Par Yoko Orimo
Extrait du chapitre « Inmo : Le tel quel » in Le Shôbôgenzô de maître Dôgen (Éditions Sully)
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Le terme original inmo [恁麼], qui veut dire « (le) tel quel, ainsi, l’ainsité », est une expression familière qui fut en vogue dans l’école zen chinoise (Chan) sous la grande dynastie des Song. On emploie ce mot pour indiquer quelque chose qui est déjà là de façon indéniable, mais indescriptible et indémontrable en soi. Il s’agit d’un « fait », un fait réel, mais au sujet duquel on peut seulement dire que « c’est tel quel » ou que « c’est ainsi », sans pour autant pouvoir le faire entrer dans une catégorie[1]. En effet, le présent exposé s’ouvre avec ces mots d’Ungo Dôyô (mort en 902)[2] : « Qui désire le fait tel quel n’est autre que la personne telle quelle. Déjà, n’étant autre que la personne telle quelle, pourquoi s’inquiéterait-elle du fait tel quel ? [3] »
Dôgen explique d’abord que le tel quel est un nom provisoire de l’Éveil : « Aller tout droit vers l’Éveil suprême sans au-delà, c’est ce qu’on appelle provisoirement [4] le tel quel. (…) Et bien que ce soit ainsi, il y a la personne qui déploie le cœur de l’Éveil sans qu’elle sache ni comment ni pourquoi. Dès le déploiement de ce cœur, elle abandonne ce à quoi elle jouait jusqu’alors, désire entendre ce qu’elle n’a pas encore entendu et cherche à attester ce qu’elle n’a pas encore attesté. Tout cela n’est nullement l’œuvre de son moi. Sachez-le, puisqu’elle est la personne telle quelle, c’est ainsi. Comment peut-on savoir qu’elle est la personne telle quelle ? C’est justement parce qu’elle désire le fait tel quel qu’on sait qu’elle est la personne telle quelle. » La personne qui désire le tel quel (l’Éveil) ne peut être qu’une personne connaissant déjà le tel quel. Le tel quel – ou l’ainsité – doit donc nécessairement se déployer de façon telle quelle chez la personne telle quelle. La liberté et la nécessité se conjuguent alors dans cet autodéploiement évolutif de l’Éveil qui se manifeste à chaque étape sous la forme du tel quel.
Puisque le tel quel est tel quel, il ne peut être, en aucun cas, un objet de quelconque mesure : « Ne mesurez pas cela seulement avec la mesure de l’Éveillé. Ne le mesurez pas non plus avec la mesure du cœur, ne le mesurez pas non plus avec la mesure du plan de la Loi, ne le mesurez pas non plus avec la mesure de l’univers tout entier. Cela doit être tout simplement ceci : déjà, n’étant autre que la personne telle quelle, pourquoi s’inquiéterait-elle du fait tel quel ? » Cette totalité non catégorisable, qui échappe à toute tentative de définition, ne peut être connue que dans sa manifestation, c’est-à-dire en tant que fait tel quel. C’est ainsi qu’on peut dire, face à cette manifestation d’un fait tel quel : « Voilà la chose telle quelle est venue de façon telle quelle [Inmo butsu immo rai 恁麼物恁麼来]. »
Pour Dôgen, le tel quel est aussi le nom de la Sagesse : « La Sagesse ne s’apprend pas avec quelqu’un ; on ne la produit pas non plus de soi-même. C’est à la Sagesse que se transmet la Sagesse ; c’est la Sagesse que recherche la Sagesse. (...) La Sagesse ni ne vient ni ne s’introduit. Par exemple, c’est comme le Prince de l’Orient qui rencontre le printemps. (…) » Le tel quel se manifeste tel quel dans le mouvement de soi en soi, mouvement surpassant toute opposition dualiste entre le moi et l’autre, le dedans et le dehors, le déjà-là et le pas encore. L’extériorité est à l’intérieur même de cette totalité non catégorisable telle quelle, qui se déploie de manière telle quelle.
Au lieu de se contenter de classer simplement le tel quel dans la catégorie de l’inexprimable, Dôgen va, tout au long de son exposé, s’engager pleinement dans l’acte de dire ce qui ne se dit pas, à savoir le tel quel. Car c’est toujours dans la sphère de l’expression telle quelle que le tel quel se transmet au tel quel.
[1]Le terme inmo [恁麼] (le tel quel) est pratiquement synonyme du terme nyonyo [如如] ou du nyoze [如是] ; ces trois termes : inmo, nyonyo etnyoze sont le plus souvent traduits par l’« ainsité ». Le mot « ainsité » nous semble pourtant quelque peu faible, étant donné que le caractère ze 是 du terme nyoze 如是 porte un sens nettement affirmatif et approbatif comme quand on dit : « C’est cela ! » ou « Le voilà ! » Le terme inmo, qu’on peut considérer comme une forme familière du terme soutenu nyoze, apparaît fréquemment tout au long du recueil Shôbôgenzô, y compris dans le terme surcomposé : shôtô-inmo-ji 正当恁麼時 : « ce-juste-moment-tel-quel ». [2] Ungo Dôyô, disciple de Tôzan Ryôkai. Son nom honorifique est Kôgaku daishi. [3]Recueil de la transmission de la lampe de l’ère Keitoku, livre 17, chapitre « Ungo ». [4]S’il est dit que « c’est l’Éveil qui est provisoirement appelé le tel quel », il ne faut pas pour autant croire que le tel quel pourrait désigner une étape intermédiaire ou quelque chose d’imparfait ou d’incomplet. Le tel quel est tel quel, pleinement et parfaitement à chaque moment de manifestation. Le mot « provisoire » ou « provisoirement » doit être compris dans le sens de la dynamique évolutive de l’Éveil. Puisque l’Éveil est en soi hors temps, hors lieu, il se manifeste toujours sous un mode provisoire, tout en étant toujours pleinement réalisé ; en dehors de cette manifestation telle quelle – certes provisoire –, l’Éveil n’existe pas.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°23 (Automne 2023)
Yoko Orimo, diplômée de l’École pratique des hautes études à Paris, est réputée pour sa traduction et son interprétation du Shôbôgenzô – La vraie Loi, Trésor de l’Œil, de maître Dôgen (1200-1253), dont elle est une des meilleures spécialistes mondiales. Maître Dôgen est le fondateur de l’école Sôtô du bouddhisme zen au Japon.