Par Jack Kornfield
Avec l’aimable autorisations de l’éditeur, © Belfond 2008, Jack Kornfield, Bouddha, mode d’emploi.
Traduction : Dominique Thomas
Je rencontre tout le temps le mot karma. L’American Express fait sa publicité en se prétendant « la carte officielle du bon karma ». Un article du New York Times parlant de Britney Spears s’intitulait « Miss Mauvais Karma Médiatique ». Quand des événements nous dépassent, les gens disent : « C’est ton karma. »
Mais que signifie vraiment ce mot ?
Karma décrit la loi de cause à effet : ce que nous semons, nous le récoltons. Plus important, le karma est le résultat de notre intention. Imaginons qu’un homme s’empare d’une lame et le plonge dans le corps d’un autre homme, provoquant sa mort. Quelle sorte de karma a-t-il créé ?
Si celui qui tient la lame est un chirurgien habile qui pratique une intervention à risque afin de soulager la souffrance, le karma est positif, même si le patient meurt. Mais le même acte accompli par colère produira le karma douloureux du meurtre.
Intention et motivation, les racines du karma, sont absolument essentielles en psychologie bouddhiste. En dirigeant le peuple tibétain au cours d’années d’exil et de luttes politiques, le dalaï-lama explique que, s’il lui arrive de faire des erreurs, la seule chose sur laquelle il peut compter est sa sincère motivation. La façon la plus efficace de gérer notre karma est de clarifier notre motivation et de mettre en place une intention.
Quand notre intention est de vivre avec noblesse, respect et compassion et que nous agissons sur cette base, nous donnons forme à un futur positif. Quand notre motivation se fonde sur la colère, le manque de respect des valeurs, l’appropriation, le jugement de soi, la peur et la dépression, et que nous agissons poussés par ces intentions, nous perpétuons ces schémas douloureux.
Karma et habitude
Dans les textes anciens, karma fait partie d’un mot composé, karma-vipaka, qui signifie « action et résultat », ou ce que nous pouvons appeler cause et effet. Ce n’est pas un concept philosophique. C’est une description psychologique de la façon dont notre expérience se déroule chaque jour.
Un bon moyen de commencer à comprendre le karma consiste à observer nos schémas habituels. Quand nous examinons nos habitudes et nos conditionnements, nous pouvons percevoir de quelle façon notre cerveau et notre conscience créent des schémas répétitifs. Si nous pratiquons suffisamment le tennis, nous anticiperons notre coup suivant dès que la balle quittera la raquette de l’autre joueur. Si nous pratiquons la colère, la plus légère insulte va déclencher notre rage. Les neurosciences modernes ont montré de manière très convaincante que nos schémas répétés de pensée et d’action modifient réellement notre système nerveux. Chaque fois que nous focalisons notre attention et suivons nos intentions, nos nerfs s’activent, les synapses se connectent, et ces structures nerveuses en sont renforcées. Les neurones se développent, au sens propre du terme, dans cette direction.
Le maître zen Thich Nhat Hanh utilise une autre métaphore pour décrire le processus karmique du conditionnement : celle de planter des graines dans la conscience. Les graines que nous plantons portent en elles le potentiel de se développer quand les conditions les y invitent. La graine de magnolia ou de séquoia contient l’ensemble du schéma de vie de la plante, qui réagira quand les conditions appropriées d’eau, de terre et de lumière du soleil seront présentes. Un texte bouddhiste chinois décrit ces graines : « De l’intention surgit l’action, de l’action proviennent les habitudes. Des habitudes se forme le caractère, du caractère se développe la destinée. »
Ce que nous pratiquons devient habitude. Les habitudes ont une nature collective tout autant qu’individuelle. Lorsque le Messie de Haendel fut joué pour la première fois, le roi George II fut tellement ému quand il entendit l’« Alléluia » que, contrairement à l’étiquette, il se leva. Bien sûr, quand le roi se lève, tout le monde doit faire de même. Depuis ce jour, l’ensemble du public se lève après l’Alléluia, quelle que soit la qualité de l’interprétation. Il s’agit là d’une convention bien innocente, mais des sociétés peuvent de la même manière entretenir des habitudes destructrices d’ordre raciste, haineux et vengeur.
Nous pouvons faire un travail sur les habitudes. À travers le processus RAIN (*), nous avons la possibilité de restructurer les circuits de notre système nerveux. La genèse de cette transformation est notre intention. La psychologie bouddhiste explique qu’avant chaque acte il y a une intention, bien que celle-ci soit souvent inconsciente. Pour créer un karma différent, nous pouvons avoir recours à la reconnaissance, à l’acceptation, à l’investigation de la souffrance et à la non-identification. Grâce à l’attention et à la non-identification, nous pouvons opter pour une nouvelle intention. Nous pouvons faire cela d’instant en instant, et nous avons également la possibilité d’établir des intentions à long terme visant à transformer notre vie.
Établir une intention à long terme est comme positionner la boussole de notre cœur. Peu importe combien les tempêtes sont rudes, combien le terrain est difficile, même si nous devons contourner des obstacles, notre direction est claire.
Ce à quoi nous nous dédions est parfois d’ordre pratique : apprendre à bien jouer du piano, monter une affaire florissante, planter et cultiver un beau jardin. Mais on peut aussi se consacrer à des choses primordiales. Nous pouvons dédier notre vie à la prière, nous engager à être immanquablement dans la vérité ou à œuvrer pour la paix dans le monde. Se dévouer ainsi à des choses primordiales, c’est positionner la boussole de notre vie, indépendamment des conditions extérieures. Cela nous procure une orientation et une raison d’être.
Nous avons à être fidèles à notre propre façon d’être. J’ai entendu une histoire à propos d’une directrice d’école qui passait une partie de ses soirées à faire des sandwichs pour les personnes sans abri. Une fois terminés, elle allait les distribuer dans les quartiers les plus pauvres de la ville. Malgré ses journées déjà bien remplies, son activité nocturne ne la débordait pas. En réalité, ça la rendait heureuse. Elle ne faisait pas ça par culpabilité, devoir ou pression autre. Elle partageait simplement ; c’était la manière qui faisait la différence. Même quand elle était rabrouée par ceux auxquels elle offrait à manger dans la rue, elle ne se sentait pas rejetée ni en colère, parce qu’elle n’agissait pas ainsi pour être acceptée ou appréciée. Un jour, les médias locaux ont entendu parler d’elle et de ce qu’elle faisait. Ils ont publié un article à son sujet. Instantanément, elle est devenue une célébrité locale. Le public et même ses collègues enseignants ont commencé à lui envoyer de l’argent pour la soutenir dans son action. À leur plus grande surprise, elle a renvoyé l’argent à tout le monde avec un petit mot disant : « Faites vous-même vos satanés sandwichs ! »
Clarifier l’intention d’instant en instant
Planter des graines pour le long terme est un moyen important d’orienter nos vies. Mais nous devons aussi comprendre comment le karma et l’intention animent en secret nos actions les plus infimes. On appelle cela le niveau instantané du karma. Dans les monastères de Thaïlande et de Birmanie, on nous entraînait à analyser les étapes microscopiques qui façonnent l’expérience et à découvrir comment nous y répondons. En développant une forte concentration, nous étions capables de cultiver des pouvoirs d’observation extraordinairement aigus. Tandis que nos esprits se concentraient, nous pouvions percevoir l’impression la plus subtile d’un son ou d’une pensée dès qu’elle se produisait, et clairement observer la succession rapide, instant après instant, de sensations, de reconnaissances et de réponses. Les neuroscientifiques de l’université Harvard ont vérifié que des méditants avancés peuvent percevoir des événements beaucoup plus rapidement et subtilement que cela n’avait jamais été mesuré auparavant chez les humains. Grâce à une telle observation minutieuse, les psychologues bouddhistes du passé ont découvert que chaque expérience de perception contient dix-sept microscopiques instants de conscience. Chacun d’eux a encore été divisé en deux phases ne durant qu’une fraction de seconde.
La première phase, au cours de laquelle nous recevons l’expérience, est le résultat d’un karma passé. À cet instant, la perception commence par éveiller le courant de conscience sous-jacent, comme s’il frappait à la porte. La conscience se tourne alors vers la porte sensorielle et se met à percevoir, à examiner et à reconnaître l’expérience. Tous ces moments réceptifs sont conditionnés par le passé.
La seconde phase de perception comprend les micro-instants de réponse, qui sont teintés par nos états mentaux du moment, qu’il s’agisse de peur, d’attention, d’aversion ou d’amour. Quelle que soit la réponse qui survient, elle est ensuite enregistrée dans la conscience réceptacle en tant que schéma ou graine. Dans cette seconde phase, nous créons un nouveau karma.
Ce processus instantané peut donner lieu à une utilisation pratique en vue d’une vie sage. La loi psychologique de base est la suivante : le passé est le passé, on ne peut le changer.
Inévitablement, nous recueillerons les fruits de nos intentions et actions passées. Notre liberté réside dans la façon dont nous allons répondre à ces fruits. Notre réponse crée un nouveau karma, de nouveaux schémas qui finiront par porter leurs fruits. En créant un futur plus sain, nous pouvons nous acquitter du passé.
Marsha, une jeune méditante, vint me consulter après une session. Bouleversée et nerveuse, elle me dit qu’elle pensait avoir créé quelque mauvais karma. Elle avait, semblait-il, fortement contrarié sa collègue de bureau, Judith, en flirtant avec le petit ami de celle-ci lors d’une soirée et en lui racontant des choses à son sujet. Quand Marsha s’était assise en méditation le matin suivant, la culpabilité et le regret s’étaient emparés d’elle. Elle avait conscience d’avoir endommagé sa relation avec Judith et d’avoir blessé celle-ci. Je lui expliquai qu’elle était en train de se focaliser uniquement sur la première partie de son karma. C’était le passé. Il n’y avait rien qu’elle puisse faire pour changer les faits. Puis je lui montrai comment les résultats (vipaka) de son action (karma) pouvaient lui donner la chance de créer un nouveau karma la prochaine fois qu’elle parlerait à Judith. Quand elle serait confrontée, à travers les paroles de Judith, à la douleur et à la colère inévitables de celle-ci, Marsha aurait le choix. Elle pourrait être sur la défensive et expliquer : « Nous avions tous bu un verre et je ne faisais que plaisanter. » Si elle agissait ainsi, son manque d’honnêteté créerait encore plus de distance et de résultats douloureux. Ou alors, elle pouvait éprouver avec bienveillance la douleur de son amie et la sienne, et exprimer du remords pour ses actes. Après que Judith se serait emportée, Marsha pouvait marquer un temps et réfléchir sur ses propres intentions sous-jacentes. « Je suis vraiment désolée pour ce que j’ai fait. J’avais bu et j’ai pensé stupidement que je pourrais mieux entrer en contact en parlant de toi. Je me suis trompée. J’espère que tu peux me pardonner. » Marsha répondrait ainsi de manière attentionnée et non pas réactive. Et, que Judith puisse entendre cela ou non, Marsha aurait planté de bonnes graines pour le futur de cette relation.
Amis trahis, membres d’une même famille brouillés, accidents d’auto, patron dur et exigeant : ce sont là de douloureux résultats. Prime de fin d’année, lettres d’amour de nos enfants, vacances joyeuses, succès créatif : voilà d’agréables fruits. Nous pouvons parfois voir comment nos actions et nos choix du passé ont contribué à ces états de choses. Mais, que les causes soient claires ou non, nous recevons un résultat du passé. Ce qui importe maintenant est notre façon d’y répondre.
La pause sacrée
Karma-vipaka enseigne que nous pouvons toujours commencer à nouveau. Il n’est jamais trop tard. Les Navajos croient que chaque jour naît un nouveau soleil, et que pour honorer le soleil nous devons recommencer et rendre sacrée notre journée. En réagissant de manière sacrée et bienveillante, nous créons un nouveau schéma pour le futur. Puisque l’expérience se produit aussi rapidement, notre bouche ou nos mains peuvent exprimer les réponses habituelles avant même que nous le sachions. S’entraîner à répondre intelligemment aux situations simples va nous aider, car, quand elles seront plus coriaces, ce mode sera déjà établi. Cela contribue également à nous entraîner à marquer un temps avant de répondre. On appelle cela la pause sacrée : c’est un moment où nous nous arrêtons et délaissons notre identification aux problèmes et aux réactions. Sans une pause, nos actions sont automatiques. Avec ce moment d’arrêt, nous brisons le sortilège qui lie fruit du passé et réaction automatique. Quand nous marquons une pause, nous pouvons percevoir l’expérience réelle, la douleur ou le plaisir, la peur ou l’excitation réels. Dans ce calme qui précède l’émergence de nos habitudes, nous devenons libres.
(*) Technique développée par Michelle McDonald, enseignante en méditation vipassana. RAIN est l’acronyme de Recognition (reconnaissance), Acceptance (Acceptation), Investigation et Non-investigation.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°11 (Automne 2019)
Né en 1945, titulaire d’un doctorat de psychologie clinique de l’université de Dartmouth, fondateur de l’Insight Meditation Society et du centre bouddhique de Spirit Rock en Californie où il enseigne et vit, Jack Kornfield est considéré comme l’un des plus grand enseignants bouddhistes occidentaux.