Texte et photos ©Anne Petry pour Sagesses Bouddhistes www.annepetry.com
Anne Petry s’éloigne des sentiers battus, en rencontrant ceux dont les modes de vie et les traditions sont tout à fait uniques, ceux dont les systèmes politiques et religieux se distinguent des nôtres. Dans un esprit d’ouverture et de respect, elle regarde ceux qui semblent différents et porte témoignage. Au monastère de Shéchèn au Népal, Matthieu Ricard, moine bouddhiste et également photographe, lui facilite les accès plutôt réservés aux moines et permet à la photographe de s’approcher de son sujet. Un récit documenté qui nous rapproche des moines danseurs du Tibet.
Le Népal est un pays que je connais bien. Cependant je n’avais jamais eu l’occasion de me rendre au monastère de Shéchèn, havre de paix situé à Bodnath, enclave bouddhiste au cœur de la frénétique capitale de Katmandou.
Ce monastère fondé dans les années 1980, sur la demande du renommé maître bouddhiste Dilgo Khyentsé Rinpoché, a pour but de perpétuer les traditions et enseignements délivrés par le passé dans le monastère de celui-ci, alors situé au Tibet et détruit lors de la révolution culturelle chinoise.
Hasard du calendrier ou cadeau du destin ainsi que j’ai envie de le croire, mon passage au monastère Shéchèn coïncidait avec le « Festival du Dixième Jour », dixième et dernier jour des célébrations qui marquent habituellement la fin de l’année et le commencement d’une nouvelle selon le calendrier tibétain.
Ce jour est un point d’orgue durant lequel les danses sacrées sont offertes à la centaine de fidèles bouddhistes ainsi qu’aux curieux laïcs attirés par les sons des trompettes et à quelques touristes étrangers.
Pendant les journées précédentes, un « drupchen » avait été organisé. Cette forme de pratique de groupe intensive – on parle de pratique d’accumulation – exige toute sorte de détails : « Le groupe doit compter un certain nombre de yogi et de yogini, le son du mantra ne doit jamais être interrompu et six séances par jour doivent être menées », explique le maître Dzongar Khyentsé Rinpoché. Cette pratique intensive qui s’étend sur plusieurs jours est porteuse de grand mérite. Comme il est dit que plusieurs jours de participation à cette pratique de groupe peuvent avoir autant de valeur que des années de retraite solitaire, j’avais eu hâte de découvrir et d’assister à ces célébrations.
Un « Drupchen », littéralement « vaste accomplissement », rassemble toute la gamme des méthodes habiles – mystiques, rituelles et artistiques et notamment : la création du mandala qui est le palais, la maison de la déité vers laquelle s’adressent des pratiques complètes de la prière avec visualisation, mudra, chant et musique. Toutes sortes d’offrandes peuvent être réalisées que ce soit un mandala de sable ou une danse sacrée aussi appelée « Cham ».
Les danses monastiques ou Cham sont donc l’expression d’offrandes aux déités paisibles et courroucées pour qu’elles dissipent les obstacles à la libération. De nombreux personnages, outre les divinités, interviennent. Certains symbolisent par exemple l’attachement à l’ego ou l’« impermanence » de la vie terrestre. Les moines danseurs revêtent des masques, parfois terrifiants. D’autres moines utilisent des tambourins et des timbales pour chasser les mauvais esprits. Du fait de leur codification très précise, ces danses dynamiques exigent une grande concentration. Les mouvements, enchaînements et expressions des danseurs sont décrits dans des textes mais la transmission orale demeure fondamentale.
Les danses sacrées des moines tibétains viennent clôturer neuf jours de rituels.
Durant les danses, les moines se visualisent sous la forme de la déité, qui n’est pas une entité vivant dans une autre dimension mais une forme symbolique d’une des différentes caractéristiques de l’Éveil, telles que la bienveillance envers les êtres vivants et la connaissance de la nature de toutes choses. Dans le bouddhisme tibétain, il est mentionné que lors de la danse, le fait de se visualiser telle une déité, non pas comme simple fabrication mentale mais en ressentant pleinement qu’on est la déité, permet au danseur de comprendre et d’accéder à cet aspect de la bouddhéité qu’il porte en lui. En effet, ces déités représentent les qualités liées à la réalisation de l’Éveil que sont la compassion, la sagesse et la connaissance de la nature ultime du monde phénoménal (ce que nous avons autour de nous et sous nos yeux). Afin de se préparer de la meilleure façon, les moines – que j’observais avec beaucoup de respect et de curiosité – avaient veillé une grande partie de la nuit précédente pour que les rituels et prières ne fussent pas interrompus puis, de 9 h du matin à 17 h, ils offraient le spectacle, puisant dans leurs ressources afin d’être physiquement et mentalement présents pour ce marathon de chorégraphies qui demandaient énergie, endurance et précision à chacun des danseurs.
Quant à moi, ne voulant rater ni danses, ni préparatifs, je me déplaçais tout au long de la journée de la cour où se tenaient les représentations, au temple qui pour l’occasion était reconverti en « dressing room ». Ce lieu d’habitude si ordonné, où chacun s’assoit à une place attitrée pour y prier des heures durant, était en ce jour très spécial
grouillant de moines joyeux d’offrir le spectacle, s’affairant pour placer haut sur leurs têtes les masques sacrés et s’entraidant pour revêtir au mieux leurs complexes habits d’apparat.
Les danseurs doivent être physiquement prêts car les costumes, masques et coiffes sont particulièrement lourds et parfois très inconfortables mais aucun ne se plaint car c’est un honneur de porter ces tenues dont chacune a une signification particulière.
Ils vont ainsi danser pendant des heures, donnant la représentation de la purification de l’esprit et du triomphe sur les poisons mentaux. Il est dit que de pratiquer, tout comme d’observer ces danses sacrées, permet de « libérer » l’esprit et de retrouver le calme intérieur, dans le sens où l’on peut s’émanciper des poisons mentaux tels que la colère, la jalousie, l’envie ou l’ignorance.
Quant aux masques sculptés par d’habiles experts en la matière, ils peuvent avoir des traits courroucés et ainsi représenter la fureur de nos passions dévastatrices ou avoir un aspect bienveillant.
De la même manière, chaque objet utilisé par les moines danseurs et lors des rituels qui précèdent les danses est considéré comme sacré et ayant une symbolique propre. Ces reliques sacrées sont les représentations de certains accessoires que la déité, visualisée par le danseur, détient entre ses mains et les symboles d’une lutte dans laquelle la « vision pure » triomphe.
Les danses, relativement longues, sont en général composées de séries répétées à plusieurs reprises.
Certaines illustrent un combat quand d’autres danses plus acrobatiques mettent en scène des moines entraînés qui, tout en sautant, arrivent à toucher leur front avec la pointe de leurs pieds. Les chorégraphies sont effectuées tant avec grâce et élégance, qu’avec force et précision. Les mouvements rapides et amples sont la preuve de l’entraînement et de l’expérience de ces moines spécialement formés aux danses sacrées.
Si ce spectacle intense, magnifique et haut en couleur peut nous rappeler l’importance des rituels du bouddhisme tibétain, on peut garder à l’esprit qu’un sens profond est au cœur de ces danses, ces danses sacrées qui ne sauraient être réduites à une chorégraphie théâtrale. Et pour preuve, la motivation de ces musiciens et ces danseurs qui dédient le mérite de ces dix jours de pratique à l’éveil et au bénéfice de tous les êtres.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°23 (Automne 2022)