Une rencontre avec Taklung Matul Rinpoché
Nous rencontrons le maître dans une simple et sobre chambre d’hôtel près de l’Opéra de Paris. Il est arrivé la veille de Suisse après avoir enseigné en Belgique et en Finlande. Assis tranquillement sur le canapé, il écoute très attentivement nos réponses, marque parfois un long temps de silence avant de répondre avec une grande précision.
Sagesses Bouddhistes : Comment traiter le désir ? Même le désir de l’Éveil existe et comment faire avec ce désir ?
Taklung Matul Rinpoché : (Rires) Je pense que le désir est ce qui nous rend actifs et parfois quand nous parlons du désir nous faisons une erreur générale qui consiste à confondre désir et attachement.
D’une part, et c’est important, il semble que certains désirs soient plutôt néfastes et ne puissent aider en rien, mais d’autre part c’est le désir lié à l’espoir qui nous rend proactifs et c’est là l’essence des pratiques spirituelles. Elles sont dynamiques et nous rendent actifs parce que notre désir est lié à l’espoir, et que désirs et espoirs relèvent bien plus d’une nature spirituelle que mondaine. Je pense que le désir est quelque chose dont nous ne pouvons pas nous passer, malheureusement. Ou peut-être heureusement. Mais cela ne veut pas dire que nous devions cataloguer chaque désir comme une chose utile et nécessaire en même temps. Nous devons être très précis et très nuancés sur le type des désirs qui s’élèvent et nous devons être suffisamment pratiques et idéalistes pour comprendre quels sont les désirs les plus adaptés.
Cela dit, nous devons en revenir à la question de l’attachement dans notre discussion. En effet, le bouddhisme parle de « deu tchak », le mot tibétain pour lequel ma traduction préférée est : l’attachement. L’attachement où le désir lui-même, qui n’est pas un désir transcendant, reste très coincé par l’ignorance fondamentale qui est la nôtre. C’est pourquoi le désir lui-même n’est pas libéré et qu’il s’agit d’un attachement. Il est attaché à quelque chose.
Quand nous parlons des désirs qui sont liés à des espoirs profonds en relation avec une dimension spirituelle, cette dimension spirituelle les connecte plus à la connaissance et à la sagesse qu’à l’ignorance et la stupidité. Alors pourquoi pas ? Pourquoi ne pas avoir ces désirs ? Particulièrement quand nous parlons du mode de vie d’un bodhisattva, ces désirs dont nous parlons ne sont pas seulement utiles mais nécessaires. Car aussi longtemps que vous voudrez réduire la souffrance des autres et agir pour leur bien-être authentique, il est inutile de parler en premier lieu de l’Éveil. Vous pouvez vous contenter de la seule libération, vous n’avez pas à atteindre l’Éveil. Si vous ne voulez pas atteindre l’Éveil, vous ne le ferez jamais. Toute la question du chemin mahayaniste est très enracinée dans le désir, un désir très lié à l’espoir de se libérer de l’ignorance fondamentale pour atteindre une sorte de sagesse, ce qui rend ce désir non seulement utile mais nécessaire, comme je le disais précédemment.
Je pense nous ne devons pas faire l’erreur de réduire un phénomène à un stéréotype pour utiliser ensuite ce stéréotype jusqu’à couvrir tout le champ de la réflexion. C’est une erreur classique. Quand nous parlons de spiritualité, j’utilise habituellement la notion de pratique spirituelle. Je crois vraiment que la pratique spirituelle est une véritable ingénierie de la psychologie : nous essayons d’étudier les différents mécanismes psychologiques et nous essayons de distinguer ceux qui pourraient avoir un résultat qui aille dans le sens voulu.
Et quand nous disons « voulu », nous parlons du désir. Je pense que le désir est une chose dont on ne doit pas chercher à s’échapper. Ce n’est pas comme si nous ne pouvions pas, mais en fait nous ne devrions pas.
Être pratiquant dans un contexte spirituel signifie avoir des désirs forts. Maintenant la question est : « Comment faites-vous cela ? » Il y a tellement de désirs qui peuvent s’élever à l’intérieur de nous, qu’arrivés à un certain point nous ne savons plus choisir parmi ces désirs.
Si nous sommes en mesure de focaliser les rayons du soleil avec une loupe, nous pouvons brûler le bout de papier placé en dessous de la loupe. De la même manière, si nous avons un désir auquel nous portons une attention toute particulière, alors nous obtiendrons le résultat escompté. Dans les situations très banales, nous avons un paquet de désirs dont nous ne savons que faire. Aujourd’hui nous avons un désir fantaisiste que nous pourrions avoir complètement oublié demain en fonçant vers quelque chose d’autre. C’est ainsi que nous devenons sans but et dispersés. Nous devenons très approximatifs dans ce que nous accomplissons dans notre vie à travers nos désirs. Une pratique spirituelle comme le renoncement n’est rien d’autre que le renforcement de votre désir. Vous devez essayer de comprendre avec beaucoup de précautions et de minutie ces différents niveaux de désir. Vous essayez de comprendre quel est le niveau le plus efficace qui vous apportera un type de résultats fonctionnant en accord avec notre responsabilité universelle. Quand nous vivons dans une dimension très égoïste, nous ne comprenons pas notre responsabilité universelle fondamentale en tant qu’individu. Mais quand nous comprenons la responsabilité universelle d’amour et de compassion, c’est lorsque nous décidons : « Voilà ce que je veux faire, je veux réaliser l’Éveil. »
Je pense que le bouddhisme ne traite pas seulement la question des désirs mais qu’il permet de les comprendre très précisément pour retenir et choisir le type exact de désir qui est absolument en phase avec la manière selon laquelle la nature des choses et notre conscience fonctionnent.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°2 (Printemps 2017)
Sa Sainteté le 7e Taklung Matul Rinpoché (1977) a reçu les enseignements de la lignée Taklung Kagyu et diffuse l’enseignement du Bouddha en général, ainsi que, plus particulièrement, l’approche de l’école de pensée Taklung Kagyu du bouddhisme tibétain. Rinpoché réside principalement dans l’Himachal Pradesh en Inde et voyage partout dans le monde pour enseigner.