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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

La crise Covid19 : une opportunité pour changer ? 

Invité : Philippe Cornu

Présentatrice de l’émission : Sandrine Colombo


Sandrine Colombo : Cette crise sanitaire peut être l’occasion de revenir à l’essentiel et nous permettre de transformer notre rapport au monde, aux autres, et à nous-mêmes. Peut-on aborder la notion d’interdépendance qu’elle peut révéler ? Nous nous sommes aperçus que nous étions tous liés...

Philippe Cornu : Oui, l’interdépendance c’est un mot assez simple mais, en réalité, il s’agit de la co-production conditionnelle de tous les phénomènes : c’est une production permanente de phénomènes mais qui sont eux totalement transitoires et qui s’échafaudent en causalité les uns sur les autres. On ne peut donc pas considérer un phénomène tout seul, isolé. C’est vraiment une interdépendance : on ne peut pas considérer un phénomène, quoi qu’il arrive dans l’existence, aussi bien personnelle que collective, sans penser à tous les éléments qui y contribuent. Et dans la situation actuelle, on le voit très fortement, tout est complètement interrelié.

 

« On est dans une économie qui ne pense que PIB, croissance... Mais comment peut-on croître dans un monde qui est clos ? On ne peut pas croître indéfiniment, c’est impossible. »

 

Peut-on donner quelques exemples du fait qu’on peut éprouver chacun l’interdépendance pendant le confinement ? 

Disons que nous l’avons éprouvé dans le fait de manquer, peut-être, du rapport à l’autre. Mais on se rend compte que tout, par exemple, dépend d’un commerce totalement délocalisé et que cela révèle des faiblesses énormes au niveau de la structuration de notre société, de l’économie, et que nous sommes extrêmement fragiles. On ne peut pas se permettre de claironner que nous sommes indépendants quand nous sommes dans les faits totalement à la merci, finalement, d’événements qui commencent à l’autre bout du monde, qui nous atteignent assez rapidement et qui posent des tas de problèmes de ravitaillement, de circulation, d’équipements, etc.

 

C’est une prise de conscience qui va nous permettre d’avoir des thèmes de réflexion pour l’avenir, des conseils aussi, peut-être ? On s’est aperçus que cette pause, dans nos vies, nous avait permis peut-être de moins consommer?

On est dans une économie qui ne pense que PIB, croissance... Mais comment peut-on croître dans un monde qui est clos ? On ne peut pas croître indéfiniment, c’est impossible. Et comme dirait David Loy qui est un bouddhiste un peu engagé, pourquoi toujours plus alors que plus ne sera jamais assez ? Et c’est bien le problème de notre condition actuelle : l’homme ne cesse de croître, aussi bien en population, qu’en désir et en puissance.... mais en même temps il s’affaiblit. Et là, on le voit : derrière cette croissance et cette montée en puissance il y a en réalité un affaiblissement, une fragilité qui apparaît, parce qu’on n’a pas tenu compte de l’interdépendance.

 

Limiter un peu sa consommation personnelle ça peut s’orienter comment ? Avez-vous des conseils précis ? 

Comme le dirait Pierre Rabhi, la sobriété heureuse : avons-nous besoin de tous ces gadgets ? On va peut-être nous imposer la 5G, en avons-nous vraiment besoin ? Avec la 4G ça va très bien, merci. Alors nous allons être amenés plutôt à freiner un certain nombre d’éléments de notre existence pour pouvoir survivre — parce qu’il s’agira bientôt de survie de l’humanité. Je pense que des personnes comme Aurélien Barrau ont raison d’alerter l’opinion : il serait peut-être temps d’écouter les scientifiques sur ces sujets car il faut effectivement changer de civilisation.

 

Très concrètement, on peut limiter, pour ceux qui ne sont pas déjà végétariens, sa consommation de viande ? Là aussi, c’est tout un cycle de production...

Oui, il y a d’abord toute la souffrance animale : quand on construit quelque chose sur la souffrance d’autres êtres, le résultat ne peut pas être heureux, franchement — ça aussi c’est de l’interdépendance. La consommation de viande animale correspond à du bétail qui souffre mais d’autre part, aussi, à du bétail qui consomme énormément d’eau, de céréales — ces céréales pourraient être réemployées différemment. On pourrait orienter complètement différemment l’agroalimentaire. Tout est concentré sur la biomasse animale qui est croissante et qui contribue à la pollution et à la destruction de l’environnement de notre planète. On pourrait faire d’une pierre deux coups : éliminer la souffrance animale, recréer des petits élevages par exemple, même sans être forcément végétariens complètement mais au moins que les animaux vivent une vie « décente » ; on a véritablement des animaux qui ne vivent pas, qui sont choséifiés. On ne peut pas construire quelque chose là-dessus. Et notre corps est construit à partir de ce que nous mangeons.

 

On s’est aperçus que l’on pouvait très bien vivre sans prendre particulièrement de moyens de transport qui vont loin et vite, comme l’avion et le train. Là aussi, on peut peut-être réfléchir à limiter ?

Il ne s’agit pas de s’arrêter totalement de voyager mais on peut raisonnablement éviter de prendre l’avion à tout bout de champ, et notamment sur les lignes intérieures, c’est une catastrophe. Il y a vraiment un gros problème de politique à ce niveau-là : si on favorise effectivement le transport aérien qui coûte moins cher que le train, on ne va pas aller dans le sens d’une écologie. Ce sont des choix de société : il faut vraiment les faire au niveau individuel. Il vaut mieux prendre le train, en effet. Et puis, pour les longs voyages, disons que c’est peut-être moins le problème, mais à condition d’en faire moins. 

 

Une autre piste aussi : respecter l’eau ?

Oui, l’eau va être un des gros problèmes : il y aura des guerres probablement qui seront liées à l’eau. L’eau est abondante chez nous et a l’air tout à fait gratuite. On ne se rend pas compte à quel point, à l’heure actuelle, il y a une prédation sur l’eau de grandes compagnies, légalement. Ce qui est absolument hallucinant : l’eau, l’air bientôt peut-être seront payants. Il est absolument impossible d’imaginer une société qui fonctionne correctement sur ce modèle. L’eau est un bien précieux, il faut donc commencer à la prendre, vraiment, pour quelque chose de précieux. Si on considère l’eau comme étant précieuse, on évite de prendre une douche qui va durer une demi-heure, on essaie de faire attention à ce que l’on fait. On prend moins de bains, peut-être, mais au moins on fait les choses avec la conscience que sans l’eau, la vie sur terre est impossible. Il y a beaucoup d’êtres qui manquent d’eau, qui sont obligés de se rendre à un puits qui se trouve à 1 km ou 2, qui est à moitié asséché, etc. Dans tous les pays du tiers-monde il y a vraiment énormément de problèmes d’eau. Ne soyons pas égoïstes. Et puis, avec le réchauffement planétaire évidemment, les glaciers fondent, il y aura beaucoup moins d’eau qui arrivera par les rivières.

 

« Nous faisons partie de la nature, nous ne sommes pas en-dehors de la nature. »

 

Une autre piste aussi, c’est celle de la contemplation : parce qu’on s’est aperçus en ayant plus de temps, en ralentissant que finalement il y a beaucoup de beauté autour de soi, dans la nature, le monde animal... Justement : on peut apprécier – dès l’instant où l’on va pouvoir enfin se déconfiner, de ne pas aller n’importe comment dans la nature, apprécier véritablement la verdeur des arbres, le chant des oiseaux qu’on n’entend beaucoup plus. C’est extraordinaire comment le monde animal se réveille quand l’homme occupe moins tous les espaces. Et même le virus est très lié à cette distance entre l’homme et l’animal : on ne peut pas songer à cette crise sans songer que les animaux que l’on accuse de nous avoir transmis le virus sont des animaux qui ne devraient pas être consommés par l’homme — ce sont des animaux sauvages qui sont normalement dans des forêts profondes et qui ne devraient pas être approchés comme ils le sont maintenant à cause de la déforestation. Donc, prendre vraiment soin de notre environnement naturel, c’est indispensable ! Ça fait partie des réflexes qui pourront peut-être nous aider à survivre dans le futur.

 

Finalement, si on accepte cette pause du covid, vers quoi peut-on réorienter le dynamisme des êtres humains ?

Vers une créativité qui n’est pas forcément, justement, du gaspillage ; une créativité beaucoup plus intériorisée — on peut être très créatif en tant qu’être humain, on a cette capacité. Arrêtons de nous projeter vers l’extérieur, arrêtons de projeter cette espèce de désir de puissance sur le monde extérieur. Nous faisons partie de la nature, nous ne sommes pas en-dehors de la nature. C’est l’aberration de cette position occidentale du naturalisme qui veut que la nature soit quelque chose que l’on manie pour le bien de l’être humain. Mais l’être humain, à force de manier la nature, il la détruit ! Il la cuit, il la stérilise complètement ; et en stérilisant cette nature, elle n’est plus capable de nous nourrir véritablement, les récoltes sont également de moins en moins favorables car on sait qu’il y a déperdition des nutriments dans les végétaux, nous avons donc des carences qui vont arriver, etc. Il faut donc vivre avec la nature et non pas consommer la nature. Sinon on est des ogres !

 

Pensez-vous que les êtres humains vont profiter de cette opportunité de changer ?

Il faut l’espérer, oui. Le virus c’est un symbole : je me rappelle toujours dans Matrix, c’est l’agent Smith qui dit à Morpheus que les êtres humains sont les virus de la planète, car ils se multiplient et détruisent tout leur environnement, tout ce qui leur permet de vivre. Il faut prendre conscience que si on ne veut pas être des virus, il faut vraiment agir autrement : c’est véritablement un regard qui se tourne plus vers l’intérieur pour aller mieux vers les autres. Et quand je dis « les autres », ce ne sont pas seulement les êtres humains, ce sont également les animaux, les plantes, tout ce qui fait que cette terre est bonne à vivre.


Émission enregistrée en mai 2020

Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°17 ( Printemps 2021 )

 

Philippe Cornu est tibétologue et spécialiste du bouddhisme tibétain. Il enseigne à l’université catholique de Louvain en Belgique et est l’auteur de nombreux ouvrages sur le bouddhisme.

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