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judenne.jc

Le bouddhisme face à la crise climatique

Comment être un "Ecosattva"


Traduction : revue 3e millénaire

 

 

La crise climatique s’enracine dans une vision matérialiste du monde. À cette « crise spirituelle collective » le bouddhisme doit offrir une vision du monde et de notre humanité ainsi qu’un mode de vie novateurs, explique David Loy qui se définit comme « un bouddhiste activiste ». Participer à la révolution écologique, intérieurement et dans le monde, c’est être un bodhisattva tourné vers l’écologie, un « écosattva ».

 

Il n’est pas exagéré de dire qu’aujourd’hui l’humanité est confrontée à son plus grand défi : en plus des crises sociales montantes, la catastrophe écologique, que nous nous sommes infligés, menace la civilisation telle que nous la connaissons et (selon certains scientifiques) peut-être même notre survie en tant qu’espèce. J’hésite à décrire cela en termes d’apocalypse parce que cette notion est désormais associée au millénarisme chrétien, mais sa signification originelle s’applique sans aucun doute : littéralement une apocalypse est « une découverte », la révélation de quelque chose de caché – et, dans ce cas, la révélation des conséquences inquiétantes de ce que nous avons infligé à la terre et à nous-mêmes.

Ce sont les problèmes climatiques qui doivent recevoir le plus d’attention, ils sont sans doute les plus urgents, mais ils ne sont néanmoins qu’une partie d’une crise écologique plus vaste qui ne sera pas résolue même si nous réussissons assez rapidement à nous convertir aux sources d’énergie renouvelables afin d’éviter des hausses de température létales et les nombreuses perturbations climatiques qui en résulteront.


La crise climatique fait partie d’un défi beaucoup plus vaste qui comprend la surpêche, la pollution plastique, l’hypertrophisation, l’épuisement de la couche arable, l’extinction des espèces, l’appauvrissement des eaux douces, les polluants organiques persistants (PoP) perturbateurs endocriniens, les déchets nucléaires, la surpopulation et (ajoutez ici votre propre « favori » : ………), parmi de nombreux autres problèmes écologiques et sociaux que nous pourrions encore évoquer. La plupart, sinon la totalité, de ces troubles sont liés à une très discutable vision du monde mécaniste qui exploite librement le monde naturel, en n’attribuant aucune valeur inhérente à la nature – autant qu’à nous-mêmes, puisque, selon la compréhension matérialiste dominante, les êtres humains sont vus comme des machines complexes. Cette vision plus large implique que nous avons quelque chose de plus qu’un simple problème technologique, économique ou politique, ou qu’un problème de vision du monde. La civilisation moderne s’autodétruit parce qu’elle a perdu son chemin. Il y a une autre façon de caractériser cela, c’est la suivante : l’humanité connaît une crise spirituelle collective.

Le défi auquel nous sommes confrontés est spirituel car il va au cœur même de la façon dont nous comprenons le monde, y compris notre place et le rôle que nous y tenons. L’écocrise est-elle la façon dont la terre nous dit de « nous réveiller ou en subir les conséquences » ?


Si tel est le cas, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que l’issue puisse être trouvée par une solution technologique, économique, ou politique, voire par une nouvelle vision du monde scientifique – que cette solution soit la seule ou de concert avec les autres. Quelle que soit la voie à suivre, il faudra certes intégrer ces contributions, mais une voie supplémentaire est nécessaire.

C’est là que le bouddhisme a quelque chose d’important à offrir. Pourtant, la crise écologique est aussi une crise pour la façon dont nous comprenons et pratiquons le bouddhisme, qui doit aujourd’hui clarifier son message essentiel s’il veut réaliser son potentiel libérateur dans notre monde moderne et laïque.


Comment être un « écosattva » ?

Une de mes histoires zen préférées est courte et simple. Un élève demande au maître : « Quelle est l’activité constante de tous les bouddhas et bodhisattvas ? » En d’autres termes, quelle est la particularité de la vie quotidienne des personnes éveillées ?

Le maître réplique : « répondre de manière appropriée ». C’est tout. Aucun pouvoir spécial, sauf être pleinement attentif à ce qui se passe réellement et agir en conséquence.

C’est facile à faire dans un monastère. Lorsque la cloche sonne, vous enfilez votre robe et allez dans la salle du Bouddha pour méditer. Mais qu’en est-il lorsque l’on quitte les portes du monastère et que l’on pénètre dans un monde envahi de nombreux problèmes, le plus sinistre étant une crise écologique qui dégrade gravement la biosphère. Comment pouvons-nous répondre de manière appropriée à une urgence climatique qui menace même la survie de notre propre espèce ?

 

L’association de la méditation et de l’activisme permet un engagement profond sans épuisement

 

Certains pourraient dire que ce n’est pas un problème bouddhiste, que le bouddhisme ne concerne que l’éveil individuel et la transformation personnelle. Mais le but est-il de transcender – d’échapper – à ce monde, ou de réaliser avec lui notre non-dualité ? Dans ce dernier cas, la voie bouddhiste implique non seulement d’accomplir notre propre pratique méditative, mais d’intégrer ce que nous réalisons dans la façon dont nous vivons réellement dans le monde et cela implique aujourd’hui de répondre au plus grand défi auquel l’humanité ait jamais été confrontée.


Il me semble que la conscience du public a changé au cours de la dernière année. De plus en plus de gens sont conscients que notre situation écologique est devenue très précaire et continue rapidement de se détériorer. Les « affaires habituelles », ainsi que les « politiques habituelles », mènent au désastre. Que devons-nous faire à la lumière de cette situation ? Comment répondre de manière appropriée ? C’est notre koan collectif.


Le bouddhisme est né et s’est développé dans un contexte social et environnemental très différent de celui d’aujourd’hui, il n’a donc pas grand-chose à nous dire sur notre manière d’agir. Mais ses enseignements en disent long sur la façon de le faire. C’est ce qu’on appelle le chemin du bodhisattva. En fait, je me demande si le chemin du bodhisattva (ou écosattva) n’est pas la contribution la plus importante que le bouddhisme puisse offrir aujourd’hui.


Reconnaître l’importance de l’engagement social est un grand pas pour de nombreux bouddhistes, car on nous a généralement appris à nous concentrer sur ce qui se passe dans notre propre esprit. D’un autre côté, les personnes engagées dans l’action sociale souffrent généralement de frustration, de colère et d’épuisement professionnel. Le chemin du bodhisattva engagé fournit ce dont chacun a besoin car il implique une double pratique, intérieure et extérieure, chacune renforçant l’autre.

L’association de la méditation et de l’activisme permet un engagement profond sans épuisement. L’activisme aide également les méditants à ne plus avoir à se préoccuper d’eux-mêmes, de leur propre état mental et de leur progrès spirituel. Dans la mesure où le sentiment d’être un soi séparé est le problème de base, l’engagement compatissant envers le bien-être des autres est une véritable solution. L’engagement face à la crise écologique n’est donc pas une distraction de notre pratique contemplative personnelle, mais il est essentiel à celle-ci.


Bien qu’il existe de nombreux aspects sur le chemin du bodhisattva, l’équanimité et la perspicacité qu’il cultive soutiennent ce qui est le plus distinctif et le plus puissant dans l’activisme spirituel : agir sans attachement aux résultats de l’action.

Le Bouddha a dit que les gens éclairés sont des nirasa : « sans souhait, sans désir, sans attente ». Cela ne signifie pas qu’il s’agit d’inaction ou de désengagement, mais de ce que la Bhagavad-Gita appelle le « karma yoga » : « Votre objectif est dans le travail, jamais dans les fruits du travail. Ne soyez ni motivé par les fruits de l’action, ni enclin à abandonner l’action. » Faites ce qui est nécessaire, mais sans vous attacher au résultat.


Toutefois, le non-attachement aux résultats est facilement mal compris. Cela ne signifie pas que l’approche de notre tâche soit nonchalante. En réponse à la dévastation continue de la terre, nous sommes appelés à faire de notre mieux, sans savoir quelles en seront les conséquences, sans savoir si nos efforts feront la moindre différence.

« Le non-savoir de l’esprit » est un aspect important que cultive explicitement la pratique du zen. Un de mes professeurs, Robert Aitken Roshi, aimait à dire que notre tâche n’est pas de clarifier le mystère. Le chemin spirituel ne consiste pas à tout comprendre, mais à s’ouvrir à un monde sacré et mystérieux auquel nous accédons non pas en le saisissant mais en étant pris par lui. Les bodhisattvas manifestent toujours quelque chose de plus grand que leur propre ego.

« Vous n’êtes pas Atlas portant le monde sur votre épaule », a déclaré Vandana Shiva. « Il est bon de se rappeler que la planète vous porte. »


Nous ne savons pas ce qui est possible, nous ne savons pas ce qui fonctionnera, mais nous faisons de notre mieux. Nous ne savons pas si ce que nous faisons est important, mais nous savons que c’est important pour nous de le faire. Avons-nous déjà dépassé les points de basculement écologique, et la civilisation telle que nous la connaissons est-elle condamnée ? Nous ne le savons pas – et ça va ! Bien sûr, nous aimerions que nos efforts portent leurs fruits, mais en fin de compte, ils sont notre cadeau à la terre, à titre gracieux, et les cadeaux doivent être donnés sans attendre quoi que ce soit.

Le 20 avril, je faisais partie d’un groupe de six manifestants d’Extinction Rebellion[1], inspiré par les actions XR en cours à Londres, qui ont brièvement bloqué une rue animée du centre-ville de Denver. La police nous a arrêtés et a émis une assignation contre nous ; nos affaires sont en instance. Est-ce que, pour nous, c’était la meilleure chose à faire, entravant la route à de nombreux automobilistes ce samedi après-midi ? Je ne sais pas, mais il est devenu clair que, sans changements radicaux, nous ferons face des inconvénients bien pires au cours des prochaines années. Je ne sais pas si ce que fait Extinction Rebellion est la réponse la plus appropriée, mais pour le moment je n’en ai pas de meilleure, et nous sommes dos au mur. Nous devons tenir têtes aux politiciens, car le temps pour l’humanité de se ressaisir est court et raccourcit chaque jour.

Quelques jours après notre action, certains manifestants de Denver ont demandé si je pouvais proposer une retraite de méditation pour les militants XR dans notre nouveau Rocky Mountain Ecodharma Retreat Center près de Boulder. En faisant la pratique intérieure et extérieure des écosattvas, nous nous entraînons à répondre de manière appropriée.


[1] Extinction Rebellion (Rébellion contre l'extinction), souvent abrégé en XR, est un mouvement social écologiste international qui revendique l’usage de la désobéissance civile non violente afin d’inciter les gouvernements à agir dans le but d’éviter les points de basculement dans le système climatique, la perte de la biodiversité et le risque d’effondrement social et écologique.  


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°18 ( Eté 2021 )

 

David Loy est un enseignant qualifié de l’école zen Sambô Kyôdan. Il est actuellement professeur à l’université Xavier de Cincinnati (États-Unis) après avoir longtemps enseigné à la Faculté des études internationales de l’université japonaise de Bunkyô à Chigasaki. Il est l’auteur de plusieurs livres qui portent sur la mise en perspective du bouddhisme et de la modernité.

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