Par le vénérable Ajahn Vajiro
Traduction : Jeanne Schut
Dans les enseignements du Bouddha, il est fait mention de quatre vertus — la bienveillance, la compassion, la joie altruiste et l’équanimité — regroupées sous le nom de Brahma Vihara (skrt : « les demeures divines »)[1]. En réalité, ces « demeures » peuvent très bien être ramenées des cieux vers la terre si on considère que, en tant qu’« émotions » (émotion), elles nous motivent et nous encouragent à transcender les limitations de l’existence humaine de base. « Transcender les limitations » est une autre définition pour « grandir ». Cette idée a germé en moi grâce à un ami qui a souligné que les demeures divines du bouddhisme peuvent être considérées comme les « émotions adultes ». Ceci n’est donc pas une analyse fouillée des Brahma Vihara que l’on pourra trouver dans tout livre sur le bouddhisme mais simplement la suite des réflexions nées de cette idée.
« Les émotions adultes sont celles qui permettent aux autres de grandir. »
Il me paraît évident que les émotions sont motivantes. Je les vois comme des causes, des moteurs qui nous dirigent et nous font bouger. Elles fournissent l’énergie qui engendre le mouvement, l’action d’aller vers un objet ou une situation ou de s’en éloigner. Nous nous déplaçons et nous agissons par le corps, la parole et l’esprit, et ce mouvement est une réponse à des stimuli sensoriels. C’est d’ailleurs grâce à cette réponse que nous prenons conscience de l’apparition des émotions. Avant le mouvement il y a une stimulation sensorielle, un contact ; il s’ensuit une sensation et puis une perception, et c’est cela qui est mêlé ou lié aux émotions adultes.
En pali il n’y a pas de mot équivalent au mot « émotion ». Une émotion est un mélange de perception et de sankhara — un schéma d’habitude — et les deux peuvent être consciemment travaillés. Les émotions adultes sont la réponse et le moteur d’action de la personne adulte.
Parfois le but du bouddhisme est décrit dans des termes qui laisseraient croire que l’on cherche à avoir un cœur libre de toute passion, de toute émotion, froid : pas de réaction, pas de sentiment, pas de désir, pas de motivation… Mais cette image est en total désaccord avec ce que nous savons du Bouddha : c’était un homme poussé par une forte motivation et une immense compassion qui a mené sa vie pour le plus grand bien de tous les êtres.
Les émotions adultes sont celles qui permettent aux autres de grandir. Alors quand une personne agit ou réagit en faisant preuve d’une émotion adulte, elle aide ceux qui l’entourent à transcender leurs limitations. Si cela vous paraît abstrait, voyez comment les parents réussissent le mieux à permettre à leurs enfants de mûrir : en exprimant ces émotions adultes que sont la bienveillance, la compassion, la joie altruiste et l’équanimité.
Dans la pratique, ces quatre émotions « qui font grandir » sont liées, même si on les sépare pour mieux les analyser et les expliquer. Elles sont comme les différents aspects d’un même lieu, différentes manières de décrire une vertu céleste et nous en décrivons les différents aspects pour nous aider à mieux en être conscients et pouvoir les exprimer dans notre vie.
Metta est la bienveillance, la gentillesse. Quand cette vertu est éveillée en nous, elle nous aide à nous accepter nous-mêmes et à accepter les autres, et donc à nous comprendre et à comprendre les autres. La compréhension implique la sagesse et cette sagesse est ce qui nous permet de trouver la voie, de dépasser ou de lâcher ce qui limite et attache le cœur. Et quand on exprime cette bienveillance aux autres, on leur permet de s’accepter et d’accepter les autres. Il s’agit d’une acceptation émotionnelle qui vient du cœur ou des tripes et qui permet à nos réactions à ce qui est perçu comme « autre » d’être pleines de gentillesse et non motivées par le rejet, l’aversion ou la peur. Quand metta est illimité, ses effets sont rayonnants et attirants : metta réchauffe ceux qui ont froid et rafraîchit ceux qui ont chaud.
Karuna est la compassion. La compassion nous permet de percevoir clairement chez les autres la souffrance, l’angoisse, la peine, l’agonie, le tourment et la détresse parce que nous la laissons aussi nous pénétrer. Dès lors, il ne s’agit plus d’ignorer ou d’être inconscient mais d’inclure, d’accepter, d’être conscient. La compassion est vaste, elle permet à ce qui est d’exister, d’évoluer et de prendre fin — elle permet surtout à la souffrance de prendre fin. Cela signifie qu’elle doit être patiente, sans aucune hâte pour se débarrasser de la souffrance à n’importe quel prix. C’est le côté actif de la sagesse et le purificateur suprême. La compassion du Bouddha lui a permis de comprendre qu’un être pleinement éveillé pouvait encore faire quelque chose. C’est la compassion qui l’a poussé à enseigner « pour le bien de ceux qui n’ont que peu de poussière dans les yeux ».
L’empathie est une autre forme de la compassion. Ce mot est peu utilisé mais il évoque une qualité de cœur, une promptitude à se charger du fardeau des autres, à toujours aider de son mieux, à écouter les appels au secours et à agir. Les « appels » ne sont pas forcément dramatiques. Il peut simplement s’agir d’aider à préparer une salle avant une réunion ou de la nettoyer après. À chaque fois que nous prenons conscience qu’une aide serait la bienvenue et que nous agissons dans ce sens, nous pratiquons karuna.
Mudita est souvent traduit par « joie altruiste ». Altruisme, joie, apporter de la joie sont des mots qui évoquent pour moi les qualités de cœur qui sont à l’opposé de l’envie et la jalousie. Mudita c’est se réjouir du bonheur des autres. Cela implique qu’il faut être pleinement conscient et s’ouvrir à la possibilité d’apprécier ce qui va bien pour les autres et, en particulier, ce qui est bon, vertueux et sage chez autrui. Mudita peut éveiller une aspiration à agir de même. Ajahn Sumedho dit que mudita c’est aussi apprécier la beauté d’une rose épanouie, ce qui signifie que l’on peut pratiquer cette vertu à tous les niveaux. Mais il arrive qu’en voyant une rose épanouie nous pensions avec un soi-disant « réalisme » : « Bof, de toutes façons, elle va finir par se faner. Pas d’attachement ! » Pour équilibrer attachement et mudita, upekkha doit être présent.
Upekkha est l’équanimité ou la sérénité, dans la mesure où l’on accepte les limitations et on s’élève au-dessus d’elles. À chaque fois que la vie m’a apporté des difficultés, que j’ai été freiné par les circonstances, par moi-même ou par les autres, j’ai été aidé par l’évocation de la phrase suivante : « Sois serein dans l’unité des choses. » Il doit y avoir une acceptation consciente du fait que les choses sont limitées pour que le cœur puisse travailler à transcender ces limites.
Sur un plan « ordinaire », si je veux apprendre à taper sur mon ordinateur sans regarder le clavier, je dois commencer par accepter qu’actuellement je n’en suis pas capable ; ce n’est qu’alors que je pourrai honnêtement faire l’effort d’apprendre à entraîner les doigts et les yeux à fonctionner ensemble de manière automatique. Si je refuse d’accepter le fait qu’à l’heure actuelle je ne sais pas faire, je peux toujours prétendre taper sans regarder le clavier mais la seule personne que je tromperai, c’est moi-même. C’est exactement ce que nous faisons sur une grande échelle quand nous prétendons être des gens mûrs et accomplis, alors que nous sommes incapables d’accepter les limitations que nous trouvons en nous. Nous prétendons être mûrs mais, en réalité, nous ne sommes pas clairement conscients de nos émotions ni de nos intentions, et nous nous autorisons à agir sous l’impulsion d’émotions immatures et néfastes. Quand il s’agit de taper sur un clavier, les conséquences ne sont pas graves mais quand une personne se fait croire et fait croire aux autres qu’elle est adulte, c’est plus dangereux pour elle et pour les autres.
Les quatre Brahma Vihara font un tout. Ajahn Buddhadasa disait qu’upekkha menait les trois autres. Dans certaines situations où un bel altruisme peut s’épanouir, mudita est la motivation « adulte » du cœur. S’il est possible d’alléger une souffrance ou une détresse, la compassion est le recours. Une situation laide ou désagréable nécessite l’intervention de metta. L’acceptation, autre aspect de metta, trouve un écho dans l’acceptation de nos limites inhérente à upekkha, c’est pourquoi il est tellement important de commencer avec metta.
Pour la plupart d’entre nous, et même chez les animaux, metta est la première émotion qui permet à tous de grandir et de mûrir. Cela commence avec la mère qui accepte son petit de manière inconditionnelle. Un petit qui ne reçoit pas de metta — en particulier un être humain — mourra rapidement ou deviendra un individu à problèmes et immature. Metta est la première des motivations qui poussent les petits à grandir.
La compassion nous permet d’être clairement conscients des changements et des évolutions qui font partie des changements — depuis le bébé, l’enfant, l’adolescent, l’adulte, le vieillard, ainsi que la souffrance d’être séparé de ce que l’on connaît qui fait partie de ce processus — et de supporter ces changements avec bon sens et sensibilité.
Mudita nous donne l’occasion de nous réjouir de la vie, de ressentir la beauté et l’émerveillement d’être une vie sensible séparée et en même temps mystérieusement reliée au tout. Et, quand on s’autorise à lâcher toutes les peurs de l’inconnu, on peut s’émerveiller et se réjouir de ce qui est au-delà du connu.
Ce qui nous fait avancer dans la vie, au milieu de l’incertitude et du changement, c’est ce qui peut apporter un peu de liberté aux êtres. Nos intentions nous font avancer dans la vie, nos intentions sont l’espace de notre plus grande liberté. Notre défi consiste à utiliser et entraîner cette liberté avec sagesse.
Remerciements à www.dhammadelaforet.org/
[1] Les quatre demeures divines ou « quatre demeures de Brahma », ces pratiques méditatives de l’amour, de la compassion, de la joie sacrée et de l’équanimité sont communes à l’hindouisme, au jaïnisme et au bouddhisme, mais dans la « Voie du Bouddha », ces quatre pratiques prennent une dimension particulière à la charnière de l’éthique et de l’absorption méditative. Elles sont dites incommensurables ou illimitées de par la portée de leur objet et de leur efficacité.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°17 ( Printemps 2021 )
Ajahn Vajiro reçoit l’ordination de moine à l’âge de 30 ans par le vénérable Ajahn Chah au Wat Pah Pong. Il a participé à la création du monastère bouddhiste Amaravati et a vécu dans plusieurs monastères au Royaume-Uni, en Nouvelle-Zélande et en Australie. En 2010, il a été officiellement invité au Portugal pour aider à y établir un monastère de la tradition des moines de forêt nommé Sumedhārāma, où il vit actuellement.