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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Le sens de l'attachement

Par Elisabeth Drukier

Présentation : Aurélie Godefroy


Aurélie Godefroy : S’il est indispensable au début de la vie, l’attachement peut devenir un problème une fois l’âge adulte atteint. Pour éviter cette souffrance, il nous faut avancer sur une voie détachée de tout désir, nous menant vers un état libéré de nos dépendances, un état empli d’amour et de clarté d’esprit. Mais comment faire ? Qu’entend-on plus précisément par « attachement » et quelles en sont les conséquences ? Quel en est le processus ? Quelle est la différence par rapport à l’amour ? Elisabeth Drukier a accepté de répondre à ces questions lors d’une émission « Sagesses Bouddhistes ».



Qu’entend-on par « attachement » ?

Elisabeth Drukier : En Occident, l’attachement est un sentiment d’affection durable, qui nous permet de nous lier au monde extérieur, que ce soient des personnes, des idées ou des objets d’attachement. Dans le bouddhisme, c’est différent : c’est une émotion qui nous lie à notre monde extérieur sur lequel est projetée une surévaluation des qualités de ce monde extérieur. Mais il y a une deuxième définition : c’est également la possibilité d’écarter tout ce qui nous est désagréable. Et on peut remarquer que notre société de consommation est bâtie sur cet attachement : tout ce qui est publicité, marketing, pour nous permettre d’acheter plus... Et l’innovation, l’obsolescence, pour renouveler nos objets, nos possessions, etc. Si cette société de consommation fonctionne si bien, c’est qu’elle s’adapte bien à l’esprit humain. Car depuis la chute du communisme, le seul modèle qui semble parfait c’est cette société de consommation ; et beaucoup de pays émergents souhaitent développer cette société de consommation.


En vous écoutant, on peut se demander s’il existe une différence entre désir et attachement ?

Oui, il existe une différence. Le désir, c’est cette impulsion qui nous dirige dans la vie : on a le désir d’atteindre l’éveil, le désir d’aider les êtres, le désir sexuel également, le désir de faire mieux dans la vie, d’obtenir une belle situation... Mais quand le désir devient exacerbé, c’est là que les problèmes arrivent ; et le désir exacerbé devient attachement.


Justement, quel est le processus, quel est le mode opératoire de l’attachement ?

On peut dire que dans la conscience, il y a des consciences sensorielles et des consciences primaires ; on peut diviser la conscience de cette manière-là. Les consciences sensorielles sont le toucher, la vue, etc., tandis que la conscience mentale s’intéresse à la conception. Et à chaque fois que je perçois un objet, par exemple cette table, ma conscience visuelle va rentrer en contact avec : je vais juste détecter sa couleur et sa forme. Puis je vais communiquer cette information à ma conscience conceptuelle, primaire, en un millième de seconde. Cette conscience primaire a emmagasiné des mémoires, des empreintes et elle va dire : « Cette table est belle. » Et de là va naître une sensation agréable… et de cette sensation agréable, va naître l’attachement.


Et c’est là où l’on peut aussi le comparer à une forme d’addiction ?

Tout à fait. Comme le dit Matthieu Ricard, l’attachement est une « émotion toxique ». L’addiction c’est l’attachement à la drogue, à la boisson, au sexe, au digital... Ce sont toutes des formes d’addiction.


Peut-on dire aussi que la colère est une autre facette de l’attachement ?

Oui, tout à fait : à chaque fois qu’on rencontre un objet et qu’on s’attache à cet objet, dès que cet objet nous échappe l’attachement se transforme en colère. Ce sont les deux facettes de la même pièce, en fait : l’attachement arrive, on n’obtient pas ce que l’on veut, et l’attachement se transforme en colère.


Dans notre société occidentale, on confond souvent amour et attachement. Pouvez-vous nous dire quelles sont les grandes différences ?

On perçoit dans l’objet quelque chose qui valorise notre moi, qui nous fait plaisir et qui nous apporte quelque chose ; on ne tient pas trop compte de l’objet d’attachement. Ce qui compte, c’est ce que cet objet nous apporte. Mais dans l’amour c’est tout à fait différent : l’amour, c’est une émotion altruiste, on s’intéresse à la personne telle qu’elle est, à ses qualités, et non pas à ce qu’elle nous apporte. On peut prendre l’exemple de la mère avec l’enfant : la mère va s’occuper de l’enfant depuis sa naissance jusqu’à ce que l’enfant quitte son nid, et même après lorsque l’enfant deviendra adulte et qu’il aura sa propre vie. Elle va passer tout son temps à être sûre que tout va bien pour l’enfant. Cet exemple d’altruisme total, c’est un véritable amour.


Quelles sont les conséquences de l’attachement ?

Elles sont néfastes. On parle dans l’enseignement bouddhiste des quatre nobles vérités. La deuxième noble vérité c’est justement tous ces facteurs mentaux, dont certains sont nocifs et nous font du mal : c’est l’attachement, l’orgueil, la colère, etc. Dans la première noble vérité, on parle des souffrances que les facteurs mentaux appartenant à la deuxième noble vérité entraînent. L’attachement provoque donc la souffrance, des frustrations, de l’insatisfaction et encore plus d’attachement. C’est quelque chose de sans fin… on est loin du contentement.


Finalement, on pourrait dire aussi qu’il obscurcit notre esprit. Il y a un manque de discernement qui intervient ici, non ?

Tout à fait. Lorsqu’on perçoit un objet d’attachement, on va percevoir ses qualités uniquement, pas ses défauts. On ne va pas percevoir l’objet dans son ensemble. On va percevoir ce qui nous fait plaisir, ce qui nous apporte quelque chose ; l’objet d’attachement en est donc obscurci, il est mal perçu.


Qu’est-ce qui peut, justement, nous aider à nous détacher de l’attachement ? Est-ce que c’est réaliser par exemple l’impermanence ?

Oui, on peut dire que l’impermanence peut nous aider. L’impermanence est un concept reconnu dans le bouddhisme : toute chose, tout phénomène est impermanent. Si on prend l’exemple du corps, de la beauté physique : toute sa vie on va prendre soin de son corps, ce qui est une bonne chose, on va prendre soin de sa beauté, et on va penser qu’elle est éternelle. Mais un jour ou l’autre, ce corps nous lâche, un jour ou l’autre, la beauté se fane... Le concept d’impermanence se révèle à ce moment-là.


« L’attention est une qualité fondamentale qu’il faut cultiver. Et c’est possible ! On peut cultiver, on peut transformer son esprit de la même manière que l’on peut transformer son corps. »

Y a-t-il d’autres antidotes ?

L’impermanence est un très bon antidote... Mais il y en a d’autres. Et on peut prendre le meilleur des antidotes, c’est-à-dire la compréhension de la vacuité : c’est comprendre que ce moi est perçu d’une manière autonome, comme ayant une existence intrinsèque et qu’il nous coupe du monde, en fait. On ne comprend pas pourquoi on ressent cette solitude. On ne comprend pas parce qu’on ne perçoit pas cette dépendance que l’on a avec le monde extérieur et, à cause de cela, on va s’entourer d’objets qui valorisent ce moi, des objets d’attachement, des amis, des objets qui nous plaisent ; on va privilégier les compliments plutôt que les critiques, etc., tout ce qui sert à conforter ce moi.


Existe-t-il un entraînement bouddhiste pour nous aider à nous détacher de ce moi ?

Oui bien sûr, le bouddhisme est une psychologie incroyable qui contient des tas de recettes qui nous aident à être plus heureux et à éliminer la souffrance. L’entraînement de l’esprit est un élément fondamental de la philosophie bouddhiste. Avant l’entraînement de l’esprit, il y a l’entraînement du corps et de la parole. Dans la philosophie bouddhiste, il y a tout un set de règles qui nous permet de réguler tous nos attachements du corps et tous nos attachements de la parole. Ensuite, vient l’entraînement de l’esprit : il s’agit avant tout de cultiver l’attention. L’attention est une qualité fondamentale qu’il faut cultiver. Et c’est possible ! On peut cultiver, on peut transformer son esprit de la même manière que l’on peut transformer son corps : on peut développer l’attention, et l’attention aux pensées — parce que quand on examine son esprit, on s’aperçoit qu’il y a un flot ininterrompu de pensées, des milliards de pensées — et la plupart du temps, nous en sommes inconscients. Donc, en cultivant l’attention aux pensées, et en choisissant les pensées positives, en éliminant les pensées négatives, petit à petit, on arrive à entraîner son esprit et à faire sortir toutes ces belles qualités qui sont la nature même de notre esprit.


Ce qui est magnifique dans ce que vous nous dites, c’est qu’en fait il y a cette notion de liberté : si on choisit justement nos pensées, d’être dans l’instant présent, on peut se détacher ?

Tout à fait, on peut se détacher et gagner cette liberté intérieure. Mais ce n’est pas quelque chose qui se fait instantanément ; ça prend du temps, ça prend des années, c’est peut-être toute une vie, peut-être plusieurs vies, je ne sais pas... Tout dépend de la personne mais c’est quelque chose qui est possible. Cela suppose un entraînement quotidien d’attention à ce qui se passe sur notre courant de pensées.


Je pense qu’il est important que l’on reprécise que ces attachements, ce n’est pas uniquement ce qu’on entend souvent comme la drogue, l’alcool, mais ça peut être aussi des formes de dépendance affective, digitale qui sont quand même très présentes dans nos sociétés.

C’est vrai. Nous devenons très vite dépendants d’objets, d’éléments extérieurs, par exemple de son téléphone portable : on le regarde sans arrêt ! Plus on est attaché à son téléphone portable, plus on crée de l’attachement. Il est donc vraiment important d’en être conscient, et d’essayer de le contrôler.


Votre maître, lama Thoubten Yeshé, disait cette chose formidable : « C’est important de devenir notre propre thérapeute. » Qu’entendait-il par là ?

En effet, nous avons vu que l’entraînement de l’esprit est possible, que transformer son esprit est possible, que c’est un gain de liberté intérieure. Tous les outils dont nous avons besoin sont là, présents en nous. Alors il faut s’entraîner, dans cette vie, et dans les vies suivantes, justement, à transformer son esprit et à utiliser les méthodes que le bouddhisme nous offre. On peut prendre l’exemple du jardin : dans le jardin il y a de belles fleurs que l’on cherche à cultiver, on met de l’engrais, on cherche à les rendre encore plus belles. Et il y a des mauvaises herbes : c’est à nous de les déraciner, et de soigner les belles fleurs.



Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°24 (Hiver 2022/23)


 

©Laura Haughey


Elisabeth Drukier a rencontré le bouddhisme en 1974. Elle a vécu au Népal au monastère de Kopan. Elle dirige aujourd’hui le centre Kalachakra à Paris.

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