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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

La quête du bonheur

Dernière mise à jour : 2 août


Traduit de l’anglais par l’auteur



Vous êtes intelligent, curieux, et motivé. Avec, peut-être, un esprit compétitif qui est galvanisé par un bon défi. Il est probable que vous cherchiez à apporter votre pierre à l’édifice du monde. Si ça se trouve, vous avez même réfléchi à ce qu’il vous faudra faire pour arriver à 80 ou 100 ans et pouvoir dire : voilà ce que j’ai voulu faire, et je l’ai fait. Il y a eu des hauts et des bas, mais j’ai tenu bon.


Vous vous imaginez que pour y arriver—pour devenir cette personne qui, vers la fin du parcours, sait qu’elle a accompli ce qu’elle voulait—il vous faudra acquérir ceci et aller là-bas. Si vous êtes romantique, votre réussite dépendra de vos relations ; si c’est la famille qui vous fait vibrer, ce sera la vie de famille; si vous êtes matérialiste, il va falloir amasser certaines choses; si vous êtes aventurier, il vous faudra de vraies aventures; si vous êtes intellectuel, des connaissances. La liste est longue. Il se peut que vos objectifs soient parfaitement louables, surtout si accomplir le bienfait d’autrui en fait partie.


Mais si votre bonheur et vos accomplissements dépendent de votre capacité d’obtenir ou de faire, ne serez-vous pas malheureux ou frustré si vous n’y arrivez pas ? Est-ce que votre réussite dépendra d’éléments que vous ne pourrez pas contrôler ? Dépendra-t-elle d’autres personnes, d’autres événements ? Et si les choses, gens, événements, états ou rapports dont vous avez besoin pour réaliser vos souhaits de bonheur se transforment, qu’arrivera-t-il ? Car tous, ils se transformeront ; ils changeront. Parfois le changement apporte une amélioration souhaitée—mais pas toujours. Et alors ?


Il peut être utile de regarder les causes du bonheur de plus près. Qu’est-ce que nous entendons par «bonheur» ? D’où viennent la paix et la plénitude ? Et quid de l’insatisfaction, la douleur et l’angoisse ? Comment définissons-nous ces expériences ? Et qui—ou quelle—est cette personne qui cherche à être comblée, ce moi ?



Il y a à peu près 2 600 ans que le Bouddha, sachant que nous cherchions tous le bonheur et voulions tous éviter la souffrance, s’est posé exactement les mêmes questions. Et il y a 2 600 ans, le Bouddha a proposé des solutions qui continuent à répondre aux besoins humains en termes de philosophie et de pratique spirituelle de façon la plus intelligente et pertinente qui soit. Du moins, d’après les bouddhistes. Le Bouddha est né dans une famille royale d’une région du sud-ouest de ce qui est aujourd’hui le Népal. Un sage clairvoyant aurait dit au roi, père de l’enfant, que ce garçon deviendrait soit un grand souverain soit un grand renonçant et guide spirituel. Sans surprise, le père préfère la première version et fait de son mieux pour que le prince Siddhârta Gautama soit heureux. On peut s’imaginer le palais, les jardins et fontaines; les paons, banquets, danseuses, soieries et autres brocards ; les musiciens, le jasmin et tout le reste. Le roi fait en sorte que son fils ne voit jamais de choses déplaisantes, troublantes,ou choquantes. Et l’on peut supposer que ce prince, si beau et doué, est bien heureux et qu’il mène une vie qui le comble. Il aime son épouse ; son fils—tout bébé—est adorable ; et tout le monde lui obéit à la lettre.


Jusqu’au jour fatidique où (nous dit l’histoire) il sort du périmètre de sa vie idyllique et, pour la première fois, reconnaît les vérités choquantes que sont la vieillesse, la maladie,et la mort. Et en lui s’élève subitement un profond désir de sens et de paix qui ne dépendraient pas des facteurs inconstants que sont la santé, la jeunesse ou la richesse. Ce désir est plus fort que tout. Du coup il part à la recherche de quelque chose qui se rapprocherait du bonheur immuable.


Il essaie de le trouver à travers des pratiques d’ascèse extrême qui faisaient rage à l’époque. Au bout de six années d’abnégation inouïe, il finit par comprendre que les deux pôles que sont plaisirs mondains et sacrifices extrêmes ne l’emmèneront pas là où il voudrait aller. Du coup, il brise son jeûne en se nourrissant d’un excellent riz au lait, installe son tapis de sisal sous un arbre pipal à l’endroit qui deviendra Bodhgaya, en Inde, et jure qu’il ne bougera pas tant que ce bonheur absolu et inaltérable qu’il cherche continuera à lui échapper.



«Qu’il ne me reste que les os, la peau et les tendons, que la chair et le sang sèchent dans ce corps, je ne me lèverai pas de cet endroit tant que je n’aurai pas atteint l’éveil. »Et il l’atteint, l’éveil. Sept semaines plus tard, il donnera son premier enseignement. Tout y est, depuis nos tentatives maladroites de nous assurer le bonheur jusqu’à la promesse de la libération, paix ultime et constante. Il présente cet enseignement en quatre points: les Quatre Nobles Vérités.


D’après sa première vérité, la Vérité de la Souffrance, toute forme d’existence qui dépend de causes et conditions sera assujettie à la souffrance. Dans cette affirmation, on trouve l’inconfort à tous les niveaux, depuis les supplices intolérables, en passant par le chagrin dû aux changements malvenus, jusqu’au malaise subtil et constant qu’est la souffrance inhérente au fait d’exister.


La deuxième vérité traite de l’Origine de la Souffrance. Ici le Bouddha nous explique que nos difficultés ne viennent pas d’un dieu qui nous a en travers, ni d’un destin arbitraire, mais de notre propre ignorance et des sous-produits karmiques qui en résultent. Révolutionnaire ! On y reviendra.


La troisième, la Vérité de la Cessation, parle de la paix sans équivoque à laquelle nous accédons lorsque nos voiles, confusions,et tendances égoïstes ont cessé d’exister. Et que notre bonté et sagesse naturelles s’épanouissent pleinement. Le pur bonheur.


Et enfin, la quatrième vérité, la Vérité du Chemin, trace la voie de la pratique dont le résultat n’est autre que la Vérité de la Cessation. En bref, cette voie comprend l’entendement juste, l’action juste (c’est-à-dire comment aider les autres de façon juste) et la pratique spirituelle juste. Ces points sont traditionnellement présentés dans le Noble Sentier Octuple, un mode d’emploi qui indique comment mener une vie qui fait sens.


À l’origine de la souffrance, donc, se trouve l’ignorance. Le mot sanskrit, avidya, veut dire ignorer, ne pas reconnaître. Quoi ? Que notre nature fondamentale, notre essence, n’est autre que bouddha : éveil. Et que la nature de tout ce qui se manifeste (y compris nous-mêmes) est interconnectée et dépourvue d’un soi solide ou indépendant ; que cette nature est impermanente et assujettie aux changements, qu’on le veuille ou non ; et qu’elle est composée. Et cela est douloureux, car tout ce qui existe en tant qu’agrégat ou phénomène composé est voué à se désagréger tôt ou tard. Même le Bouddha, qui a enseigné différents sujets dans différents lieux pendant la cinquantaine d’années qui a suivis sa «prise de conscience», a quitté son corps, à l’âge de 81 ans.


Plus la vérité est loin, plus le bonheur nous échappe.

Puisqu’on se fourvoie par rapport à la nature des choses et par rapport à ce qui mène au bonheur et à la souffrance, on n’a pas tous les éléments en main pour faire des bons choix dans la vie. Tous, nous cherchons du confort, ou bien du sens, mais les décisions prises pour y parvenir sont mal adaptées et mènent à des résultats regrettables (comme quand on mange trop de chocolat, par exemple –et je m’y connais). L’ignorance fait que nous n’arrivons pas à reconnaître les liens interdépendants fondamentaux de l’existence. Notre univers est perçu non pas comme un maillage en flux continu, mais comme une confrontation plutôt solide et statique entre ego/moi et autrui/tout le reste.


On divise notre monde en termes de moi/autre, ami/ennemi, désirable/indésirable, satisfaisant/frustrant, et ainsi de suite. Le processus est peut-être naturel, mais il est aussi profondément arbitraire et subjectif, ce que –on ne sait trop comment –nous arrivons à ignorer. Nous opérons en mode «dualisme/division». Cela fait naître toutes sortes d’émotions, et nous agissons en conséquence. Nous renforçons les tendances –les bouddhistes diraient que nous créons ou consolidons le karma –qui rendent l’illusion plus conséquente, plus collante, encore plus solide. Et plus la vérité est loin, plus le bonheur nous échappe.


Un grand maître tibétain du 20e siècle, le 3e Jamgön Kongtrül, a donné une conférence dans une faculté new-yorkaise en 1985 lors de laquelle il a dit : «La plupart du temps, nos rapports avec le monde dans lequel nous vivons ne sont pas en accord avec sa véritable nature, mais se basent plutôt sur les perceptions incomplètes que nous en avons. Nous ignorons notre nature fondamentale, donc notre expérience se limite à ce que notre perception fragmentaire nous suggère. Dans le quotidien, cela génère d’énormes conflits. Nous faisons de notre mieux pour trouver des solutions adaptées, mais ce qui prime c’est le désordre et l’insatisfaction. Il y a toujours quelque chose qui manque. Quels que soient nos accomplissements, il reste toujours à faire. L’insatisfaction continue en s’accroissant car ce que nous sommes fondamentalement et notre mode de perception ne s’accordent pas.»


Jamgön Kongtrül parle de notre «nature fondamentale». D’après de nombreux enseignements attribués au Bouddha, bien qu’il soit impossible de décrire avec le langage notre nature fondamentale et ultime, on peut néanmoins se servir de termes tels que «conscience lumineuse»,«vacuité», «bonté fondamentale» ou encore «nature de bouddha»pour la désigner approximativement. C’est justement ce potentiel d’éveil que le Bouddha présente dans la 3e Noble Vérité, la Cessation. Cette nature fondamentale n’a absolument rien à voir avec le fait d’être ou non bouddhiste. Tous les êtres sont dotés de cette étincelle de perfection innée. Quant au bouddhisme, l’idée est de nous donner les moyens pour reconnaître, développer, et vivre ce potentiel.


Il est toujours possible d’être conscient de ce qui se passe et on peut se servir de cette conscience pour approfondir notre compréhension. Il est toujours possible d’ouvrir les yeux et d’être bouddha: éveil.

Au niveau relatif, les êtres sensibles que nous sommes vivent sous l’emprise de plus ou moins d’ignorance et de confusion. Au niveau relatif, notre existence est interdépendante, impermanente, et porteuse de la souffrance que nous désirons éviter. Le moteur sous-jacent à notre expérience est le karma. D’après la loi du karma,nos pensées et actions ont des conséquences. D’après cette loi, rien n’existe sans cause. Cela peut être une bonne nouvelle ou une mauvaise.

C’est une mauvaise nouvelle si nous maintenons le mode «tête dans le sable» car nous aurons toujours tendance à supposer que nos bonheurs et plaisirs,nos frustrations et peines s’élèvent de causes extérieures à nous-mêmes,et donc c’est à l’extérieur que nous irons chercher des solutions.Nous allons blâmer telle personne ou tenter de gagner tel prix. En fonction des situations et de nos habitudes confuses,nous mettrons en œuvre la séduction, les complots, la fuite, ou les bagarres. Mais comme l’explique Jamgön Kongtrül: «ce qui est vrai, fondamentalement, c’est que les expériences agréables ou douloureuses dépendent moins de ce qui se passe à l’extérieur de nous, et plus de ce qui se passe à l’intérieur : la perception du plaisir ou de la souffrance est principalement un état d’esprit. Que l’on perçoive le monde comme étant éveillé ou confus dépend de notre état d’esprit.»


Et ça, c’est la bonne nouvelle.



Pour les bouddhistes, donc, la quête du bonheur commence par un entraînement: on s’entraîne à tourner le regard vers l’intérieur.

C’est une bonne nouvelle parce qu’il est toujours possible d’être conscient de ce qui se passe et on peut se servir de cette conscience pour approfondir notre compréhension. Il est toujours possible d’ouvrir les yeux et d’être bouddha: éveil. De plus, l’interdépendance dicte que les actions positives auront comme résultat bonheur et bien-être pour nous-mêmes comme pour les autres. Et l’impermanence veut dire que les situations douloureuses peuvent se transformer de manière positive,que nous pouvons les vivre autrement et nous en servir pour développer plus de sagesse.


Le mot tibétain pour bouddhiste est nangpa : gens de l’intérieur. C’est-à-dire «ceux dont le regard est tourné vers l’intérieur,vers l’esprit, son fonctionnement et son développement».Le Bouddha enseigne que le bonheur véritable ne dépend pas de causes et conditions extérieures. Pour les bouddhistes, donc, la quête du bonheur commence par un entraînement: on s’entraîne à tourner le regard vers l’intérieur. À partir du moment où l’on sait qui on est, on aura moins tendance à être leurré par notre fonctionnement habituel et nos dépendances. On se rend compte que si on a cultivé cette complicité avec l’insatisfaction et la confusion, c’est parce qu’on n’avait pas encore découvert et développé notre potentiel intrinsèque.


Une métaphore illustre cela : un homme affamé ne sait pas qu’il y a un garde-manger dans sa cave. Je l’imagine squelettique, en haillons, sans imagination et trop abattu pour penser qu’il peut y avoir une solution sous ses pieds. Trop découragé pour chercher le grand anneau en fer qui est incrusté dans la terre battue de son taudis et qui, si on tirait dessus, cèderait sans effort pour révéler une belle cave éclairée, garnie de carafes d’eau cristalline, de toutes sortes de fruits somptueux, d’excellents fromages français, de bon pain croustillant, et tout le reste.


Si ça nous dit d’épousseter le grand anneau en fer et de le tirer, si ça nous dit de travailler dans le sens de moins de confusion, de plus de clarté et de richesse intérieure, si ça nous dit de découvrir notre potentiel, le bouddhisme nous propose des outils. Un des principaux outils, celui qui nous montre comment observer et travailler avec l’esprit, c’est la méditation.


Le but de la méditation n’est pas de liquider les pensées et émotions qui s’élèvent. Il ne s’agit pas non plus de flotter dans une bulle béate, loin du monde ; ni de se raser le crâne, choisir un nom tibétain et partir s’installer dans une grotte. De quoi s’agit-il donc ? D’après certains enseignements bouddhistes, «exister» se déclinerait en deux dimensions: relative et ultime. Quand on médite, on entre en relation avec ces deux niveaux : on traite avec la sagesse ultime et la confusion relative, et on le fait sans jugement ni parti pris.


La méditation de base –appelée la pleine conscience ou shamatha –est un exercice neutre au cours duquel nous reconnaissons les mouvements de l’esprit et nous les laissons passer. C’est la neutralité suisse en pratique. Nous sommes prêts à trancher notre attachement aux pensées, mais nous ne tentons pas d’arrêter celles-ci. Nous avons compris que les pensées ne posent pas problème. Nos espoirs et nos craintes, nos attachements et nos aversions, les tensions qu’ils créent et les voiles qu’ils renforcent, c’est ça le problème. Il y a beaucoup de formes différentes de méditation, et chacune vise à révéler un trésor ou un autre du garde-manger. Shamatha est la pratique qui nous fait découvrir que l’esprit est capable de s’entraîner,et que le calme mental est à notre portée. Et même si ce calme mental n’est pas le but ultime, il nous sert de base pour toutes les autres formes de pratique, certaines pouvant être assez ardues ou dynamiques. Si notre esprit détale en continu comme un furet sous caféine, comment pourrait-on l’entraîner?


En regardant de près où va l’esprit lorsqu’il se précipite par-ci par-là, nous voyons que nous sommes préoccupés par le passé –les choses qui auraient dû se passer autrement, les situations qui nous ont plu et que nous aimerions revivre, les événements qui sont morts et enterrés –et l’avenir, qui n’existe pas et qui, de toute façon, ne se déploiera jamais selon les scénarios que nous imaginons. Lorsqu’on médite, on est en contact avec cette chose dérangeante et ineffable qu’est le moment présent. On apprend à lâcher les pensées et émotions qui s’élèvent en temps réel, puis on reprend place dans le présent, cet espace entre deux concepts –passé et futur –qui, pour tout dire, n’existent pas. Nous sommes simplement en train de demeurer dans l’ici et maintenant. Mais exister ainsi en toute simplicité nous est étranger, et c’est pour cela que nous développons notre pratique en nous appuyant sur une des nombreuses méthodes pour calmer l’esprit, comme suivre le cycle respiratoire. On s’assoit, on fait attention, posément, au va-et-vient du souffle, on reconnaît ce qui se passe dans l’esprit, on laisse passer, et on revient à la respiration. Si on décèle une tension, on s’adoucit et on lâche. Si on décèle de l’agitation ou de la torpeur, on s’applique et on utilise un remède. Soyez vigilants, restez ouverts. Que vous ressentiez de la douleur ou de la joie, il suffit de la reconnaître et revenir vers le souffle. Servez-vous librement de votre curiosité.


Soyez patients. Vous êtes en train de faire quelque chose d’essentiel : vous tirez sur l’anneau en fer. Vous partez à la découverte de la liberté et de la réalisation spirituelle. Votre quête du bonheur se déroule de la seule manière qui fasse sens : depuis l’intérieur.


Cet article a été publié en anglais dans le magazine américain Tricycle en 2012. Il est tiré d’une présentation donnée par l’auteure à un public d’étudiants et de professeurs à l’université Bryn Mawr aux États-Unis. Il a été traduit et publié dans le magazine Sagesses Bouddhistes N°10.


 


Après six années de retraite bouddhiste sous l’égide du grand maître tibétain Guendune Rinpoché, Pamela Gayle White enseigne la méditation et la philosophie bouddhiques aux Amériques et en Europe, notamment dans le réseau Bodhi Path. Par ailleurs, elle est écrivain et traductrice. Enfin, elle a fait une formation dans l’aumônerie interreligieuse et travaille comme accompagnante auprès des mourants et de leurs proches.





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