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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

La compréhension de la vacuité des phénomènes

Présentatrice de l’émission : Aurélie Godefroy

 

Aurélie Godefroy : Pouvez-vous tenter de nous expliquer dans un premier temps ce qu’est ce concept de la vacuité, qui semble si difficile à appréhender ?

Roland Yuno Rech : Justement, il est difficile à appréhender si on le prend comme un concept. Car la vacuité n’est pas un concept : c’est quelque chose dont on peut faire l’expérience puisque c’est la véritable nature de notre propre existence et de toutes les existences. Cela signifie que tout ce qui existe est dû à des causes, est conditionné, et donc n’existe pas par soi-même : on dit qu’elle n’a pas d’existence substantielle ou autonome, ou séparée. On devrait presque parler de vacuité comme un adjectif, en disant : cette chose est vide de ceci ­­­— une bouteille est vide de son contenu. L’esprit est vide de pensées, à un moment donné ; l’être est vide d’une âme substantielle — il n’y a rien de permanent dans mon être. Le corps est vide en ce sens non pas qu’il n’existe pas, mais qu’il se transforme sans cesse : il est donc vide de substance propre et permanente. Et c’est dû au fait que tout ce qui existe est causé par des choses, des phénomènes impermanents et interdépendants. 

 

On parle toujours de vacuité des phénomènes ?

R.R. : Oui, parce que les phénomènes sont vacuité par leur nature propre, parce qu’ils sont créés et que tout ce qui est créé dépend d’une cause. Dans le bouddhisme, tout ce qui est causé est vacuité. Ça ne veut pas dire que la chose qui est causée n’existe pas, mais qu’elle n’existe pas par soi-même, c’est tout. Elle existe dans l’impermanence, donc dans la possibilité de se transformer, d’évoluer, dans des relations en interdépendance, et c’est cela qui est la véritable nature de notre propre existence et de tous les phénomènes. Pourquoi insiste-t-on autant sur la vacuité ? C’est à propos de l’attachement à l’ego, au moi. L’enseignement fondamental du Bouddha c’est que l’ego est sans substance, l’ego est vacuité. Ce n’est pas un dogme, ce n’est pas quelque chose dont on essaie de vous convaincre ! Il s’agit d’en faire l’expérience dans la méditation, en zazen, et de s’apercevoir que ça change, ça évolue constamment.

 

Christophe André, vous dites dans l’un de vos ouvrages[1] que pour vous, la vacuité c’est cela : « la conscience de la complexité de toute chose ». Qu’entendez-vous par là ?

C.A. : Nos représentations mentales du réel ne sont finalement que des certitudes transitoires. Il y a une solidité au moment où nous regardons le monde, où nous réfléchissons sur le monde qui nous entoure — mais si nous laissons un peu de temps passer nous nous apercevons que cette solidité n’avait pas lieu d’être... je pense que chaque fois que nous arrivons à prendre conscience de cela, nous nous rapprochons effectivement de cette force potentiellement très libératrice qu’est l’expérience de la vacuité. Et cette expérience, contrairement à ce que croient beaucoup de personnes, ne conduit pas au nihilisme, au désespoir ou au cynisme, mais doit conduire au contraire à aimer ce que nous vivons mais aussi à l’aimer avec prudence ; on peut traduire ça par une liberté par rapport à nos attachements. 


« La vacuité, c’est la vie ; c’est ce qui permet la vie. »

 

Mais est-ce qu’il n’y a pas un côté un peu vertigineux dans tout cela, une angoisse que peut susciter cette approche ?

R.R. : Ça peut être vertigineux si on s’identifie à un ego, qui est une construction mentale plus ou moins artificielle et à laquelle on est tellement attachés. C’est pour ça que beaucoup de gens ne peuvent pas comprendre la vacuité : parce qu’ils y sentent une menace. Ce n’est pas simplement une incompréhension, c’est une peur de trop comprendre de quoi il s’agit : c’est-à-dire que tout ce sur quoi je base ma conscience de moi et mon existence, au fond, est sans substance. Mais si on pratique la méditation et le lâcher-prise, on se rend compte que la vacuité c’est au contraire que tout se transforme sans cesse, que tout évolue — et que rien ne dure et par conséquent que la souffrance également va passer, comme une maman qui dit à son enfant : « Ne pleure pas, ce n’est rien. » C’est un enseignement du Bouddha. Effectivement, ça va passer. Mais la personne qui pleure, qui a mal est souvent choquée quand on lui dit que ce n’est rien, parce que, elle, elle est vraiment dans la réalité de sa souffrance actuelle. Donc, quand on dit vacuité, on ne veut pas dire que ça n’existe pas, que la souffrance n’existe pas, que l’ego n’existe pas. On dit simplement que tout ça est pris dans l’interdépendance, dans le mouvement, que ça va se transformer et là, au lieu d’avoir le vertige, au contraire, on va ressentir d’un seul coup une grande libération ! Ce n’est plus du vertige avec la peur d’être englouti, c’est une libération par rapport à une illusion qui nous faisait vivre à côté de la réalité ; et du coup on va pouvoir vivre en harmonie avec la réalité. C’est-à-dire avec confiance dans la vie, une confiance dans la transformation possible, une confiance dans le fait qu’on va pouvoir dépasser les obstacles. La vacuité, c’est la vie ; c’est ce qui permet la vie.

 

Existe-t-il des méditations dans le bouddhisme consacrées à cette familiarisation avec la vacuité ?

R.R. : Oui. Je ne peux parler que de la méditation bouddhiste que je pratique, c’est-à-dire le zazen. Le zazen est une méditation sans objet, c’est-à-dire que l’on n’a pas un objet particulier de méditation ; on se concentre sur son propre corps, sa respiration, et on est en présence de ce qui se passe à chaque instant. Et ce que l’on constate, c’est que ce qui se passe à chaque instant apparaît et disparaît, et n’a pas de substance, n’a pas quelque chose de saisissable : on est directement en contact avec la vacuité au sens de l’impermanence. Dans un premier temps, on va être pleinement conscient de tout ce qui nous anime, et on va donc s’apercevoir que oui, je suis quelqu’un comme ceci, comme cela, avec tel genre de sentiments, de projets, de désirs, d’émotions, etc. Mais si on va au fond des choses et qu’on se questionne vraiment, mais qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que je suis, on s’aperçoit qu’il n’y a là rien de saisissable, rien de substantiel. Et du coup, on va développer un esprit beaucoup plus fluide parce que ça ne veut pas dire que tout ce qui m’anime n’existe pas ; mais ça passe, comme les nuages dans le ciel — on emploie souvent cette expression dans la méditation zen.

 

« Mon esprit est beaucoup plus vaste que les phénomènes qui le traversent. »

 

Est-ce que cela rejoint la méditation de pleine conscience que vous pratiquez, Christophe André ?

C.A. : C’est très proche, oui. En écoutant Roland je retrouve exactement ce qu’est l’objet de la méditation de pleine conscience et c’est vrai que j’aime bien cette formule de cette méditation qui n’est pas de méditer sur le vide mais de méditer sur la vie, sur cette vie qui est en train de s’écouler en moi, sur ce que je ressens au travers de mon souffle, de mes sensations corporelles, du mouvement de mes pensées. Une métaphore que l’on fait souvent : on compare la pleine conscience à la flamme d’une bougie qui ramollit nos rigidités, nos accrochages, un peu comme la flamme ramollit la cire et permet un retour à une fluidité, à l’observation, à l’expérience de cette fluidité : effectivement, cette crampe que j’ai, si je me crispe sur elle, si je focalise mon attention sur elle, il va me sembler inévitable de devoir bouger, changer de position. Et si au contraire j’ouvre ma conscience, j’accepte qu’elle soit là mais j’accueille aussi mon souffle, les sons, les autres parties de mon corps, assez souvent elle va se dissiper d’elle-même. Et là j’ai fait une expérience majeure, parce que c’est une chose de savoir que nos douleurs peuvent passer, mais c’en est une autre que de l’avoir vécu, ressenti, expérimenté dans l’instant.

R.R. : Dans le zen on dit que quand l’esprit ne demeure sur rien, le véritable esprit apparaît, l’esprit vaste. C’est la pleine conscience, l’esprit vaste : c’est-à-dire cet esprit qui est toujours dans l’accueil de la nouveauté mais qui ne se crispe pas sur quoi que ce soit, qui ne fige pas, qui ne s’identifie pas aux phénomènes. Mon esprit est beaucoup plus vaste que les phénomènes qui le traversent. Et donc ça permet de garder de l’espace intérieur, de la possibilité d’évoluer, de prendre du recul, de se détacher de ce qui arrive : c’est une source de très grande liberté. Et en plus de cela, cette liberté signifie qu’en agissant ici, en pratiquant le lâcher-prise on s’harmonise avec la réalité ultime, la réalité la plus profonde ; il s’agit du sens même de notre vie. Je crois que le sens profond de la vie c’est d’arriver à vivre en harmonie avec ce que c’est que de vivre, ce que c’est que d’être un être vivant, c’est-à-dire de retrouver cette fluidité, cette capacité de vivre dans l’interdépendance et ne stagner sur rien. Ça c’est être vraiment vivant et être en harmonie avec le Dharma, avec l’ordre cosmique. 

 

Quelles qualités cela peut-il générer ?

R.R. : D’être beaucoup moins égocentrés puisque cet ego on le perçoit comme quelque chose de fluide et qu’il n’existe que dans la relation avec les autres. Et donc ça va développer fondamentalement la capacité d’empathie. Si on n’est pas coagulé sur son propre ego auquel on s’attache, dont on perçoit au fond la vacuité — parce que c’est ça l’angoisse fondamentale, c’est qu’on perçoit au fond que cet ego n’est pas substantiel et est vacuité — mais on essaie constamment de le consolider par toutes sortes de systèmes de défense. Et ces défenses finissent par faire qu’on est comme cuirassés, et on n’a pas cette ouverture possible. Donc, la méditation bouddhiste qui nous permet de prendre conscience de la vacuité de cette construction mentale produit en nous une très grande ouverture d’esprit et une capacité d’accueil et de bienveillance, et de compassion, et de se mettre à la place des autres. 

 

On pourrait même imaginer que ça a un impact sur la société ?

C.A. : Oui, de toute façon on sait bien que les changements dans les groupes, dans les sociétés — ce n’est pas toujours suffisant — nécessitent que les individus aient commencé à changer, qu’ils soient prêts à provoquer et accueillir ces changements. Et c’est vrai que l’expérience de la vacuité peut nous aider à progresser par rapport à de grands fléaux de notre époque, que ce soit l’individualisme, l’attachement à l’ego, la rigidification sur soi, sur ses intérêts et le matérialisme, la certitude qu’au fond la possession, le statut, le pouvoir sont des réponses aux angoisses, aux inquiétudes, aux souffrances. Évidemment chacun de nous sait que ce sont des impasses, mais est-ce que nous faisons suffisamment ce travail de libération par rapport à ces deux grandes menaces ? C’est toute la question.

R.R. : Je pense que la vacuité c’est ce qui permet de développer la solidarité, de lâcher prise d’avec cette peur de perdre qui nous obsède et nous empêche d’être plus solidaires avec les autres, de donner, d’aider, de donner de l’attention, du temps et donc pratiquer le don, le partage. C’est actualiser la vacuité, c’est-à-dire le non-attachement à nos possessions, à notre petit ego et vivre en vérité ce qu’il en est de notre existence réelle, c’est-à-dire être solidaires avec les autres.


[1] Méditer jour après jour, 25 leçons pour vivre en pleine conscience, Éditions l’Iconoclaste (2011)


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°17 ( Printemps 2021 )

 




Christophe André est médecin psychiatre et a introduit l’usage de la méditation dans les pratiques de soins hospitaliers en France. Il est l’auteur de nombreux ouvrages.







Roland Yuno Rech est moine zen de la tradition Sôtô et ancien disciple de maître Taisen Deshimaru. Il donne des enseignements au dojo zen de Nice, mais aussi au Temple de la Gendronnière et un peu partout en Europe.

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