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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Les causes de la joie

Propos recueillis par Philippe Judenne 

Photos : Olivier Adam 

 

Sagesses Bouddhistes : Est-ce que la joie est la nature de l’esprit ? 

Sa Sainteté Le Gyalwang Drukpa : Tout dépend de quelle joie nous parlons. La joie n’est pas nécessairement la nature de l’esprit et elle n’est pas nécessairement positive. Une joie sans attachement, sans saisie, est juste. C’est une joie libre de l’ignorance, une joie pleine de compréhension, autrement dit, une joie qui vient d’un état de profonde méditation. C’est bien. Mais une joie qui s’accompagne de fierté, une joie où résonnent l’ignorance et l’ego n’est pas nécessairement positive. 

Il en va de même pour le bonheur et pour le plaisir. Je peux avoir plaisir à tuer des gens, beaucoup de gens, parce que cela me donne du pouvoir. J’ai des armes, des armes spéciales. Je peux tuer et j’en suis très heureux. Est-ce cela le plaisir ? Oui, c’est un plaisir mais ce n’est pas positif. C’est pareil pour la joie : elle peut, elle aussi, être négative. Cela dépend. 

Mais bien sûr, en profonde méditation mahamoudra — « de la grande perfection » — ou en profonde méditation zen, quand il n’y a pas d’ego, il y a beaucoup de joie, de plaisir et de bonheur. Ces sentiments sont au-delà de toute expression, inimaginables. Nous appelons cela « la grande joie » et ce plaisir est un  plaisir immense, incroyable, indicible. Cette forme de joie est assurément une définition de la joie positive. 



« La véritable cause de « la grande joie » est l’absence d’ego. »

 

Quelles sont les causes de cette joie ? 

La véritable cause de « la grande joie » est l’absence d’ego. On n’a aucune attache égotique. Voilà la raison pour laquelle la grande joie apparaît, la folie apparaît ! Parfois, nous appelons une personne saisie de cette sorte de joie « le yogi fou ». C’est tout simplement incroyable. Il n’a ni colère, ni désir, ni ignorance, ni fierté. Rien d’autre que cette incroyable « folie » — c’est comme cela que je l’appelle. Et cela ne vient que lorsqu’on n’est plus attaché à un ego. 


C’est étrange que vous appeliez cela « folie » parce que cela ressemble plutôt à la sagesse. 

 (Rire) En effet cette folie est la manifestation d’une grande sagesse. Cette sorte de folie ne peut être causée que par une immense sagesse. 

 

Si la joie n’est pas la véritable nature de l’esprit, quelle est la véritable nature de l’esprit ? 

Il y a de la joie mais pas celle que l’on a quand on gagne un match de football. Plutôt la « folie » dont j’ai parlé, qui est au-delà de toute expression. Cette joie n’est pas toujours visible de l’extérieur. Par exemple, je pourrais la ressentir maintenant, vous ne le verriez pas mais elle serait à l’intérieur. C’est de la folie, c’est fou. Ou bien, elle peut s’exprimer extérieurement : on peut courir dans les rues sans vêtements, se mettre à danser… Faire toutes sortes de choses. Ou bien ne rien faire, rester simplement assis là. Tout dépend du yogi et de ce qu’il estime être bon pour les personnes qui l’entourent. C’est lui qui choisit d’avoir telle ou telle contenance. Ces yogis ne sont pas fous dans le sens où ils seraient incapables de se contrôler. Non, au contraire, ce sont les personnes qui se contrôlent le mieux du monde ! Ils font cela pour le bien des êtres. C’est pourquoi certains se promèneront nus, d’autres danseront ou chanteront. C’est pour cela que, pour le commun des mortels, ils semblent fous et qu’on les appelle « les yogis fous », mais ils ne sont pas fous. Ils n’ont pas besoin d’être emmenés dans un hôpital psychiatrique pour recevoir des électrochocs. Non, pas du tout ! Ce sont les personnes les plus lucides qui soient. 

 

Existe-t-il un entraînement à la réjouissance, comme voir un verre plutôt à moitié plein qu’à moitié vide ? Cette satisfaction est-elle un antidote à la jalousie ?  

Parlons du sentiment de satisfaction. Tout d’abord, vous devez être satisfait de vous-même. Vous devez éprouver de la gratitude pour ce que vous avez, l’apprécier vraiment. Même si j’ai beaucoup de problèmes, beaucoup d’échecs, même si j’ai commis beaucoup d’erreurs et que j’en commets encore, si j’agis mal, je réfléchis mal, je parle mal… de toute façon, je dois apprécier ce que j’ai. Par exemple, je dois apprécier le fait d’avoir deux yeux qui me permettent de vous voir. Je dois apprécier le fait d’avoir deux oreilles qui me permettent d’entendre ce que vous me dites. Je dois apprécier le fait d’avoir deux jambes, de pouvoir marcher sans fauteuil roulant. Et je dois apprécier le fait d’avoir un cerveau qui fonctionne à peu près bien et qui me permet de parler, de communiquer. Même si ce n’est pas le meilleur cerveau du monde, il est assez bon et je m’en réjouis. Ce sont tous ces éléments que je dois apprécier.  

Donc, je dois d’abord savoir quelles sont les choses qu’il faut apprécier et ensuite j’applique le même raisonnement à vous : j’apprécie le fait que vous soyez gentil avec moi, par exemple. Si vous êtes végétarien, j’apprécie aussi cela et je m’en réjouis. Vous voyez ? Bien sûr, il y a des aspects négatifs chez vous mais pourquoi les mettre en avant, pourquoi aller chercher les aspects négatifs de votre vie ? Cela me donnerait une image très négative de vous — ça n’a aucun sens ! Cela ne ferait que tout empirer. Je vais donc plutôt aller chercher ce qu’il y a de bon en vous : le beau travail que vous faites, la bonne personne que vous êtes, votre bonne éducation, etc. C’est la première pratique du Bouddha : l’appréciation. 

Et puis mon appréciation ne s’arrête pas à vous : je dois également apprécier tout ce que ma mère a fait pour moi. Elle a peut-être aussi fait de mauvaises choses mais cela n’a pas d’importance, on l’oublie ! J’apprécie le fait qu’elle m’ait donné la vie, le fait qu’elle m’ait aidé à grandir. J’apprécie parce que, si elle ne l’avait pas fait, je serais mort. Je n’étais qu’un morceau de viande, à la naissance. Si ma mère n’avait pas été là, si elle m’avait jeté… Fini ! Mais elle a fait de son mieux pour m’élever de sorte que, jusqu’à ce jour, mon appréciation est dirigée aussi vers ma mère. 

Ces sentiments vous font vous sentir bien et diminuent la jalousie. Pourquoi ? Parce que votre satisfaction est si forte, vous vous réjouissez tellement de ce que vous avez, que vous vous dites : « Pourquoi être jaloux ? J’ai tout ce qu’il me faut. » Même si l’autre a un statut plus élevé que le mien, s’il est plus riche, c’est sans importance. Je suis satisfait de ma vie, alors pourquoi serais-je jaloux ? Celui qui est jaloux est celui qui n’est pas satisfait de ce qu’il a : je ne suis pas assez riche, assez grand, assez célèbre, assez populaire, etc. Ma maison n’est pas assez grande, ma femme n’est pas assez belle, pas assez jeune. Moi non plus je ne suis pas assez jeune… Je suis très malheureux parce que je porte sans cesse en moi ces images très négatives. Alors, quand apparaît quelqu’un qui a beaucoup de charisme, qui est jeune, qui a une belle épouse contrairement à moi, je suis très, très jaloux. Par conséquent, comme vous l’avez dit, il existe un antidote à la jalousie et cet antidote est la satisfaction. Nous devons nous satisfaire de ce que nous avons et, si quelqu’un a quelque chose de mieux que moi, je n’en suis pas jaloux. Pourquoi le serais-je ? 



Qu’est-ce qui cause le sentiment de satisfaction ? Est-ce la compréhension de l’impermanence, de la vacuité…? 

Oui, ces choses-là entrent en jeu mais ce sont des points très profonds, très secrets — n’en parlons pas. Très simplement, vous devez apprécier le fait que vous avez deux yeux. Je suis heureux ! Pas seulement heureux mais prodigieusement heureux ! Mon bonheur me rend parfaitement satisfait. Et puis vous arrivez et vous êtes bien meilleur que moi, plus grand, plus riche, plus fort, mais ça n’a pas d’importance parce que je suis tellement heureux ! Grâce à ce bonheur, je me sens si bien que je ne serai jamais jaloux de vous. Voilà comment comprendre les choses sur le plan pratique, concret. 

Mais bien sûr, si vous voulez comprendre cela sur le plan théorique, il faut parler de vacuité, de la compréhension de l’impermanence1. Vous êtes plus riche et plus fort que moi mais quelle importance ? Je sais que tout cela est vide, je sais que tout est impermanent. Il se peut que demain vous ne soyez plus riche. Il n’y a rien de substantiel, de solide. Sachant cela, je ne serai pas jaloux et je serai satisfait de ce que j’ai. Si je ne suis pas riche, peu importe ! Je suis satisfait parce que je sais que, de toute façon, tout est impermanent. 

Alors, oui, théoriquement, il faut passer par l’impermanence, la vacuité et toutes ces choses pour trouver le contentement mais les gens ne comprennent pas cette sorte d’approche théorique. Ceux d’entre vous qui sont de grands pratiquants le comprennent mais je ne crois pas que les gens ordinaires sachent ce qu’est l’impermanence ou ce qu’est la vacuité, donc il ne sert pas à grand-chose d’en parler. 

 

« La véritable joie ne vient pas des divertissements. Elle vient d’un divertissement intérieur, d’une compréhension intérieure, d’une réalisation intérieure.


Certains souffrent de dépression, de déprime et ne connaissent pas la joie. Quels sont les enseignements qui pourraient les aider ?  

Je ne comprends pas très bien comment gérer la dépression parce que je n’en ai jamais souffert moi-même. J’aurais bien voulu, au moins une fois (rire)… Mais, de manière générale, je crois qu’il est très important de remonter le moral des gens qui en souffrent, leur faire comprendre qu’ils ont de la chance. Il faut vraiment le leur faire comprendre mais je ne sais pas comment. Il faut faire l’effort nécessaire pour trouver le moyen de leur faire comprendre la chance qu’ils ont d’être humains, la chance qu’ils ont de pouvoir communiquer avec nous, la chance qu’ils ont d’avoir la possibilité de s’améliorer, de s’assainir, de devenir des gens bien et bons, des gens formidables à partir de maintenant. Peut-être que, jusque-là, ils se sont sentis pleins de culpabilité, sales, pour ainsi dire. « Mais à partir de maintenant, c’est une nouvelle vie qui s’ouvre. Il suffit de vous lancer et ce n’est pas très difficile parce que ce chapitre de votre vieille vie est terminé. Il faut l’abandonner maintenant et vous ouvrir à la nouvelle vie qui arrive. Et cette nouvelle vie arrive grâce au sentiment d’appréciation. » 

Voilà ce qu’il faut pouvoir leur dire, ce qu’il faut leur mettre dans la tête. Mais je ne sais pas comment on doit s’y prendre. Avec l’aide de médecins, de thérapeutes, je pense que nous serons en mesure de développer de très belles choses. 

 

Dans l’iconographie chinoise, japonaise, tibétaine ou des autres pays, le sourire du Bouddha est toujours très discret, très modéré. Pourriez-vous décrire le sourire du Bouddha ? Que signifie ce sourire ? Est-ce celui de « la grande joie » ? 

C’est très intéressant, en fait. Vous l’appelez « grande joie » et, bien sûr, c’est aussi comme cela qu’on dit en tibétain, dewa chenpo. Nous disons que la grande joie est partout et que c’est la nature du Bouddha. Alors pourquoi est-ce que dans les arts — peintures, statues — le Bouddha ne fait pas un grand sourire ? Juste un demi-sourire. Comme nous l’avons dit précédemment, la « grande joie » n’est pas caractérisée par des éclats de rire, des chants, de la musique et de la danse. Sauf si on choisit de le faire pour apporter du bonheur aux gens qui nous entourent. Si les gens qui vous entourent ne sont pas heureux, vous pouvez choisir de devenir chanteur, danseur, amuseur. Vous devez amuser, rire et danser ; vous devez faire tout cela, tout ce qui pourra rendre les gens heureux. 

Mais la nature profonde de la grande joie est paisible. Sa nature est la compréhension, le calme, la paix. Ce n’est pas rire et s’amuser ; c’est le calme et la paix. Pourquoi ? Parce que la véritable joie ne vient pas des divertissements. Elle vient d’un divertissement intérieur, d’une compréhension intérieure, d’une réalisation intérieure : la réalisation de la vacuité, de l’impermanence, du contentement. Il s’agit toujours de réalisation et c’est ce qui nous donne de la joie. Cette joie ne vient ni de la pop musique ni du jazz ni du super concert que vous avez écouté hier soir et qui vous rend encore heureux aujourd’hui. 

Voilà pourquoi le sourire du Bouddha est un sourire de grand bonheur mais paisible, digne. 


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°10 (Eté 2019)

 

Reconnu comme l’une des figures marquantes de la nouvelle génération de maîtres

tibétains, Sa Sainteté le Gyalwang Drukpa  parcourt inlassablement le monde afin de transmettre, avec beaucoup de clarté et de profondeur, l'essence de la philosophie bouddhique sur un ton résolument contemporain. C'est non seulement son style d'enseignement, mais surtout sa personnalité empreinte de grande bonté, de simplicité et son sens de l’humour qui touchent le cœur de ses auditeurs. En sa qualité de chef spirituel, il est le guide de quelque quatre millions de personnes. Rencontre. 

 







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