top of page
loading-gif.gif
Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

L’état naturel

Quand la peur s’arrête


Propos recueillis et traduits par Philippe Judenne

 



Parfois, des interprétations de l’enseignement du Bouddha font surgir des courtes maximes comme : « La peur s’arrête quand il n’y a plus rien ni personne pour la ressentir. » Certains verront là un concept mental de la disparition de l’ego, d’autres une phrase magique qui peut créer le « déclic » utile à ceux qui sont mûrs pour l’entendre. Le commun des mortels peut-il faire disparaître la peur de la sorte ?

Lama Jampa Thayé : Il y a les paroles d’une chanson populaire qui évoque exactement ce point : « Quand vous ne possédez rien, vous n’avez rien à perdre[1]. » D’une certaine manière, c’est une sagesse ordinaire très accessible si elle se combine avec la pratique appliquée dans la direction indiquée. Ce n’est pas une sorte de grande, lointaine et haute sagesse mystique que seuls très peu peuvent atteindre. Elle est là, dans nos vies.

Nous pouvons trouver cette façon simple de vivre qui garde à l’esprit : « Pourquoi compliquer encore plus les choses ? Pourquoi se fabriquer des films sans arrêt, pourquoi créer des choses dont nous n’avons pas besoin et qui ne sont pas réellement là ? » Et donc, dans toutes les discussions philosophiques autour du sujet de l’ego, du soi, du non-soi et de la vacuité, on en arrive à ce constat : la notion même du soi est une chose que nous devons continuellement inventer en prétendant qu’elle existe.

À ce jour nous n’avons jamais eu preuve de l’existence d’une chose pareille et cela ne pose absolument aucun problème. Tout est ok, tout va parfaitement bien, tel que cela a toujours été. Nous savons nous montrer gentils, nous savons être calmes, nous savons être sages, à chacun de ces instants où nous oublions simplement de continuer d’inventer la notion de soi. Il y a vraiment une chose importante à dire : oui, dans un sens, la notion même du soi, la notion de nature intrinsèque et d’existence sont des choses compliquées et difficiles à comprendre[2] mais nous devons surtout garder à l’esprit que c’est le soi qui fabrique tout ça qui est compliqué. Et nous devons travailler très dur pour que cette fiction continue et qu’elle nous montre que le soi existe encore. Et lorsque nous sommes heureux, lorsque nous sommes décontractés, quand nous nous soucions avec bienveillance de l’autre, c’est alors que nous n’avons plus le temps de continuer à maintenir notre fiction. C’est juste qu’elle n’est plus là. Et il y a de l’amour et de l’échange véritable, de la gentillesse, de la compassion, etc. Tout cela émerge et découle naturellement de ce point. Pour le dire d’une autre manière, le soi est une chose compliquée. Le non-soi est beaucoup plus simple. C’est la simplicité des choses telles qu’elles sont.

C’est la même chose que pendant la soirée d’hier[3] : le monde fonctionne à merveille précisément parce que les choses ne se tiennent pas droites, toutes seules, mises en boîte dans un espace précis. Au contraire, le monde est un monde de processus fluides en interaction les uns avec les autres, et nous faisons partie de cela bien sûr.

Quand ces processus fluides interagissent, tout apparaît, arrive à nous et passe, comme cela… devrait être. Mais nous introduisons une complexité là-dedans en voulant nous accrocher à cette véritable fantaisie, ce fantasme du soi. En dépit de toutes les preuves du contraire que la vie nous apporte, nous sommes persuadés que nous nous protégeons, que nous nous apportons une sécurité alors que nous n’en avons en fait même pas besoin ! Mais nous imaginons que nous en avons besoin, nous imaginons même qu’il serait terrible d’être sans cette défense, une défense de soi-même, une défense qui n’est pas vraiment là. C’est vraiment le premier point important : ce n’est pas le soi qui est naturel. Ce n’est pas le soi qui est une partie donnée au monde, même si nous devons penser de manière compliquée à ce « soi » pour nous en défaire et le dissoudre. Créer le soi et maintenir sa cohérence est une chose complexe mais c’est surtout un déni incessant de la réalité.

 

Donc l’état naturel est le non-soi ?

Oui.


Qu’y a-t-il au commencement de cette construction du soi ? L’ignorance ?

Oui, tant que vous considérez comme commencement tout ce qui commence à chaque instant. Il n’y a pas de premier commencement mythique, comme par exemple dans le livre de la Genèse. Cette élaboration du soi est simplement continuelle, en conséquence de quoi, être enclin à s’éloigner de la sagesse et sortir de l’état naturel est une chose qui arrive tout le temps.

Pourquoi le faisons-nous maintenant ? Pourquoi est-ce que l’on panique et que nous nous refermons sur nous-mêmes ? Parce que nous avons développé cette habitude depuis des temps immémoriaux, l’habitude de la réaction, de la peur du moment, la crispation elle-même devant un monde fluide qui nous échappe. Je fais tout cela au moment présent­ et cette habitude cause la misère du monde – et je le fais parce que je l’ai fait précédemment. Et je l’ai fait précédemment parce que je l’avais déjà fait auparavant. Cette transmission de l’ignorance se fait d’un moment à un autre moment.

Mais cette transmission peut être coupée, je peux la laisser passer. Je peux rester là et ne pas faire un pas de plus qui m’éloignerait de l’état naturel pour aller vers un monde d’illusions.

 

Vous parlez de peur. On lui prête souvent une certaine valeur. Depuis la préhistoire, elle nous permet de survivre à nos prédateurs. Pensez-vous que la peur est inutile ?

Parlons plutôt de la préservation du soi. Cette idée peut se voir de deux manières, selon deux finalités. La première est une préservation qui consisterait à se dire : « Je suis la personne importante, celui qui compte pour le monde, je suis celui qui peut. » Dans ce narcissisme du soi, « je dois me protéger » est la chose à faire mais il y a un autre point de vue qui consiste à dire que je dois protéger mon corps et ma vie en ce moment même et que je le fais pour les autres, par exemple en tant que soutien de famille, je vais essayer de prendre soin de ma vie autant que possible, car c’est tellement aidant pour ceux que je veux aimer et chérir. C’est la voie du bodhisattva, où vous avez une motivation supérieure pour prendre soin de votre précieuse existence humaine : vous essayez d’échapper au prédateur préhistorique qui est sur le point de vous manger et vous essayez de vous sortir de là parce que… votre vie a de la valeur pour les autres. Cette réponse a du sens, basée sur une compréhension claire, pleine et consciente, d’autant que vous voyez le dinosaure arriver droit vers vous. Motivé par la cause que votre vie est utile aux autres, vous essayez de la préserver. Cette préservation du soi est motivée par l’altruisme. Nous développons des actions, des réflexes pour ne pas être croqués par un prédateur mais cela ne prouve pas une nature ou un comportement égoïste qui puisse être expliqué par la sociologie ou par la biologie. Ce sont des projections de certaines philosophies matérialistes modernes pas vraiment sérieuses.

 

Qui ressent la peur ou le désir ? Le processus du soi ?

Oui. Le soi, dans un moment de peur ou d’envie, et aussi comme dans ce moment où nous parlons tranquillement, il y a ce choix de voir le monde d’une façon particulière. C’est une pensée qui s’élève. Ai-je besoin d’y adhérer ? Une autre pensée s’élève : « Oh, j’ai peur de ce truc ou j’ai envie de le mettre à distance. » Nous pouvons, nous devrions regarder directement à l’intérieur et nous demander : « Qu’est-ce que cette pensée ? », « À qui est cette pensée ? »  « Qui est en train d’éprouver cette pensée ? » En pratiquant de la sorte, nous coupons l’herbe sous le pied de la peur ou de l’envie et nous lui enlevons de sa solidité car tout cela n’est qu’une pensée, rien de plus. C’est juste une bulle en train de s’élever et je n’ai pas besoin d’y adhérer.

On peut aussi être vigilant au moment du contact, lorsque la sensation s’élève, et placer notre attention là. On note mentalement un « plaisir » ou un « déplaisir » ou un « indifférent » mais on n’est pas obligé de se précipiter dessus – c’est ce que nous faisons habituellement en adhérant à tout ce qui survient. Habituellement, nous voulons répéter un plaisir que nous ressentons et alors nous sommes emprisonnés par cette envie qui va tourner à l’attachement.

C’est vrai que la tentation de m’agripper à la pensée est forte. Elle l’est simplement parce que j’ai pensé de cette manière à de si nombreuses reprises par le passé – et non parce qu’il y aurait quelque chose de réel dans le soi. Et je peux me libérer de cela. Comme je le ferais pour me libérer d’une erreur ou d’une habitude.


[1] « When you ain’t got nothing, you got nothing to lose » (Bob Dylan, Like A Rolling Stone)

[2] Dans le bouddhisme Vajrayana (et aussi dans d’autres traditions bouddhistes) un phénomène est considéré comme existant, comme ayant une nature intrinsèque lorsqu’il est permanent, indivisible et indépendant. La réflexion, l’analyse de ces 3 aspects qui questionnent l’existence d’un phénomène, est importante. Elle peut être associée à la réflexion sur la co-production en interdépendance des phénomènes.

[3] Enseignement à l’Espace Bouddhiste Tibétain (Paris), le 27 février 2020.


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°14 ( été 2020 )

 

 

Lama Jampa Thayé est un maître de méditation et un érudit formé dans les traditions Sakya et Kagyü du bouddhisme tibétain. Docteur en histoire religieuse tibétaine, il vit à Londres avec sa famille et enseigne dans des organisations bouddhistes internationales. Nous l’avons rencontré lors de son passage à Paris.

bottom of page