Par Roland Yuno Rech
Présentation : Aurélie Godefroy
Aurélie Godefroy : La question d’une existence future représente une interrogation commune à toutes les religions. Qu’en dit maître Dôgen, ce grand maître fondateur de l’école zen Sôtô au Japon ? Que peut nous apporter la pratique de zazen ? Face à la question de la mort, qu’entend-on par « lâcher prise » dans ce contexte ? Roland Rech a répondu à nos questions lors d’une émission « Sagesses Bouddhistes ».
La plupart des religions parlent de l’au-delà. Qu’en est-il dans le bouddhisme zen ?
Roland Yuno Rech : Notre vie présente est inclue dans un cycle de naissance et de mort, l’au-delà est donc très présent dans la pratique du zen. D’ailleurs, maître Dôgen disait que ceux qui ne croient pas au fait que notre vie soit inclue dans ce cycle et se déroule dans trois périodes – la vie présente, la vie future et les vies à venir — ne sont pas prêts à entrer dans la voie du zen.
On dit que « la vie et mort est nirvana ». Comment une chose peut-elle être son contraire ?
On peut dire que la « vie et mort est nirvana » d’une manière absolue et ultime. Si on considère que la vie et mort est profondément faite d’impermanence, donc d’apparitions et de disparitions, ça veut dire que tout ce qui existe est sans substance. Si c’est sans substance, ça veut dire que c’est déjà libéré de toutes les causes de souffrance. Mais encore faut-il le réaliser.
Je crois qu’il y a un point de vue objectif : on peut dire que vie, mort et nirvana sont identiques du point de vue de la vérité ultime, de la vacuité. Que ces deux états d’être, vie et mort ou nirvana, sont ultimement vacuité. Maintenant, pour que notre manière d’être dans la vie et dans la mort devienne nirvana, ça suppose un travail, une pratique, un cheminement : c’est la voie du zen.
Comment maître Dôgen s’est-il exprimé sur ce sujet, notamment dans un de ses textes, le Genjô kôan ?
Principalement, il enseigne que la vie ne devient pas la mort. Tout cela est lié à une notion du temps. Et pour maître Dôgen, le temps n’est pas une dimension séparée de l’existence ; l’existence est faite d’apparitions et de disparitions successives. Le temps est donc fait d’une succession d’instants, et chaque instant a sa valeur absolue et ne devient pas l’instant suivant : ce sont des étapes. Comme il le dit, de même que l’hiver ne devient pas le printemps – l’hiver est l’hiver et le printemps est le printemps –, de la même manière, une bûche dans un feu ne devient pas cendre : il y a d’abord l’état de bûche et ensuite l’état de cendres. Il en est de même pour notre vie : c’est très important parce que si on voit l’impermanence comme quelque chose de continu, il n’y a pas moyen de se transformer et de se libérer. Cela veut dire que l’enchaînement est déterministe. Tandis que si l’impermanence est faite d’instants séparés, il y a la possibilité, entre un instant et l’autre instant, d’introduire un changement.
« Cela veut dire qu’au moment d’entrer dans son cercueil, il n’y a plus un instant à perdre pour se préoccuper de toutes sortes de choses qui nous font perdre notre temps dans la vie quotidienne. C’est l’occasion d’avoir un regard beaucoup plus intense sur notre vie et donc de réaliser l’éveil. »
Maître Deshimaru disait : « Pratiquez la méditation comme si vous entriez dans votre cercueil. » Qu’est-ce que ça signifie ?
Cela veut dire qu’au moment d’entrer dans son cercueil, il n’y a plus un instant à perdre pour se préoccuper de toutes sortes de choses qui nous font perdre notre temps dans la vie quotidienne. À ce moment-là, il faut véritablement se concentrer sur ce qu’il est essentiel de vivre et de comprendre dans ces quelques instants qui me restent à vivre. C’est l’occasion d’avoir un regard beaucoup plus intense sur notre vie et donc de réaliser l’éveil. C’est pour cela que souvent, des êtres qui ont fait des expériences proches de la mort, qu’on appelle les fameuses NDE (voir p.32), font des expériences de quasi-éveil, spontanément, du fait qu’ils sont confrontés avec la mort imminente. Il serait vraiment dommage d’attendre de devoir mourir pour s’éveiller et pouvoir ensuite mener une vie à partir de cet éveil. C’est ce qu’enseigne le zen. Donc pour cela, il faut vraiment pratiquer avec une très grande intensité la méditation — et pas seulement la méditation, mais toutes les choses de notre vie, comme si nous étions en train de vivre non pas nos derniers instants, mais disons notre dernier jour. Par conséquent, tout devient important à ce moment-là. Tout est vécu profondément. Et, finalement, à partir de cette perspective de la mort, c’est la vie elle-même qui se trouve rénovée.
L’une des pratiques dans le zen est la méditation zazen. Que se passe-t-il quand on fait zazen qui puisse nous aider à mieux essayer d’envisager la vie ici et maintenant ?
Dans la pratique du zazen, on est très concentré sur le corps et sur la respiration, et le fait d’être concentré de cette manière-là aide à apaiser le mental, et surtout à ne pas suivre nos pensées, à être vraiment très présent, ici et maintenant. Et je crois que par rapport à la vie, à la mort, la chose fondamentale est d’expérimenter l’éternité de cet instant-ci. Il doit être vécu pleinement comme un instant absolu.
On dit aussi que lorsqu’on fait zazen, on « transmigre » ?
Ce qui se passe en zazen, c’est que même si on est concentré sur le corps, sur la respiration, il arrive que l’on ait des pensées ou des émotions qui viennent et que, suivant les pensées ou les émotions que nous avons, notre état de conscience se modifie. On peut alors vivre des états de conscience qui correspondent aux différents états de transmigration. On peut être par moments dans des douleurs assez fortes. À d’autres, on peut être submergés par certains désirs ou des craintes. Ou encore, à d’autres moments, être dans la béatitude… Le zazen n’est pas quelque chose de constant : on rencontre l’impermanence dans le zazen. Mais en même temps, on apprend justement à ne pas s’identifier à ces états : on les traverse. C’est ça qui est extrêmement impressionnant dans la pratique de zazen : on revient constamment au corps et à la respiration. Donc, même s’il y a des émotions qui nous entraînent dans des états de transmigration, on en prend conscience très vite, on est très vigilant ; on revient au corps, à la respiration et on retrouve à chaque fois un esprit neuf, frais, qui n’est plus conditionné par nos émotions et par nos pensées. C’est donc un moment de nirvana, de libération.
Pouvez-vous commenter cette phrase : « Aller et venir, naissance et mort sont le véritable corps de l’homme. »
Oui, c’est une phrase de maître Dôgen. Cela veut dire que c’est dans cette vie et mort que l’être humain peut désirer pratiquer la voie, s’engager dans sa pratique et réaliser son véritable corps qui est le corps de Bouddha — qui n’est pas seulement un corps impermanent, mais qui est aussi le corps dans lequel l’ultime vérité s’incarne. Maître Dôgen nous dit que cela implique de s’engager concrètement dans la pratique de la voie. Cela veut dire, autant que possible, pratiquer la méditation, recevoir les préceptes, recevoir l’ordination au moins de bodhisattva, faire le vœu de pratiquer les préceptes et s’engager dans une pratique quotidienne de la voie dans ce monde — qui est finalement le seul lieu dans lequel on peut réaliser l’éveil. Encore une fois, ça peut paraître étrange si on prend cette citation telle quelle, mais il faut comprendre que cela se réalise s’il y a pratique, s’il y a un engagement dans la foi du zen, dans la voie du Bouddha.
« L’esprit zen, c’est l’esprit qui ne stagne sur rien. »
Beaucoup de grands maîtres zen nous enseignent également à lâcher prise. Comment peut-on y arriver concrètement ? Ce n’est pas toujours facile.
La concentration aide à lâcher prise. Si on est très profondément concentré sur son corps, on arrive à laisser passer les pensées et les émotions plus rapidement. Si on est concentré sur la respiration également. Mais surtout, ce qui aide beaucoup à lâcher prise, c’est la sagesse, c’est-à-dire l’observation profonde, intime du fait que ce à quoi on est attaché n’a pas de substance. Notre propre ego est complètement impermanent et donc ne peut pas s’attacher à quoi que ce soit. Autrement dit, le détachement, ce n’est pas quelque chose qu’on obtient par l’effort, mais par la réalisation que même si on le veut, on ne peut s’attacher à rien. Parce que justement, la vie est constamment apparition, disparition et transformation. Et le zen nous invite à retrouver un esprit constamment fluide qui épouse ce devenir, cette transformation sans stagner nulle part, sans demeurer nulle part. L’esprit zen, c’est l’esprit qui ne stagne sur rien.
Et ça permet aussi d’avoir une certaine unité et notamment de ne pas séparer samsara et nirvana.
Oui, samsara et nirvana ne sont pas identiques, mais ils ne sont pas différents, ne sont pas séparés. Pourquoi ? Parce qu’il y a une tendance chez certains pratiquants du bouddhisme à haïr le samsara comme étant le lieu de la souffrance, le lieu de la transmigration, et à aspirer tellement fortement au nirvana que cela devient un objet d’avidité. Ça devient à nouveau désir, alors que le désir est la cause fondamentale de la transmigration. Désirer le nirvana fait qu’on se dirige à l’opposé du nirvana. C’est ce sur quoi maître Dôgen insiste beaucoup quand il parle de la vie et de la mort : si vraiment vous haïssez la vie et mort, et que vous aspirez au nirvana en opposant nirvana et samsara, c’est comme si vous vouliez voir l’étoile polaire en vous tournant vers le sud… vous faites fausse route. Par contre, si vous voyez quelle est la véritable nature de ce samsara dans lequel vous vous vous trouvez, vous réalisez qu’il est sans substance, impermanent, et le lâcher-prise se produit immédiatement. Ce lâcher-prise est nirvana.
Pourquoi dit-on aussi que le bodhisattva ne tombe pas dans le samsara mais qu’il décide de plonger ?
Parce que justement, le bodhisattva a trouvé la manière de réaliser le nirvana dans le samsara. Mais il se rend compte que la plupart des êtres souffrent profondément dans ce samsara. Et alors qu’il pourrait gagner un nirvana définitif, il est animé par la compassion, la compassion qui elle-même est stimulée par la pratique du zazen qui nous fait nous sentir ni différents, ni séparés des autres – ce qui fait qu’on laisse tomber en nous ce qui fait barrière et séparation avec les autres. Cet esprit de compassion fait que pour le bodhisattva, le sens de sa vie est de renaître éternellement dans ce monde et de pratiquer la voie, avec les autres, pour les aider à s’éveiller. Et comme il pratique comme cela, même dans le samsara, sa vie est au fond un nirvana.
Pour conclure, pouvez-vous nous citer quelques poèmes écrits par de grands maîtres zen ?
Oui, ce sont des poèmes qui sont écrits juste avant la mort, généralement à la demande des disciples qui attendent l’enseignement ultime du maître.
Maître Keizan : « Comme je suis né, je dois mourir. » Ça veut dire qu’il considérait véritablement le fait de mourir comme une chose naturelle. Le fait de naître implique de mourir, et ce n’est pas seulement au moment de mourir finalement, ou de la mort réelle, mais jour après jour, instant après instant, que notre vie est une question de vie et de mort. Et ça, c’est vraiment la pratique du zen qui nous apprend et nous rend familiers avec le fait que naître veut dire entrer dans ce processus de naissance et mort instant par instant. Donc ça devient tellement familier que, au moment de mourir, puisque je suis né, je dois mourir. Alors bon, on ne va pas en faire une histoire !
Un autre poème, c’est celui de maître Ryôkan, qui lui évoque beaucoup plus l’acceptation de l’ordre cosmique tel qu’il est. L’ultime enseignement, c’est qu’au printemps, les fleurs éclosent, l’été, les rossignols chantent et à l’automne, les feuilles se fanent et tombent.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°25 (Printemps 2023)
Roland Yuno Rech est un disciple de maître Taisen Deshimaru. Il enseigne depuis une trentaine d’années, aujourd’hui au Dojo zen de Nice et au temple zen de la Gendronnière. Il dirige également des retraites tout au long de l’année un peu partout en Europe.