La liberté au cœur de l’action
Présentatrice de l’émission : Aurélie Godefroy
Invité : Jean-Marc Falcombello
Aurélie Godefroy : En Occident, on entend souvent des mots comme « destin » ou « chance » associés au mot karma. Si on revient aux sources, que signifie-t-il en sanscrit ?
Jean-Marc Falcombello : Je suis souvent étonné que tout le monde ait, en général, quelque chose à dire sur le mot « karma ». Cela révèle tout de même qu’il est inscrit dans le paysage culturel en Occident, c’est important. On retrouve dans le mot sanscrit une racine qui est commune avec, par exemple, creare, qui en latin veut dire « créer ». En fait, quand les Tibétains ont fait ce grand travail, extrêmement passionnant, qui consistait à passer tout le savoir bouddhiste de l’Inde au Tibet, il y a eu un grand effort porté sur comment les choses pouvaient être dites, comment seraient transmises ces idées clefs. Et c’est là qu’ils ont décidé d’appeler le « karma » en tibétain las, qui signifie l’« action », mais aussi le « travail ». Et je pense que c’est un point fondamental. C’est bien et juste, peut-être, de comprendre le karma comme un acte, comme quelque chose que l’on fait.
Ce qui suggère une certaine forme de liberté ?
Oui, parce que tout le monde a le choix de ses actes. On est donc très éloigné de l’idée de « chance » ou de « destin ». Il y a cette liberté qui est au cœur même de l’idée d’action. Car s’il n’y avait pas cette dimension d’une action possible, cela signifierait que l’idée même du chemin spirituel n’aurait pas de sens. C’est-à-dire que vous et moi, que nous tous, nous serions inscrits dans quelque chose qui est déterminé, défini, dont on ne peut rien changer.
Et la notion de causalité est donc très importante aussi.
Bien sûr, parce qu’à partir du moment où l’on dit « acte », on dit qu’il y a « impact », forcément. Il y a donc un effet, ça produit quelque chose, et je peux donc changer ce quelque chose. Cela veut dire que je peux sortir de ma condition, je ne suis plus condamné à quoi que ce soit, ni à une caste – référence à un ancien système, qui était celui du Bouddha – ni à ma condition actuelle. Certes, il y a des choses que je ne change pas, comme le fait que je sois considéré comme un homme, vous comme une femme, que l’on habite en Occident, etc., mais il y a des marges de manœuvre. C’est assez proche de la notion de libre arbitre que nous avons en Occident et qui peut paraître un peu éloignée de la compréhension générale qu’on a du karma. Il n’y a de sens à réfléchir à la notion de karma que si l’on s’en empare – dès lors que je comprends qu’il y a là, dans le terme, quelque chose qui est de l’ordre de l’action et donc de la création, cela veut dire que j’ai un levier, un levier sur moi, sur mon esprit, sur mes relations avec autrui et le monde.
Concrètement, pourquoi est-ce que chacun de nos actes fabrique du karma ? On a le sentiment que l’intention est très importante pour transformer notre karma négatif en karma positif, par exemple.
On pourrait même aller plus loin et dire que l’intention est fondamentale. C’est pourquoi je ne pense pas que l’on puisse avoir une lecture strictement morale de la notion de karma ; ce serait difficile. Pourquoi ? Parce que l’on peut parfaitement produire une action qui apparaît comme bonne avec une intention tordue. Toute la démarche bouddhiste consistera donc à avoir assez d’écoute, assez d’introspection, assez de regard intérieur pour savoir avec quoi nous agissons, avec quel type de motivation, quelle intention.
Si par exemple dès lors qu’on se lève le matin, on développe une attitude qui est extrêmement négative, que ce soit à l’égard de soi-même ou des autres, cela va forcément conditionner notre ressenti, parfois à un point tel que l’on peut s’enfermer dans le pire — ce serait par exemple un état paranoïaque. On retrouve la liberté à partir du moment où l’on comprend que l’on fabrique son environnement, dans le sens où nous fabriquons le lieu dans lequel nous sommes, c’est-à-dire les interactions et les ressentis que nous avons. On peut donc éventuellement en sortir et changer quelque chose.
On évoque aussi souvent les empreintes karmiques : de quoi s’agit-il ? Vous avez une très belle image à ce propos qui est celle du « parfumage ».
Pour dire les choses de manière très simple, on pourrait parler de « traces intérieures », comme un réflexe. Parfumage dans le sens où, à force d’être au contact avec quelque chose, on en garde l’odeur. Lama Teunsang utilise souvent l’image d’un papier qui envelopperait une substance médicinale, ou un parfum. Imaginons un bout de musc : vous enveloppez cela, et pendant des années, vous pouvez ouvrir votre papier, avoir même perdu le musc — le papier va sentir pendant très longtemps. Cela veut dire que ce parfumage, ces traces karmiques que nous portons en nous construisent en partie nos réactions.
Comment concrètement peut-on tenter de transformer ce karma ?
Je dirais que ça passe d’abord par une prise de conscience : nous sommes celui-là même qui crée notre histoire. On peut donc décider d’en être le héros, ou la victime. Si l’on se dit que l’on doit changer quelque chose, il s’agira alors de le mettre en œuvre : techniquement, on parlera de « purification ». Tout en prenant le temps de s’appuyer avec attention et lucidité sur ce regard intérieur, on mettra en place des actions, des techniques, des attitudes que l’on sait avoir une portée purificatrice, reconditionnante. C’est-à-dire permettant de se défaire d’un conditionnement qui parfois est handicapant au profit d’une attitude neuve, nouvelle, qui nous libère. Et je pense que, ainsi, le karma peut devenir d’abord une chose dont on se sépare, puis une chose intéressante et neuve. Parce que finalement le cœur de la question, c’est d’être libre ; et le conditionnement est une forme d’enfermement dans des réactions toutes construites.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°11 (Automne 2019)
Jean-Marc Falcombello est, depuis trente-huit ans, un disciple proche de lama Teunsang, un des plus anciens maîtres tibétains vivants. Il est coresponsable du centre bouddhiste de Montchardon en France.