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La voie de l’engagement total

Traduction Sylvie Gauthier

 

 

Comment êtes-vous venu au bouddhisme?

Lorsque j’avais six ans, mes parents ont intégré l’Église bouddhiste de Toronto. J’y suis allé tous les dimanches jusqu’à mes 23 ans. Même si la plus grande partie du service se déroulait en japonais, nous récitions certains chants en anglais, dont un m’inspirait particulièrement sur la fin : « Nous faisons le vœu de suivre les traces du Bouddha et d’œuvrer sincèrement pour le bien de l’humanité. À tous ceux qui font face à ce grand changement que nous appelons la mort, nous envoyons des océans de sagesse, de compassion et d’amour. » J’attribue tout ce que j’ai fait par la suite à ces paroles.

 

« Bouddha était un transformateur social radical. »

 

Amnesty International était donc un terrain d’action idéal.

Oui, et très vite, je suis revenu au bouddhisme de façon tout à fait inattendue ! Peu après mon embauche, j’ai interviewé l’ancien abbé d’un monastère qui avait résisté à l’invasion chinoise. Il avait connu la misère avant de s’enfuir. Je n’ai fait aucune mention de mes liens avec le bouddhisme. Vers la fin de l’interview, il me dit : « Vous semblez grandement attiré par notre religion, mais ce que vous faites ici [à Amnesty International] pour la défense des droits humains est plus important. Continuez. » En répondant ainsi à ma question muette, il me confirma dans mon choix. Je suis resté à Amnesty International 23 ans.

 


 

Dans un sens, nous devrions avoir le sentiment de porter un fardeau : celui d’aider le monde. Nous ne pouvons nous dérober à cette responsabilité face aux autres. Mais si nous faisons de cette charge une joie, nous pouvons réellement libérer le monde. À condition de commencer par nous-mêmes. Si nous sommes ouverts et honnêtes envers nous-mêmes, nous pouvons aussi apprendre à être ouverts avec les autres. Ainsi donc, en nous appuyant sur ce que nous découvrons de bon en nous, nous pouvons travailler avec le reste du monde. C’est pour cette raison que la pratique de la méditation est perçue comme un bon moyen – voire un excellent moyen – de vaincre la guerre dans ce monde, aussi bien notre propre guerre que les guerres à plus grande échelle.

 

-        Chögyam Trungpa Rinpoché, Shambhala, la voie sacrée du guerrier


 


Diriez-vous que votre engagement politique et social est lié à votre éducation bouddhique ?

Complètement. Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai découvert l’expression « bouddhisme engagé ». Je me rappelle être demeuré perplexe, et même avoir été irrité par ce terme. Chaque jour, dans les temples, nous faisons le vœu de mettre notre vie au service de l’humanité. Pourquoi ce besoin d’ajouter un tel qualificatif ?

Bouddha était un transformateur social radical. Après s’être éveillé, il a parcouru le nord de l’Inde afin de répandre son enseignement. Il a fondé des communautés qui offraient un modèle social différent de celui des castes, dans lequel il avait grandi et sur lequel il était censé régner. Les membres de ces communautés ne révélaient pas leur caste. Cela faisait partie des vœux. Hommes et femmes portaient la robe monastique et se rasaient le crâne, de façon à ce qu’on ne puisse distinguer leur sexe ou leur rang. Ils mendiaient leur nourriture sans égard pour la classe sociale des donateurs. Les brahmanes étaient scandalisés de voir leurs offrandes mêlées à celles des intouchables dans les bols ! Lorsque les moines, vêtus de leurs robes vives couleur safran, marchaient le long des routes poussiéreuses, ils exposaient au vu et au su de tous un tout nouveau style de vie. Aujourd’hui, la méditation est un aspect du changement, mais elle ne le précède ni ne le suit ; elle va de pair avec lui. Du point de vue du Dharma – du moins, selon la compréhension que j’en ai –, cultiver son esprit par la méditation est aussi un acte social radical. Si le but est que de plus en plus d’individus vivent une vie éveillée, en mettant la sagesse et la compassion au cœur de leur vie, forcément, cela entraînera une transformation sociale.

 

Malgré tout, le bouddhisme est souvent associé à un retrait du monde. Qu’avez-vous à dire là-dessus ?

On dit qu’au moment où le Bouddha s’éveilla, il vit que tout était interconnecté, interdépendant. Il est par conséquent impossible pour quiconque de se retirer du monde. Nous savons tous que lors d’une retraite, aussi petite que soit notre cellule, nous emmenons le monde entier avec nous, de par l’expérience que nous en avons. D’ailleurs, le propos d’une retraite, c’est précisément de transformer le monde.

 

Mais la transformation ne se fait-elle pas progressivement — d’abord notre esprit, puis le monde ?

C’est une fausse dualité. Il n’y a rien dans notre situation qui puisse être coupé du reste de ce qui se passe. Le seul moyen d’en être coupé est l’ignorance — le problème fondamental, tel qu’identifié par le Bouddha – qui conduit au chagrin et à la souffrance.

 

L’une de vos initiatives, l’International Buddhist Peace Service, se veut ouvertement « engagée ». Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Cela remonte à un incident que j’ai vécu en 1995 dans le nord du Sri Lanka. Je faisais partie d’une délégation de la Croix-Rouge qui se rendait dans les zones de combat. Nous nous sommes retrouvés en plein cœur d’une terrible confrontation. Un soldat s’est approché de la jeep où je me trouvais et a braqué son arme sur mon visage. Il portait un masque noir et une tenue de camouflage. Je croyais qu’il allait me menacer, mais il m’a dit : « Merci pour le travail que vous faites », en parlant de la Croix-Rouge. À ce moment, j’ai compris que pour lui, la Croix-Rouge représentait le contraire de la guerre, de la menace, de la déchéance. « C’est étrange », me suis-je dit alors : « Quand survient une catastrophe, une situation d’urgence, une guerre, où sont les bouddhistes ? » Aussitôt qu’un pays est touché par une grande souffrance, des tas d’organisations se mobilisent, mais les bouddhistes brillent par leur absence. Pourquoi ?

 

Ma question a mené à une série de discussions avec le Buddhist Peace Fellowship[1], Dharma Drum Mountain[2], les églises bouddhistes d’Amérique, la communauté japonaise, l’institut Garrison[3] et moi-même en tant que président de Shambhala. Ensemble. Nous avons réfléchi à la création d’un service bouddhique international pour la paix, qui allierait les précieuses ressources du Dharma à des services d’assistance de pointe en matière de médiation et de maintien de la paix, entre autres. Nous tentons de déterminer comment les bouddhistes peuvent s’engager afin d’avoir un réel impact sur le monde.

 

« Les accords de paix contemporains se préoccupent très rarement de la question de l’attitude, c’est-à-dire les forces sous-jacentes qui ont fait germer le conflit. »

 

Qu’est-ce qu’une telle organisation peut offrir d’autre ?

Si on analyse l’échec des processus de paix, on voit que ceux-ci comportent trois éléments : la structure, le comportement et l’attitude. On accorde généralement beaucoup d’importance à la structure : on trace des lignes sur une carte, on définit les cadres de gouvernance du territoire, etc. Quant au comportement, on gère les cessez-le-feu, le désarmement, la mise en place d’un gouvernement civil… Les accords de paix contemporains se préoccupent très rarement de la question de l’attitude, c’est-à-dire les forces sous-jacentes qui ont fait germer le conflit.

 

Comment la démarche de l’International Buddhist Peace Service pourrait-elle faire changer les attitudes ?

La caractéristique des guerres, c’est que les parties impliquées refusent de s’écouter. Lorsque certaines personnes trouvent le courage d’écouter l’autre, les résultats sont stupéfiants. Au Sri Lanka, j’ai encouragé des délégations à écouter les moines bouddhistes qui prônaient la guerre. Des tas de gens avaient approché ces moines pour leur expliquer le Dharma du Bouddha, l’attitude juste, mais personne ne s’était donné la peine de les écouter. Nous les avons rencontrés à plusieurs reprises, nous avons vécu avec eux, nous les avons écoutés jusqu’à ce qu’ils se sentent en confiance. Finalement, ils se sont ouverts et nous ont parlé de la dégradation complète de leurs sociétés causée par la mondialisation, la corruption, la drogue, la culture occidentale, la destruction des villages. Cela nous a permis de voir la terrible fragilité de leur vie, leur profonde angoisse. Dans de telles circonstances, n’importe quel être humain peut devenir violent. Tant que vous n’avez pas compris cela, vous ne pouvez pas établir un dialogue constructif.

 

Agir pour la paix dans le monde peut sembler au-delà de nos forces. Comment s’y prendre ?

En créant une organisation qui soit présente sur la place publique et considérée comme un acteur incontournable. Pourquoi ne pas imaginer un grand réseau bouddhique qui posséderait sa propre chaîne de nouvelles ? Aux États-Unis, les émissions évangéliques sont légion, alors pourquoi pas une chaîne d’information bouddhique en continu ?

 

D’un point de vue plus personnel, que peut-on faire, dans notre vie de tous les jours, pour contribuer au changement ?

À mon avis, le premier pas, c’est de combattre l’ignorance. C’est ce que dit le Bouddha. S’informer sur l’état du monde devrait faire partie de notre discipline quotidienne. Il importe de faire la différence entre la vérité et les fausses nouvelles propagées par nos gouvernements et les médias d’information grand public. À cet égard, il faut aussi apprendre à regarder la souffrance en face. Lorsqu’on nous présente des images pénibles à la télé, comme un bombardement ou un carnage, ne pas avoir le réflexe de fermer le poste parce qu’on ne supporte pas le spectacle de la souffrance humaine.

Ensuite, il faut développer notre esprit critique : écouter, regarder clairement ce qu’on nous montre, et voir tout aussi clairement nos réactions. Il est facile de se laisser séduire par la pornographie des mauvaises nouvelles. Cultiver notre capacité à observer nos attitudes « kléshiques » (nos émotions perturbatrices, nos afflictions mentales)[4] est primordial.

Troisièmement, éviter l’arrogance. Vouloir régler le sort du monde entier ne peut que déboucher sur le découragement. C’est le cas de certaines personnes devenues cyniques, abattues ou même blessées après avoir déployé beaucoup d’efforts. Ces personnes tiennent des discours du genre, « si je ne peux pas résoudre tous les problèmes du monde, autant ne rien faire ». D’après mon expérience, choisir une seule cause et y consacrer son énergie peut faire une énorme différence. Comme tout est interconnecté, chaque pas que nous faisons nous fait progresser sur la voie de l’engagement total.


[1] La mission de la Buddhist Peace Fellowship (BPF), fondée en 1978, a pour but d’aider les êtres à se libérer de la souffrance qui se manifeste dans les individus, les relations, les institutions et les systèmes sociaux.

[2] Dharma Drum Mountain est une fondation internationale bouddhiste à vocation spirituelle, culturelle et éducative, dont l’objectif est d’améliorer le monde et d’établir une « Terre pure sur Terre » grâce à l’éducation bouddhiste.

[3] L’institut Garrison est un centre de retraite interreligieux et cellule de réflexion spirituelle du nord de l’État de New York.

[4] Ndlr : l’auteur fait ici référence au klesha, terme sanskrit qui désigne les souillures de l’esprit sous influence des trois poisons que sont le désir-attachement, la haine-aversion et l’ignorance.


Paru dans Tricycle - Numéro Hiver 2004



Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°18 ( Eté 2021 )

 

Richard Reoch a été président de

Shambhala, l’organisme spirituel international fondé par Chögyam Trungpa Rinpoché. Ancien cadre supérieur à Amnesty International et administrateur de la Rainforest Foundation, il est l’actuel président de l’International Working Group on Sri Lanka, une organisation qui œuvre au maintien de la paix dans un pays qui fut ravagé par la plus longue guerre civile du monde bouddhiste. Richard Reoch est co-fondateur de l’International Buddhist Peace Service, une initiative qui a pour but de résoudre les conflits dans le monde en s’appuyant sur les principes bouddhiques. À Amnesty International, Richard s’est intéressé au sort des victimes aussi bien que des auteurs d’actes de torture. James Shaheen, rédacteur en chef du magazine américain Tricycle, l’a rencontré.

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