance à l’égard d’une personne, vous ne pourrez pas vous faire confiance pour agir de manière inoffensive envers elle. Pour vous assurer que vos actions extérieures sont habiles en toutes circonstances, vous devez faire preuve de bienveillance envers les personnes et les autres êtres vivants dans toutes les situations.


« Rappelez-vous l’exemple du Bouddha, qui a enseigné la voie de la fin de la souffrance à tous les êtres, qu’ils méritentou non de souffrir. »

Cela signifie faire preuve de bienveillance envers tous, qu’ils « méritent » ou non d’être heureux. Rappelez-vous l’exemple du Bouddha, qui a enseigné la voie de la fin de la souffrance à tous les êtres, qu’ils « méritent » ou non de souffrir.

Ensuite, réfléchissez à la façon dont les autres êtres vivants devront agir pour être vraiment heureux : tout comme vous, ils devront créer les causes du bonheur véritable. Ainsi, lorsque vous adressez des pensées de bienveillance aux autres, vous ne pensez pas : « Puissiez-vous être heureux quoi que vous fassiez. » Vous pensez plutôt : « Puissiez-vous comprendre les causes du bonheur véritable et être désireux et capables d’agir en conséquence. » C’est une attitude que vous pouvez étendre à tous les êtres, sans hypocrisie, quelle que soit la façon dont ils se sont comportés dans le passé.

Il est vrai que dans certains cas — lorsque des personnes ont été particulièrement cruelles — cela peut être difficile. Vous voudrez peut-être les voir souffrir d’abord avant qu’elles ne changent leur comportement. Mais vous devez vous rappeler que les gens voient rarement le lien entre leur mauvaise conduite et leur souffrance, et que le fait de souhaiter qu’ils souffrent — même si cela semble servir la cause de la justice — favorise rarement les causes du bonheur véritable dans le monde. Mieux vaut souhaiter que les gens reviennent à la raison et que s’opère un changement dans leur cœur. Et être prêt à contribuer à ce processus de toutes les manières possibles. Après tout, ne préféreriez-vous pas revenir à la raison sans avoir à être puni d’abord pour vos méfaits passés ? Donnez aux autres la même chance.

Bien sûr, il y aura ceux qui se conduisent mal et refusent de changer leurs manières, et il n’y a rien — du moins pour le moment — que vous puissiez faire à ce sujet. C’est pourquoi l’équanimité illimitée est également une partie nécessaire de la pratique des brahmaviharas. Vous considérez que les êtres sont libres de choisir leurs actions, et vous n’êtes pas en mesure de garantir que chacun choisira d’être habile. Même le Bouddha ne pouvait pas le faire. Ainsi, pour rester concentré sur l’entraînement de votre propre esprit, vous devez développer l’équanimité dans les cas où influencer les autres pour qu’ils soient plus habiles est au-delà de vos capacités.

Cette pensée vous permet de vous concentrer sur le travail intérieur qui doit être fait pour développer les attitudes sublimes de manière illimitée.

C’est là qu’entre en jeu le kamma de développer un état d’esprit.

Le Bouddha explique que les états d’esprit proviennent de trois types de sankhara, ou fabrication :

– La fabrication corporelle : l’inspiration et l’expiration.

– La fabrication verbale : la façon dont vous vous parlez à vous-même par des phrases et des expressions. En termes formels, cela se divise en deux activités : la pensée dirigée, qui choisit un sujet sur lequel se concentrer, et l’évaluation, qui pose des questions et fait des commentaires sur le sujet.

– La fabrication mentale : les perceptions — les étiquettes que l’esprit applique aux choses, sous forme d’images ou de mots individuels — et les sensations de plaisir, de douleur ou les sensations indifférenciées.

En décrivant la manière de développer des états de bienveillance universelle, le Bouddha ne mentionne pas la fabrication corporelle, mais il indique comment utiliser les fabrications verbales et les fabrications mentales pour faire naître la bienveillance et la garder à l’esprit à tout moment.

Les fabrications verbales prennent la forme de phrases à se répéter à soi-même ; les fabrications mentales prennent la forme d’images à garder à l’esprit pour renforcer ces attitudes et les rendre illimitées.

Le canon pali donne les exemples suivants sur la façon de formuler les pensées de bienveillance :

« Que ces êtres soient libres de l’animosité, libres de l’oppression, libres des tourments, et qu’ils puissent prendre soin d’eux-mêmes avec aisance ! » (Majjhima Nikaya, 41)


« Heureux, au repos,

puissent tous les êtres être heureux dans leur cœur.

Quels que soient les différents êtres qu’il puisse y avoir,

faibles ou forts, sans exception,

longs, grands,

moyens, petits,

subtils, grossiers,

visibles et invisibles,

vivant à proximité et au loin,

nés ou cherchant à naître :

Que tous les êtres soient heureux dans leur cœur.


Qu’aucun ne trompe un autre

ni ne le méprise, où que ce soit,

ni par la colère ou des perceptions d’irritation,

ne souhaite qu’un autre souffre. »

(Sutta Nipata, 1:8)


Remarquez comment le premier exemple se termine par la pensée : « Puissent-ils prendre soin d’eux-mêmes avec aisance. » Il s’agit d’un souhait que tous les êtres puissent dépendre d’eux-mêmes dans leur recherche du bonheur. De même, le deuxième exemple se termine, non pas par le simple souhait que les êtres soient heureux, mais par le souhait qu’ils évitent de développer des états d’esprit qui les amèneraient à se comporter de manière malhabile sous le coup de l’irritation ou de la malveillance. En d’autres termes, l’expression idéale de la bienveillance envers les autres est qu’ils apprennent à développer eux aussi la bienveillance universelle.

De cette façon, la bienveillance empreinte de maturité accorde de la dignité aux autres, en reconnaissant qu’ils sont les acteurs qui devront être responsables de leur propre bonheur. Votre rôle consiste à leur souhaiter bonne chance dans cette quête et à les inciter, le cas échéant, à choisir leurs actions avec sagesse. C’est ainsi que votre bienveillance peut être la plus efficace.

Bien sûr, il est possible de développer la bienveillance en l’exprimant dans vos propres termes, de la manière qui vous aidera à ne pas céder à la malveillance. L’important est de toujours garder à l’esprit la relation entre la bienveillance et le kamma : votre propre kamma et celui de tous les autres.


Les discours du canon offrent d’autres réflexions pour étoffer les sentiments de base de la bienveillance en tant qu’attitude sublime. Par exemple, lorsque quelqu’un fait quelque chose de malhabile qui vous déplaît, vous pouvez éviter de céder à la colère et à la malveillance envers cette personne en vous concentrant sur les choses habiles qu’elle a faites dans le passé. Il est ainsi plus facile d’entretenir des pensées de bienveillance, même dans les cas difficiles.


Pour renforcer ces modes de pensée, et pour qu’il soit facile de les garder à l’esprit, le Bouddha recommande des fabrications mentales — des analogies et des représentations — à visualiser lorsque vous considérez votre bienveillance.

Les analogies les plus frappantes soulignent l’importance de protéger votre bienveillance face aux difficultés. Par exemple, de la même manière qu’une mère qui a un enfant unique le protège de sa vie, vous devez protéger votre bienveillance pour tous les êtres, quel que soit leur comportement, même s’ils essaient de vous tuer.

Dans l’une de ses comparaisons les plus frappantes, le Bouddha dit que même si des bandits vous ont maîtrisé et vous découpent en morceaux avec une scie à deux poignées, vous devez développer des pensées de bienveillance en commençant par eux, puis en étendant ces pensées au cosmos tout entier. Il vaut mieux que vous mouriez en protégeant votre bienveillance que de mourir avec de la malveillance dans votre cœur, car cette malveillance pourrait vous conduire à une mauvaise destination.

Comme l’ajoute le Bouddha, il est bon de garder cette image à l’esprit en permanence, de sorte que lorsque les gens vous maltraitent de manière moins radicale, il sera plus facile de les traiter avec bienveillance.

D’autres analogies qui aident à renforcer la bienveillance soulignent le fait qu’en la rendant vaste, vous la rendez également puissante, imperméable à la mauvaise conduite des autres. Percevez-la comme étant semblable à la Terre : un homme peut venir et essayer de faire en sorte que la Terre n’ait plus de terre en creusant çà et là, en crachant ici et là, en urinant par-ci par-là, mais il n’y parviendra jamais, car la Terre est beaucoup plus grande que ses minuscules actions.

Vous pouvez aussi percevoir votre bienveillance comme l’espace : les gens peuvent essayer d’écrire des mots dans l’espace, mais les mots ne collent pas, parce que l’espace n’a pas de surface à laquelle ils peuvent se coller. De la même manière, vous pouvez rendre votre esprit si vaste et si spacieux que les mots blessants des autres n’ont pas de place pour s’y inscrire.

Le Bouddha recommande également de percevoir la bienveillance comme une richesse. Il développe cette analogie par une comparaison : de même qu’une personne riche est à peine affectée par une petite amende, de même, si votre esprit a été rendu expansif par la bienveillance universelle, vous êtes à peine affecté par les résultats des mauvaises actions passées.

Vous pouvez vous-même développer cette analogie : la bienveillance est une forme de richesse que vous pouvez produire de l’intérieur, simplement à partir de vos propres pensées, et vous pouvez rendre votre richesse aussi abondante que vous le souhaitez. C’est comme avoir sa propre presse pour imprimer de l’argent. Contrairement aux monnaies du monde — où plus on imprime de l’argent, plus sa valeur diminue — la valeur de la monnaie de la bienveillance universelle, elle, continue d’augmenter au fur et à mesure que vous en produisez.

[1] Un type de kamma : un type d’action déterminée ici par la motivation mise en œuvre. [2] Le kamma du bonheur : les causes qui vont développer, déterminer le bonheur, les actions soutenues par cette motivation, les effets qui découlent de ces actions. [3] Le kamma de la formation des états d’esprit : les causes qui vont développer, déterminer un état de l’esprit, les actions sous-tendues par cet état de l’esprit et les effets qui découlent de ces actions.



Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°21 (Printemps 2022)


 

©Philippe Judenne


Thanissaro Bhikkhu est un moine bouddhiste theravada de l’ordre Dhammayut. Il est actuellement l’abbé du monastère de la forêt de Metta (Metta Forest Monastery) dans le comté de San Diego, aux États-Unis.







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