Par Éric Rommeluère & la rédaction de Sagesses Bouddhistes Le Mag
Le bouddhisme est multiple, pluriel, divers, complexe. En Occident se côtoient désormais des moines et maîtres zen, des lamas occidentaux et tibétains, des moines et vénérables, cambodgiens, laotiens, sri lankais de l’école theravada ainsi que des vénérables vietnamiens pétris d’amidisme (un bouddhisme de la foi particulièrement vivace dans l’aire chinoise). Disparité des enseignements, juxtaposition des écoles. Pourtant, depuis quelques dizaines d’années, un nouveau courant de pensée bouddhique prend de l’ampleur qui les traverse toutes : le bouddhisme engagé. Ce mouvement pan-bouddhique, qui n’est pas issu d’une école particulière et que l’on retrouve aussi bien en Orient qu’en Occident, exprime une position novatrice : un bouddhiste peut agir – ou mieux doit s’engager dans la vie politique, économique ou civile afin de concrétiser un idéal de société juste et équitable, quitte, et c’est là l’une des nouveautés, à s’opposer aux structures établies. Au cours de l’histoire, les moines bouddhistes se sont le plus souvent constitués en communautés de retraitants et rares sont ceux qui ont remis en cause les systèmes politiques dans lesquelles ils évoluaient, même les plus despotiques. La conformité des communautés monastiques à l’ordre établi a toujours été plus ou moins de rigueur. Mais peut-on aujourd’hui se contenter d’enseigner une religion lorsque les hommes ne mangent pas à leur faim, n’ont pas de toit où s’abriter ou n’ont pas accès à l’éducation ou aux libertés les plus simple ? Le sentiment est ainsi apparu que les bouddhistes se devaient également de répondre à une souffrance plus globale que la simple souffrance psychologique ou existentielle. Qu’il leur fallait aussi affronter les inégalités sociales, les problèmes matériels, les difficultés économiques et même les oppressions.
Ce mouvement est encore peu connu en France, même si l’une de ses figures, le moine vietnamien Thich Nhât Hanh y a enseigné pendant plus d’une quarantaine d’années[1]. Il prédomine en Amérique, dans les pays anglo-saxons ainsi qu’en Allemagne, pays où le bouddhisme est enraciné depuis plusieurs dizaines d’années. Il a déjà de multiples visages, selon que ses membres s’engagent dans l’action sociale ou dans le militantisme politique. Un clivage s’est même formé entre ceux qui voient dans cette forme d’engagement un complément nécessaire aux activités traditionnelles enseignées au sein de leur propre école (méditation, étude, etc.) et ceux, plus radicaux, qui considèrent le bouddhisme engagé comme une « voie spirituelle » à part entière. Cette dernière tendance reste cependant minoritaire. Leurs champs d’activités sont des plus variés : l’aide aux détenus, la construction d’hôpitaux, le militantisme, la réflexion sur l’éducation ou l’économie, la participation à des mouvements pacifistes ou écologiques, etc.
Pour ces engagés, le bouddhisme se vit également comme un combat social et/ou politique. Certains retireront de leurs impôts un pourcentage correspondant à la part réservée au budget de la défense. D’autres ne seront plus simplement végétariens par conviction philosophique mais par réelle conscience politique, afin de montrer leur opposition à la société de consommation.
Un point de rencontre entre l’Orient et l’Occident
Le bouddhisme engagé est un bouddhisme moderne né de la rencontre et des interactions entre les idéaux de l’Orient et de l’Occident, l’un porteur d’une tradition de libération intérieure, l’autre d’une tradition de liberté politique. Robert Aitken(1917-2010), l’un des pionniers de ce nouveau bouddhisme, décrit ainsi cette rencontre, d’un point de vue occidental : « Nous autres bouddhistes occidentaux, bâtissons sur une tradition de responsabilité sociale qui existe depuis Moïse, Jésus et Platon mais aussi sur une autre tradition de droiture qui s’est formée dans des monastères de yogis, de taoïstes, de bouddhistes ainsi que dans les institutions confucianistes. Par cette synthèse, le bouddhisme en Occident est assuré d’appliquer l’éthique d’une nouvelle manière. » Dans cette nouvelle forme de bouddhisme, les notions civiles de liberté, d’égalité et de fraternité font désormais écho à des idéaux spirituels comme le partage ou le respect.
Si le terme a été forgé pendant la guerre du Vietnam (1955-1975) par Thich Nhât Hanh, le bouddhisme engagé[2], comme réponse aux problèmes sociaux et politiques, a déjà une histoire centenaire en Asie ; à l’origine, il s’agissait d’une lecture bouddhiste du marxisme. L’idéal communiste a semblé à ses premiers lecteurs orientaux, une version étrangement proche du modèle communautaire prôné par le Bouddha. Et dès le début du siècle, émergeait çà et là l’idée d’un « bouddhisme socialiste » ou d’un « bouddhisme radical ». Ce premier élan fut le plus souvent réprimé violemment. En 1963, la répression des bouddhistes par le régime de Diệm au Vietnam connaît une escalade spectaculaire. Aux États-Unis, Thich Nhât Hanh devient alors un porte-parole actif du mouvement bouddhiste pour la paix dans son pays. En juin de la même année, on apprend l’auto-immolation du vénérable Thich Quang Duc en signe de protestation contre le régime en place. D’autres moines et nonnes suivront. Thich Nhât Hanh, qui connaissait bien le vénérable, expliquera ce geste plus tard : « Quand vous vous suicidez, [c’est parce que] vous êtes désespéré, vous ne pouvez plus supporter de vivre. Mais le vénérable Quang Duc n’était pas comme ça. Il voulait vivre. Il voulait que ses amis et d’autres êtres vivants vivent ; il aimait être vivant. Mais il était suffisamment libre pour offrir son corps afin de faire passer le message que nous souffrons, que nous avons besoin de votre aide. » Peu après, plus de mille moines bouddhistes sont arrêtés, et des centaines d’autres « disparaissent ». Thich Nhât Hanh soumettra alors des documents aux Nations Unies concernant les persécutions, et convoquera une conférence de presse. Ce sera le début d’une grève de la faim afin que l’ONU envoie une délégation d’enquête au Vietnam.
En 1965, craignant que les communistes ne gagnent du terrain, le président américain envoie les premières troupes de combat au Vietnam. Thich Nhât Hanh écrit à Martin Luther King, expliquant la compassion derrière les immolations bouddhistes : « Personne ici ne veut la guerre. À quoi sert la guerre, alors ? Et à qui est la guerre ? [...] Je suis sûr que puisque vous avez été engagé dans l’une des luttes les plus dures pour l’égalité et les droits de l’homme, vous êtes parmi ceux qui comprennent pleinement, et qui partagent de tout leur cœur, la souffrance indescriptible du peuple vietnamien. Les plus grands humanistes du monde ne resteraient pas silencieux. Vous ne pouvez pas rester silencieux vous-même. » En 1966, dans une déclaration commune, ils déclarent : « Nous croyons que les bouddhistes qui se sont sacrifiés, comme les martyrs du mouvement des droits civils, ne visent pas à blesser les oppresseurs, mais seulement à changer leur politique. Les ennemis de ceux qui luttent pour la liberté et la démocratie ne sont pas des hommes. Ils sont la discrimination, la dictature, la cupidité, la haine et la violence, qui sont dans le cœur de l’homme. Ce sont les véritables ennemis de l’homme – et non l’homme lui-même ».
Pendant la guerre russo-japonaise du début du siècle, une affaire qui impliquait des religieux eut ainsi un grand retentissement au Japon. Vingt-six personnes appartenant à un mouvement d’inspiration marxiste et anarchiste furent arrêtées pour haute trahison et conjuration contre l’empereur. Parmi elles, l’éditeur de la traduction japonaise du Manifeste du parti communiste et quatre moines bouddhistes gagnés à la cause du Peuple. L’un de ces moines, Gudō Uchiyama, de l’école zen, a laissé une œuvre écrite abondante qui permet de cerner ses réflexions. Ses lectures des auteurs socialistes l’avaient amené à la conclusion que les doctrines bouddhistes et marxistes partageaient le même idéal social. Il lui parut alors de son devoir de moine de militer pour le désarmement, le pacifisme et la nationalisation des terres. Lorsqu’en 1907, le parti socialiste japonais fut interdit, Uchiyama continua à imprimer dans la clandestinité ses livres où il appelait à des réformes sociales et économiques. Arrêté en 1909, il fut condamné à sept ans de réclusion pour activités subversives. Alors qu’il était en prison, d’autres militants furent arrêtés. On relut ses livrets et ses tracts, comme son Manuel pour les soldats impériaux, où il appelait les militaires à déserter. Finalement accusé de haute trahison, Uchiyama, moine bouddhiste et marxiste, fut passé par les armes avec plusieurs autres conjurés. Cette affaire qui marqua l’opinion japonaise de l’époque est, à cet égard, révélatrice de cette rencontre inattendue entre l’Orient et l’Occident.
De telles prises de position étaient marginales. Mais elles marquaient une nouvelle prise de conscience : le bouddhisme pouvait désormais avoir un rôle politique et social contre ou indépendamment des autorités ou des structures établies. La connivence du bouddhisme et du marxisme a été par la suite bien réelle en Asie. Lors de la lutte pour l’indépendance de Ceylan, nombre de moines prirent ainsi fait et cause pour des mouvements d’inspiration socialiste ou communiste. Aujourd’hui, la tentation marxiste n’est plus, comme on peut l’imaginer, de mise. Gandhi, figure de la non-violence, a désormais remplacé Marx dans les icônes du bouddhisme engagé. Néanmoins, ce mouvement reste largement pétri d’idéaux socialistes tout au moins dans ses versions politisées.
Panorama des réseaux de bouddhistes engagés
À l’heure actuelle, la plupart des bouddhistes engagés sont regroupés au sein de deux grandes organisations internationales : The Buddhist Peace Fellowship (BPF) et The International Network of Engaged Buddhists (INEB). La première a son siège aux États-Unis, la seconde en Asie. Indépendamment de ces deux réseaux, de nombreuses autres organisations bouddhistes travaillent également dans le champ de l’engagement politique et social. Ce sont le plus souvent des émanations d’une tradition particulière, comme le récent Zen Peacemaker Order créé par Bernard Glassman, qui entend marier le zen et l’engagement social. Le BPF et l’INEB sont, elles, des organisations pan-bouddhistes. Leurs objectifs dépassent l’aide directe aux démunis et la simple coordination de programmes sociaux. Elles fonctionnent comme des réseaux de réflexion et proposent des projets de société alternative.
Le Buddhist Peace Fellowship est avant tout l’œuvre d’un homme, Robert Aitken, l’un des pionniers du bouddhisme zen américain. Né en 1917, Aitken s’intéressa au bouddhisme alors qu’il était interné au Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. Il continua après la guerre son apprentissage auprès de maîtres japonais et fut finalement reconnu comme un enseignant au sein de l’école zen Sanbō kyōdan, « La Société des Trois Trésors ». Parallèlement, il s’impliqua dans l’activisme qu’il vivait comme un complément nécessaire à sa pratique bouddhiste. Il milita contre les essais nucléaires américains dans les années 1950, puis contre la guerre du Vietnam dans les années 1960. Aitken fut l’un des premiers bouddhistes américains à pratiquer la désobéissance civile en refusant de payer la part de ses impôts affectée au budget de la défense. Ce qui est, soit dit en passant, totalement impensable dans le contexte du zen japonais où la soumission à l’État et plus généralement au groupe social est impérative. Attaché à ses maîtres, Aitken, a toujours néanmoins clairement séparé le message du zen de ce qu’il considérait comme des travers de la culture japonaise.
Les réflexions des bouddhistes américains sur leur engagement politique datent de cette époque où la guerre du Vietnam obligeait tout un chacun à prendre position. En 1969, Gary Snyder (le Jaffy Ryder des romans de Jack Kerouac), l’un de ces intellectuels gagnés au bouddhisme, republiait un fameux article où il critiquait les institutions bouddhistes qui acceptaient ou ignoraient les inégalités dans lesquelles elles vivaient et par là même cautionnaient les tyrannies. Il y disait : « La révolution sociale a été la contribution bienveillante de l’Occident. L’éveil personnel dans le soi fondamental, la vacuité, la contribution bienveillante de l’Orient. Nous avons besoin des deux. » (« Buddhism and the Coming Revolution », Earth House Hold).
Quelques années plus tard, Robert Aitken fondait le Buddhist Peace Fellowship avec les membres de sa communauté zen et quelques personnalités du monde bouddhiste comme Gary Snyder. Son audience fut d’abord limitée à Hawaii où habitait Aitken, puis à la Californie, mais son influence s’étendit rapidement dans tous les pays anglophones. Aujourd’hui, le BPF compte environ 4.000 membres. C’est l’une des organisations américaines les plus actives en matière de désarmement, d’écologie ou des droits de l’Homme. En 1987, elle fut la co-instigatrice d’une réunion interreligieuse au Honduras et au Nicaragua afin de résoudre la crise politique dans ces pays. Elle développe aujourd’hui divers programmes d’aide sociale en Asie.
Plus récente et moins importante que le Buddhist Peace Fellowship, The International Network of Engaged Buddhists (INEB) n’en reste pas moins l’organisation la plus novatrice en matière de réflexions théoriques. Son siège est à Bangkok mais, comme son nom l’indique, elle est constituée en réseau et compte 400 membres appartenant à 33 pays différents.
Le Dalaï-Lama, Thich Nhât Hanh et Maha Ghosananda qui appartiennent à trois traditions différentes (bouddhisme tibétain, zen vietnamien, theravada cambodgien) en sont membres d’honneur. L’INEB est née en 1989 à l’initiative de Teruo Maruyama et Sulak Sivaraksa. Le premier est un Japonais, prêtre de l’école japonaise Nichiren-shū. Ancien membre du Parti communiste, Maruyama est connu dans son pays pour ses critiques acerbes des institutions religieuses et pour ses diverses campagnes non violentes (contre les consortiums de l’industrie chimique et la construction de l’aéroport de Tōkyō notamment). Le second, le docteur Sulak Sivaraksa, est thaïlandais et demeure l’un des principaux théoriciens du mouvement. Lui-même se dit influencé par la pensée de Thich Nhât Hanh, de Gandhi et des Quakers. Même s’il s’en démarque, il reste également profondément imprégné du modèle marxiste. Dans son propre pays, Sulak Sivaraksa fut longtemps inquiété pour ses activités considérées comme subversives.
Les actions de l’INEB sont multiples et ponctuelles. La section japonaise du réseau milite par exemple pour la reconnaissance des exactions du Japon pendant les dernières guerres : massacre de Nankin, expérimentations des médecins japonais pendant la Seconde Guerre mondiale, etc. L’INEB-Japon s’en prend également à un autre tabou de la société japonaise : l’esclavage sexuel contrôlé par les yakuza, les mafieux locaux, n’hésitant pas à opérer dans des conditions rocambolesques pour sauver des prostituées. Achetées entre 25 et 50 000 euros dans leur pays, on estime ainsi que 50 à 70 000 thaïlandaises seraient forcées de se prostituer au pays du Soleil Levant. Les membres de l’INEB – parfois des moines – se rendent dans les bars à prostitution où ils essayent de sensibiliser les jeunes femmes en se faisant passer pour des clients. Lorsque le contact est établi et que l’une d’entre elles manifeste le désir de s’échapper, ils organisent son enlèvement. Opération difficile et dangereuse, les bars se trouvant sous la surveillance étroite des gangs. Ils débarquent en grand nombre et, dans la confusion, l’enlèvent. Quelques dizaines de Thaïlandaises ont ainsi pu être délivrées au cours des dernières années.
Autre action récente menée, cette fois-ci en Thaïlande, par le docteur Sulak Sivaraksa : l’INEB s’est opposée en 1998 à la construction d’un gazoduc long de 260 kilomètres acheminant du gaz birman jusqu’à la province thaïlandaise de Ratchaburi. L’INEB, comme de nombreux groupes d’opposition thaïlandais, accusait la PTT (Petroleum Authority of Thailand), le consortium pétrolier national, de n’avoir pas suffisamment dédommagé les populations locales, d’avoir négligé la protection de l’environnement et, plus grave encore, de financer et de soutenir indirectement la junte militaire birmane par l’achat de ce gaz. Malgré leurs multiples batailles (Sulak Sivaraksa s’est enchaîné au gazoduc en construction puis a mené des actions judiciaires contre le gouvernement), l’ensemble est aujourd’hui en fonction.
Une utopie ?
Par de telles opérations, les bouddhistes engagés veulent montrer qu’une approche traditionnelle est dépassée et que le bouddhisme se doit de trouver des réponses appropriées aux problèmes contemporains. Quoi que nous fassions, nous sommes impliqués dans la mondialisation et dans la globalisation des économies. Comment respecter le précepte de ne pas tuer lorsque nos impôts contribuent également au budget de la défense ? Comment respecter le précepte de ne pas voler lorsqu’en achetant des produits de consommation nous contribuons à l’exploitation du tiers-monde ? Pour un Sulak Sivaraksa, la simple participation à la société de consommation viole tous les principes éthiques. La souffrance, problème essentiel du bouddhisme, acquiert une nouvelle dimension dans nos sociétés. Une pensée bouddhiste doit donc désormais inclure une réflexion sur notre implication dans le monde, nos relations avec l’État, les entreprises ou les multinationales. Pour les bouddhistes engagés, l’action est également nécessaire afin de modifier les rapports de force entre les individus et les acteurs sociaux. Le respect, la non-violence, la compassion sont les leitmotivs de ces nouveaux artisans de la paix. Changeront-ils le monde ? En tout cas ils ont promis d’œuvrer, selon le vœu bouddhiste, « tant qu’il y aura des êtres à sauver ».
[1] Voir "Un engagement de chaque instant"
[2] Voir le portrait du maître zen vietnamien paru dans Sagesses Bouddhistes Le Mag n° 16, p. 50 à 55 : Thich Nhât Hanh, l’engagement d’une vie pour la paix
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°18 ( Eté 2021 )
Éric Rommeluère est un enseignant bouddhiste de la tradition zen. Né à Paris en 1960, il a commencé à pratiquer la méditation en 1978 sous la direction du maître zen Taisen Deshimaru dont il a reçu les préceptes bouddhistes en 1979 (ordination laïque) puis à nouveau en 1981 (ordination monastique). Il est également l’auteur de nombreux ouvrages.