Par Ajahn Jayasaro
L’altérité
Dans une des grandes satires de la superstition religieuse, un messie malgré lui s’agace de toutes les personnes qui le suivent partout : « Vous n’avez pas besoin de me suivre ! Vous n’avez besoin de suivre personne ! Vous devez penser par vous-même ! Vous êtes chacun un individu ! » La foule autour de lui rétorque : « Oui, nous sommes des individus ! » Il crie plus fort : « Vous êtes tous différents les uns des autres ! », et la foule de hurler en retour : « Oui, nous sommes tous différents ! » Puis, dans le petit silence qui suit, une voix provocatrice dit : « Moi non ! »
La scène est à la fois drôle et astucieuse. La foule dénie son individualité en l’affirmant, le rebelle esseulé affirme son individualité en la déniant.
L’ironie est que plus nous pensons par nous-mêmes, plus nous réfléchissons profondément sur notre esprit et notre vie, moins nous devenons des individus, c’est plutôt le contraire.
En tant que méditants, nous revenons sans cesse à la vérité selon laquelle tous les êtres sensibles sont nos compagnons dans la naissance, la maladie et la mort, tous les êtres partagent l’envie d’être heureux et l’aversion envers la souffrance. Ce faisant, les barrières qui nous séparent des autres se dissolvent.
Moins on s’identifie avec ce corps particulier et ses états d’esprit transitoires, moins on cherche à trouver un sens et un but dans ce qui nous différencie des autres. Moins les façons dont nous sommes différents des autres sont la mesure de la valeur de nos vies, plus notre santé mentale est bonne.
Le 22 août 2022
Être libre de nos contraintes intérieures
Pour la plupart des gens, la liberté signifie être capable de faire des choix et agir sans que personne d’autre ne leur dise ce qu’ils doivent croire ou faire. Il s’agit, essentiellement, d’une absence de contraintes extérieures. Du point de vue bouddhiste, cela peut être un fondement de la liberté, mais ce n’est pas la chose en elle-même. Nous mettons l’accent sur la capacité de faire des choix et d’agir avec sagesse et compassion, sans être entravés par les souillures mentales[1]. Il s’agit, essentiellement, d’une libération des contraintes intérieures.
Les êtres humains veulent être heureux et ne veulent pas souffrir. Cependant, par nos pensées, nos paroles et nos actions, nous sommes souvent nos pires ennemis. Encore et encore, nous négligeons de créer les conditions propices au bonheur, encore et encore, nous créons les conditions propices à la souffrance. Sans connaissance de soi, sans entraînement de l’esprit, toutes les libertés extérieures que nous obtenons deviennent des épées à double tranchant. Si nous ne faisons pas face à l’asservissement par les souillures mentales et n’agissons pas pour y remédier, nous ne réaliserons jamais notre profond potentiel pour une véritable liberté.
Le 2 octobre 2022
Maîtriser la pensée et la mémoire
Nous entendons parfois dire que nous devrions lâcher prise du passé, lâcher prise de l’avenir et nous établir dans le moment présent. En fait, nous n’avons pas le choix en la matière. Le moment présent est tout ce que nous avons jamais eu et aurons jamais.
Au cours de nos longues errances dans le samsara[2], le moment présent a été la seule constante. Dans notre expérience directe, le passé n’est qu’un souvenir qui surgit et disparaît dans le moment présent et le futur, une pensée qui surgit à l’instant présent. Notre tâche en tant que méditants n’est donc pas tant de nous défaire de nos attachements au passé et au futur que de nos attachements à la mémoire et à l’imagination.
La pensée et la mémoire font partie de la nature et jouent un rôle indispensable dans la vie et l’apprentissage. Mais il est facile de s’y engluer. La pratique du Dhamma[3] met l’accent sur la connaissance de la mémoire en tant que mémoire, de la pensée en tant que pensée, comme elles se produisent. Nous apprenons à voir l’espace qui les entoure, dans lequel elles surgissent et disparaissent. En agissant ainsi, nous pouvons devenir le maître de la mémoire et de la pensée, plutôt que leur jouet.
Le 5 septembre 2022
Réagir avec sagesse
Lorsque nous voyons ou entendons parler de personnes qui se comportent mal, qu’il s’agisse de personnes que nous connaissons ou de personnes dont on parle dans les médias, nos réactions les plus courantes sont la dépression et la colère. Bien que la dépression et la colère empoisonnent notre esprit, nous les laissons faire encore et encore. Pourquoi nous infligeons-nous cela ? Il existe un moyen plus sage.
Lorsque nous voyons ou entendons parler de personnes qui agissent mal, nous pouvons réfléchir aux états d’esprit qui les ont poussées à agir. Nous pouvons nous dire, par exemple, que : « C’est le résultat de l’avidité. L’avidité est une chose vraiment terrible. Elle cause tant de souffrance. Comme ce serait merveilleux s’il y avait moins d’avidité dans le monde ! Moi aussi, j’ai de l’avidité dans mon cœur. Chaque fois que je nourris cette avidité, je contribue à la souffrance dans le monde. Je vais abandonner, je dois abandonner cette avidité dans mon cœur ; pour mon propre bien-être, et pour jouer mon petit rôle dans la réduction de la souffrance dans le monde ». (Cela vaut pour l’avidité mais aussi pour toute autre souillure.)
En réfléchissant de cette manière, chaque élément d’information vient heurter notre complaisance et augmente notre sentiment d’urgence. Nous reconnaissons l’avidité et l’égoïsme, les haines et les jalousies, l’attachement aux points de vue et aux croyances, qui causent tant de tourments dans le monde. Mais plutôt que de nous sentir oppressés par eux, nous en faisons le carburant de notre pratique.
Le 5 octobre 2022
[1] Souillures mentales : il s’agit des émotions perturbatrices ou pollutions mentales (klesha en sanskrit) qui nous tourmentent sur le plan émotionnel. Elles sont générées par les trois poisons de base que sont le désir-attachement, la haine-aversion et l’ignorance. La jalousie, l’orgueil et l’avidité viennent à leur suite.
[2] Samsara : cycle des existences conditionnées par la causalité des actions accomplies par le corps, la parole et l’esprit. [3] Dhamma (pali) ou Dharma (sanskrit) : désigne l’enseignement du Bouddha.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°24 (Hiver 2022/23).
Les enseignements des feuilles jaunes sont de courts textes manuscrits, traduits par un groupe de volontaires et diffusés sur les réseaux sociaux : www.ajahnjayasaro.fr
Ajahn Jayasaro est ordonné bhikkhu en 1980, avec le vénérable Ajahn Chah comme précepteur. Il vit actuellement dans un ermitage au pied des montagnes de Khao Yai, non loin de Bangkok, en Thaïlande. Il est également une figure clé du mouvement visant à intégrer les principes bouddhistes de développement dans le système éducatif thaïlandais. Nombre de ses conférences sur le Dhamma sont diffusées à la radio, à la télévision et sur les médias numériques.