Que pensez-vous de ce qui passe actuellement en Ukraine ? Peut-on y faire quelque chose ? Quelle serait l’attitude ou l’action juste ?
Tulkou Trinlay Rinpoché : Il y a plusieurs choses importantes. Premièrement, on peut observer les afflictions[1] en action. Il y a un autre terme pour désigner les afflictions en tibétain : Tadjé. Ta en tibétain veut dire quelque chose qui est très fin, très subtil, très petit et -djé veut dire « qui croit » : la nature des afflictions c’est, au fond, pas grand-chose — c’est juste une pensée, du vent, ce n’est presque rien — mais ça a une puissance exponentielle. On voit comment la volonté d’un homme, mû par ses afflictions, peut créer le malheur pour lui-même et pour un très grand nombre d’êtres, comment ceux qui choisissent la guerre infligent aux autres énormément de souffrance et inscrivent le fruit de ces actes dans leurs vies futures. On voit se manifester ce qu’on appelle le karma, devant nos yeux. C’est important de pouvoir reconnaître et observer cela.
Nous regardons l’oppresseur, le tyran avec haine ; et l’oppressé, la victime avec bienveillance. Vouloir protéger l’un, et vouloir se battre contre l’autre : c’est notre réaction naturelle. Cette réaction peut susciter en nous l’envie de participer au conflit, de nous battre contre l’oppresseur. Mais en tant que pratiquant bouddhiste, c’est très important de se garder de cela. Sinon, nous allons justifier des afflictions, nous allons nous-mêmes donner naissance à la haine et créer un karma négatif.
Or, si on regarde avec un peu plus de distance, l’oppressé comme l’oppresseur sont tous deux objets de compassion : il est donc important de ne pas prendre parti — ça ne veut pas dire ne pas aider ! Il faut aider toutes les personnes que nous sommes en mesure d’aider, du mieux que l’on peut, de la manière la plus efficace possible, en particulier les êtres avec qui nous sommes directement en contact, que l’on peut aider de manière positive. Mais il ne faut pas rentrer dans des afflictions de haine, juger l’un mauvais et l’autre bon car ils sont tous les deux dans la confusion. La victime souffre évidemment davantage ici, tandis que l’oppresseur est en train d’accomplir un acte négatif : il est évidemment responsable, il n’y a pas lieu de le justifier, d’aucune manière. Mais lui-même est victime de ses afflictions et il va devoir subir les conséquences de ses actes. Dans une vision plus globale, il est possible d’avoir de la compassion à l’égard des uns et des autres ; il est donc important, dans ce sens, de ne pas participer en permettant à la haine, aux afflictions de prendre place dans notre esprit.
Le sentiment d’impuissance peut s’élever, mais c’est simplement un sentiment ; je crois qu’on perd notre puissance quand on laisse les afflictions prendre le dessus dans notre esprit. Si on arrive à maintenir une certaine distance, si on arrive à cultiver l’amour bienveillant, alors ces circonstances nous donnent au contraire une réelle puissance. C’est une manière de transformer cette situation, de progresser soi-même et d’avoir la bonne attitude vis-à-vis du conflit.
[1] Affliction, émotions perturbatrices, obnubilations mentales désignent le mot sanskrit klesha qui évoque les pollutions, les souillures de l’esprit.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistesn°21 (Printemps 2022)
Extrait de la conférence "Découverte du bouddhisme" en ligne organisée par Sagesses Bouddhistes Le Mag, le 5 mars 2022.
Trinlay Rinpoché est un érudit et l’un des rares Occidentaux à avoir été reconnu dès l’âge de trois ans comme tulkou. Durant plus de vingt ans, il a suivi l’enseignement de nombreux maîtres. Il a suivi également une formation universitaire occidentale en philosophie ainsi qu’en sciences historiques et philologiques. De par son érudition et sa maîtrise des langues, son enseignement toujours précis est à la portée de tous.