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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Les poules et le poète


« Le poète perce quelques trous dans l’os du langage pour en faire une flûte.Ce n’est rien, mais ce rien parle de l’éternel. » Christian Bobin.

 

Voilà. Voilà ce qui arrive quand on attrape un livre au hasard. L’instant d’avant tout est paisible ; et flou. L’instant d’après le voile se déchire et la réalité fait irruption dans un vacarme assourdissant. Oui, il est possible – à tout moment – de se faire capturer le cœur. Oh, pas pour une amourette de vacances au son de la Macarena. Ni pour un embrasement intense et passionnel... éteint à la première feuille de salade coincée entre les dents. Non. Une captation, consentante sinon voulue, au cœur du temps présent : quelques lignes, au détour d’une page, capables de relancer l’horloge à l’envers. Une capture totale, cœur et âme. Un retour instantané dans « l’ici et maintenant » grâce à des mots, de simples mots, et deux ou trois silences, assemblés sur une page.

Retour au temps présent donc. Un temps dont on a fini par comprendre, à force, qu’il fonctionne à rebours.


Le poète a le pouvoir de soulever le voile de l’illusion.

Les poules aussi.


Ce matin, Brigitte et son mari Michel nous ont apporté deux gallinacées couleur noisette, dont la mission officielle sera de picorer dans les jardins du monastère (et celle plus officieuse de nous permettre de gagater à loisir en buvant le café : « Cot ! Cot ! Mais qu’elles sont mignonnes ! Venez les poulettes ! »). Elles arrivent, en voiture, depuis la Belgique voisine. Attendues comme des reines, espérées comme des infantes : voici que le van s’avance sur le parking. Et le message de se répandre dans les couloirs : « Les poules sont arrivées ! Venez les voir. Elles sont là : devant le temple ! » Ayant bondi de ma chaise de bureau (beaucoup beaucoup plus vite que pour le samou vaisselle, avouons-le...), je me retrouve devant le coffre de la voiture, aux premières loges, excitée comme une puce savante découvrant le nombre pi. Michel soulève le couvercle du poulailler, j’avance la tête... et mon cœur se dérobe. J’ai dû louper un battement, voire deux. Le temps pour la splendeur de s’y frayer un chemin. À la place du palpitant, j’ai désormais deux poulettes. Deux petites frimousses rousses, picorant les minutes, innocemment, sans s’en rendre compte. Deux cocottes aux plumes douces comme celles des anges ou peut-être plus douces encore.

 

D’une heure à l’autre, le monde dévoile ainsi ses charmes, avec pudeur. À chaque moment, il peut nous ravir le cœur et, à la place de l’enclume, accrocher une étoile.

 

Et vous lecteurs quels sont vos impromptus du temps présent ? Vos merveilles inattendues ? Ces moments où l’on vous capture le cœur, pour vous le rendre intact, en apparence, quelques instants plus tard, à peine saupoudré de poussières d’étoiles.

« L’invisible est la totalité de ce que nous avons sous les yeux. » Christian Bobin

Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°8 ( Printemps 2018 )

 

Kankyo Tannier est nonne de la tradition zen Sôtôet auteur du blog www.dailyzen.fr. Elle pratique depuis quinze ans dans un monastère en Alsace.

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