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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Le chemin du bonheur

De col en col, de vallée en vallée


Présentatrice de l’émission :  Aurélie Godefroy 

Invité : Matthieu Ricard

 

Aurélie Godefroy : Si l’on devait tenter de définir ce qu’est le bonheur, que pourrait-on dire ? 

Pour le bouddhisme —si on y réfléchi bien, pour tous les humains — le bonheur est une manière d’être. On s’imagine souvent que le bonheur pourrait être une succession ininterrompue de sensations plaisantes, ce qui ressemble davantage à une recette pour se fatiguer et s’épuiser qu’une manière d’atteindre un bonheur authentique. Parce que le plaisir est très vulnérable aux conditions extérieures, au temps, aux changements, par nature, il devient neutre et souvent parfois à l’opposé des plaisirs. Tandis qu’une manière d’être, plus on en fait l’expérience, plus elle s’approfondit et se stabilise. Par manière d’être j’entends un ensemble de qualités humaines : au premier chef, l’amour altruiste, la compassion, la liberté intérieure, la force intérieure qui, ensemble, constituent une manière d’être qui perdure au travers des différents états émotionnels et nous donnent les ressources nécessaires pour faire face aux hauts et aux bas de l’existence. Au lieu d’être vulnérables aux circonstances extérieures, elle nous permet de faire l’expérience de ces circonstances de manière différente. 

 

Sa Sainteté le Dalaï-Lama définit aussi le bonheur comme le but même de l’existence. Êtes-vous d'accord avec cela ? 

Je ne suis pas le seul, Aristote disait que le bonheur est le but de tous les buts, que toute autre chose est accomplie en vue du bonheur, et que le bonheur, la satisfaction profonde, le sentiment de plénitude, ce que les Grecs appelaient eudemonia (le sentiment d'accomplissement), était un but en soi. 

 

 

Vous appartenez au Mind & Life Institute qui permet de faciliter les rencontres entre le bouddhisme et la médecine. De nombreuses études ont été faites justement sur le bonheur : ont-elles permis de définir si le bonheur est finalement un état avec lequel on naît, s’il est prédéfini selon les humains ? 

Le Mind & Life Institute a catalysé les rencontres entre des contemplatifs principalement bouddhistes jusqu’à maintenant et des neurobiologistes, des psychologues, des médecins. Je crois que la contribution majeure de cet effet catalyseur est la recherche fondamentale, c’est-à-dire la recherche sur les états d’esprit, sur l’attention, sur l’amour altruiste, sur les émotions en général. Mais le bonheur n’est pas une chose : il n’y a certainement pas de centre de bonheur dans le cerveau (rires) ! 

En revanche, lorsque des méditants ont déjà expérimenté entre 10 000 et 50 000 heures de méditation et qu’ils s’engagent dans une méditation sur l’attention focalisée, sur la présence éveillée (la « pleine conscience ») ou sur l’amour altruiste, chaque type de méditation a une signature particulière dans le cerveau, c’est-à-dire qu’il y a des zones du cerveau –– jamais une seule mais tout un ensemble de réseaux — qui sont activées de différentes façons. Et l’on a notamment remarqué que lorsque ces méditants s’engageaient dans la méditation sur la compassion et l’amour altruiste, ces zones correspondaient à des zones déjà connues pour être associées à des émotions très positives, de sensation de bien-être, d’ouverture à l’autre, de joie de vivre… Cela contribue forcément à cette manière d’être. Il n’y a donc pas de centre du bonheur, on ne mesure pas le bonheur en neurosciences, mais on peut comparer des états mentaux qui contribuent à cet épanouissement. D’autres, au contraire, vont favoriser la dépression, la rumination, le fait que l’on pense « moi, moi, moi » du matin au soir et qu’on est déchiré par l’espoir et la crainte et qu’on a donc des affects surtout négatifs, déplaisants. 


Il est donc essentiel d’avoir une pratique continue, assidue ; ce n’est pas un pensum, c’est une joie en forme d’effort.

 

On ne peut donc pas dire qu’il y ait de prédisposition au départ, qu’on est optimiste ou pessimiste ? 

Ça c’est autre chose : on peut étudier les corrélations entre la méditation et le cerveau — mais il y a aussi l’aspect suivant : a-t-on une ligne de base différente d’une personne à l’autre ? Bien sûr ! Mais à quoi est-ce dû ? Il y a un apport génétique mais il a été extrêmement exagéré, à savoir finalement que les gènes sont une sorte de plan d’action. Mais ils peuvent ensuite être exprimés ou ne pas l’être. De nombreuses études ont par exemple démontré que des animaux — des rats en l’occurrence — qui étaient sélectionnés pour être très stressés et peureux, ont un génome identique qui prédispose à la peur. Mais si on les place, durant les dix premiers jours de leur vie, près des mères ratonnes qui sont particulièrement affectueuses, qui n’arrêtent pas de lécher, toucher les petits ratons, ces gènes sont alors méthylés, c’est-à-dire qu’ils sont occultés et ne s’expriment donc pas. Ces rats ne sont donc pas plus stressés que les autres.  

D’une part il y a donc cela : l’épigénétique, c’est-à-dire ce qu’il advient des gènes que nous avons et d’autre part — et c’est là où l’entraînement de l’esprit et la méditation rentrent en ligne de compte — l’entraînement de l’esprit agit sur la neuroplasticité. Cela veut dire que le cerveau a la faculté de changer et ce, à tout âge, à la suite d’un entraînement ou d’avoir été exposé à une nouvelle situation. C’est souvent une situation extérieure — un gymnaste s’entraîne à faire des mouvements de gymnastique, un pianiste à jouer du piano. Ici, avec la méditation, c’est un enrichissement intérieur qui, répété régulièrement, transforme d’une part votre expérience personnelle et d’autre part, structurellement et fonctionnellement votre cerveau.  

 

Pour illustrer cela vous utilisez une citation de Luigi Luca Cavalli-Sforza : « Le bonheur se construit, ce qui exige de la peine et du temps. Pour devenir heureux, c’est soi-même qu’il faut changer » 

Il ne faut pas non plus ignorer les conditions extérieures. Nous souhaitons tous qu’elles soient optimales, particulièrement dans des régions du monde où elles ne le sont pas, où de si nombreux êtres souffrent encore de l’oppression, des massacres, de la famine, de la pauvreté, où il y a des milliards d’animaux qui sont tués chaque année pour la consommation des humains… Tout cela doit être pris en considération. Ceci dit, d’une part notre contrôle des situations extérieures est limité, temporaire, souvent illusoire ; donc, si nous plaçons instinctivement comme nous le faisons souvent tous nos espoirs et toutes nos craintes à l’extérieur de nous-mêmes, on est mal partis car l’univers n’est pas un catalogue de nos désirs. D’autre part, on sait que l’on peut être misérables dans un petit paradis et garder sa joie de vivre même face à des circonstances adverses. Notre manière d’être, donc, peut éclipser ces circonstances extérieures, même si elles sont importantes. Négliger les conditions extérieures de notre plénitude, de notre épanouissement c’est en fait négliger ce qui va peu à peu, précisément, en cultivant ces qualités, construire notre bonheur. On se prive donc malheureusement d’un potentiel extraordinaire qu’on sous-estime et qu’on néglige.  

 

Justement, pour cultiver ces qualités vous dites qu’il faut « éliminer les toxines mentales ». Quelles sont-elles ? 

La deuxième étape, si nous voulons agir sur ces conditions intérieures, consiste à faire une distinction entre les conditions intérieures qui vont miner notre bonheur de celles qui vont le favoriser ou le nourrir. Il est clair que l’amour altruiste, une sorte de liberté intérieure, une force d’âme va contribuer à ce bien-être en tant que façon d’être. On sait aussi, sans ambiguïté, que la haine est incompatible avec le fait de se sentir bien au plus profond de soi-même ; il en est de même de l’obsession, de l’arrogance, de la jalousie et de l’attachement exacerbé à soi-même, ce sentiment exagéré de soi : c’est une recette pour être misérable et rendre misérables ceux qui vous entourent.  

Une fois que l’on a bien compris — ce n’est pas un jugement moral, le bien à l’opposé du mal, mais simplement la réponse à la question : quelle est la conséquence de ces états mentaux en termes de bien-être et de mal-être ? C’est donc purement empirique, purement pragmatique et on se dit alors que ce sont des toxines mentales car elles empoisonnent notre bonheur et souvent, en conséquence, le bonheur des autres, parce que nous agissons de manière destructive et négative vis-à-vis d’eux.  

 

Vous dites que le bien le plus précieux dans cette quête du bonheur c’est le temps. Pourquoi ? 

C’est Sénèque qui disait cela, et il rejoint les penseurs bouddhistes : ce n’est pas que nous n’ayons pas beaucoup de temps, c’est que nous en gaspillons beaucoup. Dans le bouddhisme, le fait d’avoir constamment à l’esprit l’impermanence, mais aussi la mort, ce n’est pas pour se mortifier avec des pensées noires, c’est simplement pour donner toute sa valeur à chaque instant qui passe et de ne pas le dilapider comme de la poudre d’or qui serait dans nos mains et coule entre nos doigts de façon imperceptible et de sorte qu’à un moment, pouf, il n’y a plus rien… Nous sommes arrivés à la fin de la vie dans l’espace d’un geste et l’on s’aperçoit qu’on n’a pas su extraire la quintessence de l’existence, qui est précisément de progresser vers cette liberté intérieure. Se transformer soi-même pour mieux se mettre au service des autres. 

 

Vous avez évoqué la pratique spirituelle : quels conseils nous donneriez-vous concrètement, afin d’essayer au jour le jour d’entretenir ou tout du moins d’approcher ce bonheur ? 

C’est simplement une question d’y consacrer le temps nécessaire. On ne s’attend pas à maîtriser un art, un sport, simplement en le souhaitant, en y consacrant quelques minutes par jour ; tout le monde sait qu’apprendre à lire et à écrire demande du temps, pour apprendre à jouer un instrument de musique il faut y passer du temps, avec une certaine méthode, une certaine persévérance, une certaine discipline. Tout le monde accepte cela. Par quel mystère n’en serait-il pas de même pour l’attention, la pleine conscience, de l’amour altruiste ? Nous avons ce potentiel, mais peut-être est-ce seulement 5% du potentiel que nous sommes capables d’actualiser de faire s’épanouir. Et si nous ne faisons rien, il n’y a aucune raison pour que ce potentiel s’épanouisse. Il est donc essentiel d’avoir une pratique continue, assidue ; ce n’est pas un pensum, c’est une joie en forme d’effort. On ne doit pas attendre le bout du chemin pour jouir des avantages : chaque étape en elle-même apporte un enrichissement, une meilleure qualité d’être, une meilleure manière de se relier à soi-même et aux autres. C’est comme aller de vallée en vallée : à chaque col, on découvre une nouvelle vallée plus belle que la précédente.


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°10 (Eté 2019)

 


 Matthieu Ricard vit dans l’Himalaya depuis 1972 et côtoie de grands maîtres tibétains. Il est moine depuis une quarantaine d’années et dirige aujourd’hui différentes actions humanitaires sous l’égide de l’association Karuna-Schechen au Népal, en Inde et au Tibet. Il partage son temps entre la vie dans le monde pour mener au mieux les actions humanitaires (250 000 personnes aidées) et son ermitage paisible dans les hauteurs de Katmandou. Il plaisante souvent en anglais sur cette alternance : « 3 months in peace, 9 months in pieces. » 

 

 





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