Par Kankyo
« Est-ce que vous êtes heureux ? » C’est la question que j’avais posée il y a une quinzaine d’années au maître japonais Saikawa Roshi. Cela se passait dans le cadre d’un dokusan, les fameux (et redoutés) entretiens entre maître et disciple : des moments empreints de solennité et de formalisme. Lors des dokusan on peut poser une question sur le Dharma ou exposer une compréhension de la Voie pour la passer au crible : le maître devient alors un scanner, sans état d’âme, des circonvolutions de l’ego. On y est — ou pas — et les apparences s’effondrent.
J’avais une trentaine d’années, de l’énergie à revendre et l’envie d’en découdre avec les faux-semblants. « Si, après quarante ans de pratique intensive, les moines ne sont toujours pas heureux, autant que je le sache tout de suite ! Je ne fais pas tout ça, la vie monastique, me lever à l’aube, vivre avec des gens que je n’ai pas choisis, suivre les règles si, à la fin, je ne trouve pas le bonheur ! Ras le bol de tous ces moines âgés qui font la gueule ! »
Je suis donc entrée dans la petite salle comme dans une arène. Ce serait tout ou rien. Le bonheur ou la porte. Maître Saikawa m’a regardée par-dessus ses lunettes, en levant un peu les sourcils. J’avais les poings serrés, les épaules tendues, petit taureau prêt à en découdre.
« Est-ce que vous êtes heureux ? » lui ai-je envoyé fortement. Ma voix a résonné dans le vide, comme un éclat de verre. Silence. Le maître a souri. Un peu, puis plus largement, d’un air moqueur. « Parfois », a-t-il répliqué. Il semblait se retenir d’éclater de rire.
Sa réponse m’a séchée sur pied. Toute ma rage semblait s’être évanouie et pourtant, je n’avais rien compris : rien compris au sens profond caché derrière les mots, rien compris à son sourire devant mon corps tendu, rien compris à sa capacité d’accueillir ma colère sans sourciller.
Dans la petite salle, l’air semblait vibrer de points d’interrogation. J’avais reçu la pire réponse possible, et pourtant, mon corps s’était détendu comme jamais.
Je suis sortie sonnée.
Les années, en passant, ont révélé la richesse de ce moment-clé. Le maître m’avait donné plusieurs leçons ce jour-là. Et notamment celle-ci : la pratique, la vie bouddhiste, c’est de prendre les choses telles qu’elles sont. Parfois le bonheur, parfois les larmes ou l’indifférence. Une vie « telle quelle » — Tathâ — au cœur de l’impermanence.
Mais, ce que j’avais reçu comme un uppercut, sans le comprendre, était au-delà des mots. C’était l’exemple incarné d’un être humain, simple, direct et disponible. Un être capable de recevoir le vent du changement en laissant la fenêtre ouverte.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°14 ( été 2020 )
Kankyo Tannier est nonne de la tradition zen Sôtô et auteure du blog www.dailyzen.fr. Elle pratique depuis une quinzaine d’années dans un monastère en Alsace.