Par Jean-Pierre Taiun Faure
Présentation : Aurélie Godefroy
Aurélie Godefroy : Sujet central dans le bouddhisme, la question de l’ego est bien souvent difficile à appréhender. Comprendre sa nature et son mode de fonctionnement est d’une importance vitale si l’on souhaite se libérer des causes intérieures du mal-être et de la souffrance. Qu’entend-on plus exactement par ego ? Que nous dit le Bouddha à ce sujet ? Jean-Pierre Taiun Faure, l’invité de cette émission, a répondu à nos questions.
De nos jours, on parle beaucoup d’ego, un terme souvent galvaudé. Comment pourriez-vous le définir et comment pourrait-on définir le moi, le soi qui sont des termes qui lui sont souvent associés ?
Jean-Pierre Taiun Faure : Le soi, c’est ce que je suis réellement, totalement ; et je n’en ai pas conscience. Tandis que le moi, en grec ego, c’est la conscience de mon existence et la façon dont je me la représente.
Le Bouddha s’est-il exprimé sur cette question de l’entité éternelle ?
Cette question est centrale dans le bouddhisme. Il faut se souvenir qu’à plusieurs reprises, un ascète est allé voir le Bouddha en lui posant la question : y a-t-il un soi ou non ? Le Bouddha a répondu par un silence. Se tournant vers son disciple Ananda, qui était choqué de cette non-réponse, il lui dit : « Si j’avais dit qu’il y a une entité telle que l’âme, une entité éternelle, quelque chose qui existe, je pense qu’il serait tombé dans l’hérésie éternaliste, qui consiste à croire à une entité éternelle. Si je lui avais dit qu’il n’y a pas de soi, il serait tombé dans l’hérésie nihiliste, qui consiste à croire qu’au moment de la mort, tout s’achève. » Mais bien sûr, ni l’une ni l’autre de ces théories n’est vraie. Le Bouddha, tout au long de son enseignement, s’est toujours méfié des mots. Il a toujours fait une grande différence entre les mots et ce qu’ils recouvrent : pour lui, les mots ne sont pas la vérité comme trop souvent aujourd’hui on aurait tendance à le croire.
« Le véritable esprit est celui qui ne s’accroche à rien. » Sûtra du diaman
Dans le bouddhisme, on parle de deux réalités : quelles sont-elles et à quoi correspondent-elles ?
Le Bouddha a enseigné selon deux réalités : une réalité absolue où je suis fondu, où tous les phénomènes sont fondus dans l’univers ; il n’y a personne pour en parler, et on n’en dit rien. Tout au plus, les philosophes bouddhistes, suivant les écoles, diront que « tout est l’esprit », ou « tout est vide ». On retrouve cela dans le Sûtra du diamant où il est dit : « Le véritable esprit est celui qui ne s’accroche à rien. »
D’un autre côté, une réalité relative — on pourrait dire une réalité des apparences — où il y a bien sûr un observateur, où je me sépare de la réalité et où je prends conscience de mon existence et de celle des phénomènes. Comment je prends conscience ? Tout simplement en me voyant moi-même, et surtout en me donnant une représentation de moi-même. Les six sens qui sont ouverts sur le monde me donnent des informations ; et ces informations, mon cerveau les recompose et me donne une image, une image de toute chose mais aussi une image de moi-même : c’est cela le moi.
Ces deux réalités sont-elles distinctes ?
Il n’y a qu’une seule réalité. Mais ce sont deux façons de voir. Il y a l’univers qui existe, au plus profond des océans, au fond des galaxies, même s’il n’y a personne pour le voir : ça, c’est la réalité absolue. Et puis il y a des moments où je prends conscience d’un phénomène que je n’avais pas vu : je l’observe, je me le représente, je m’en fais une image. Et ces deux mondes, bien sûr, coexistent ; mais il ne faut pas confondre ! La réalité absolue, dont tout au plus je peux avoir une intuition de son existence, d’une part. Et d’autre part, bien sûr, la réalité relative où je me donne des images, je me fais des représentations des choses.
C’est donc notre attitude qui change ?
Exactement.
Le moi, dans tout cela, qu’en est-il ?
C’est précisément quand j’existe — ça, c’est une réalité absolue. Je ne sais pas exactement où s’arrête et où commence mon existence, mais par contre je peux prendre conscience que j’existe : je me vois, maintenant, face à vous. Je me représente les choses et toutes ces informations que je reçois de par mes sens me font dire : il y a quelqu’un, quelque chose. Cette entité, je l’appelle le « moi ».
Y aurait-il une opposition entre ce fameux moi et le soi, et s’il y en a une, pouvez-vous nous donner un exemple pour l’illustrer ?
Ce que je suis réellement, je ne le sais pas. C’est sûr que je suis une forme vivante de l’univers, je reçois ma vie de l’univers, j’échange ma vie dans l’univers, avec l’univers… ça, c’est une vérité absolue à laquelle je n’ai pas vraiment accès ; je peux juste en voir des aspects. Le meilleur exemple ce serait de comparer : quand on parle d’une rivière, pour certaines personnes, c’est de l’eau qui coule entre deux berges sur une distance finie. Mais si on regarde plus largement, on peut comprendre que le soleil c’est aussi la rivière. C’est le soleil qui fait évaporer l’eau de l’océan ; l’océan fait partie aussi de la rivière. Cette vapeur d’eau qui s’élève, se condense sous forme de nuages, c’est aussi la rivière qui est poussée par les vents, qui rencontre les reliefs, qui va effectivement se transformer en pluie, tomber sous forme de gouttes d’eau, ruisseler sur les gazons, former des ruisseaux et à la fin, couler dans la rivière. Cette totalité, c’est cela la rivière. Trop souvent, notre vision, du fait que l’on veut représenter les choses, les faits, se réduit énormément.
Cette réduction, cette vision du moi n’est-elle tout simplement pas liée à notre condition humaine ?
Oui, c’est quelque chose qui est lié à l’apparition de l’être humain. L’être humain est un animal réflexif. Il peut se réfléchir lui-même. Il peut prendre conscience qu’il existe, et aussi se représenter son existence : ça, c’est quelque chose qui est la spécificité de l’être humain.
Concrètement, est-ce que, comme pour d’autres religions, il faut essayer de tuer l’ego ? Est-ce possible ?
Non, on ne peut pas tuer l’ego. L’ego est lié à la complexité de notre système neuronal qui nous permet de nous voir nous-mêmes, de nous réfléchir nous-mêmes. L’ego disparaît avec la mort. Tout au plus, ce qu’on peut comprendre, c’est que l’ego est parfois utile, mais parfois il n’est pas nécessaire.
On parle souvent d’égoïsme, qu’on dénonce comme un vilain défaut... Quel est le lien entre ego et égoïsme ?
Je me représente la situation ; je me représente moi-même dans cette situation ; je me représente moi-même et cette situation dans le futur. J’en viens à établir une stratégie, à me dire que si je fais ceci ou cela je vais obtenir le meilleur pour moi-même. Ces stratégies, ces calculs, c’est ce qu’on appelle l’égoïsme : ce sont des calculs qui sont centrés sur moi, pour moi. Il faut bien sûr savoir les contrôler.
« L’ego peut être au service du mal, mais il peut aussi être au service du bien. »
Justement, pour mieux les contrôler, il faut les comprendre. Quel en est le mécanisme ?
Il faut savoir que notre inconscient est parfumé, coloré par l’avidité et l’aversion, provenant de situations passées, qui ont été vécues, précisément motivées par l’avidité et l’aversion. Quand l’inconscient se lève face à une situation, sous forme de désir ou de rejet, il faut bien être conscient de cette situation : savoir qu’il y a une tendance à agir vers l’égoïsme et à se retrouver enfermé, ne pensant qu’à soi, et bien sûr rencontrant tôt ou tard la souffrance.
L’ego nous pousse-t-il toujours vers l’égoïsme et la souffrance ?
Non, l’ego n’est ni bien ni mal, c’est le fruit de cette capacité réflexive et de se représenter soi-même. Bien sûr, il peut même nous amener à la libération. Le point, c’est que l’ego peut être au service du mal, mais il peut aussi être au service du bien. Et il faut savoir que dans certaines situations — si j’entends un enseignement du Bouddha par exemple, si j’en vois le bien-fondé, si je suis poussé à vouloir le pratiquer, à suivre les préceptes — je suis exactement animé par mon ego et par le mental qui lui est associé… Je suis entraîné vers la libération, je suis poussé dans la pratique de la libération.
L’ego est-il toujours à l’œuvre ? Y a-t-il des moments de répit ?
J’existe, tout le temps. Mais à certains moments, j’ai conscience de mon existence, je me représente dans cette situation — et c’est tout à fait utile. Mais à d’autres moments, j’existe et je n’ai pas conscience de mon existence : ça, c’est un moment privilégié. Je suis ravi. C’est un moment de ravissement : c’est-à-dire que je suis ravi à mon ego, je suis ravi au contrôle de mon ego. Et cette situation est ô combien importante car lorsque, à d’autres moments, je serai dans la souffrance, que je me trouverai dans des flux toxiques, perdu dans mes représentations mentales, à chercher un chemin, alors qu’il n’y en a pas, alors je serai très content de savoir qu’il y a une possibilité de retourner à cette existence pure d’où l’ego est absent.
Comment éviter toute souffrance vis-à-vis de nous-même, mais aussi vis-à-vis des autres ?
L’ego doit être vu comme quelque chose qui peut se rigidifier : c’est-à-dire qu’on peut penser, à partir de la pensée, et continuer de pensée en pensée, nourri par l’avidité et l’aversion, pour arriver à des schémas très rigides. Et là bien sûr, cette rigidité nous coupe, nous enferme, nous sépare de la réalité. Et donc, tôt ou tard, cela nous amène à la souffrance. Mais si on comprend qu’il est normal qu’il y ait des représentations, et de moi, et de la situation, à chaque instant mais qu’une infinité de représentations, une infinité d’egos coulent au gré des circonstances, alors je suis complètement libre. Je ne suis pas du tout affecté par mon ego puisque je ne tombe pas dans les stratégies égoïstes.
Mais d’un autre côté, il y a un moment où l’ego ne sert à rien, et il faut bien le garder présent à l’esprit : les situations existentielles que nous allons rencontrer un jour où l’autre, comme la naissance d’une situation nouvelle que je ne désirerais pas, la fin d’une situation que bien sûr je ne voudrais pas non plus, le fait qu’un jour je tombe malade, le fait qu’inéluctablement je rencontre la vieillesse, et même un jour la mort… Il faut bien comprendre que pour se glisser dans ces situations où on ne peut rien, qui ne sont pas à gérer par les stratégies de l’ego mais bien plus par une acceptation totale, il s’agit en fait de retourner à la réalité absolue. De retourner au monde du non-né, c’est-à-dire au monde où l’ego est totalement absent et n’est pas utile. C’est en ce sens qu’il faut bien savoir, à certains moments, comprendre le côté utilitaire de l’ego pour gérer notre relation aux autres, pour penser, pour établir un avenir, mais à d’autres moments, savoir que l’issue bouddhiste c’est de retourner à la réalité ultime, au vrai soi.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°22 (Été 2022)
Le maître zen Jean-Pierre Taiun Faure reçoit en 1981 l’ordination de moine de maître Taisen Deshimaru. Il transmet le bouddhisme de la tradition zen Sôtô et a fondé en 2002 le monastère de Kanshoji, dont il est l’abbé.