Par Pierre Crépon
Suivi de L’esprit du haïku, par Pierre Reboul
L’art de composer des haïkus est une pratique qui partage une unité profonde avec les autres disciplines – artistiques, spirituelles, martiales – d’origine japonaise que l’on désigne par le terme « Voie », dô en japonais (道). Le Japon a ce génie particulier d’avoir donné une dimension existentielle à des pratiques diverses. On connaît les arts martiaux largement répandus en Occident qui répondent à ce terme dô : aikidô (Voie de l’énergie et de l’harmonie), kendô (Voie du sabre), kyudô (Voie de l’arc), etc., que l’on regroupe sous le terme générique Budô. La calligraphie (shodô), l’art floral (kadô), la Voie du thé (chadô) répondent également à cette dénomination de Voie et bien d’autres pratiques culturelles incluent cette dimension particulière même si elles n’en ont pas le nom (le théâtre nô, les différents artisanats, l’art des jardins, etc.). Le caractère 道 (dô) désigne à la fois le chemin, la route dans son sens le plus prosaïque et ce qu’on appelle en Occident une voie spirituelle, même si le terme « spirituel » n’est peut-être pas tout à fait approprié dans ce cas. Dô se prononce également Tao en chinois, le principe fondamental de toutes choses, terme qui désigne le cœur du taoïsme et qui a été repris dans le bouddhisme pour désigner la Voie bouddhique (Butsudô) et l’éveil. La pratique d’une Voie, dô, n’est donc pas simplement un passe-temps, elle conduit à un engagement et possède un pouvoir transformateur (« générateur », dit Pierre Reboul à propos du haïku). La pratique de la poésie est également une Voie, qui se dit kadô en japonais – la prononciation est la même que pour nommer l’art floral mais les caractères sont différents : 花, pour fleur, 歌, pour chant ou poème. Écrire des poèmes, en l’occurrence ici des haïkus – mais ce pourrait être des waka, une autre forme, antérieure, de poèmes japonais qui suivent également des critères précis –, suppose d’intégrer un certain nombre de principes que l’on retrouve dans d’autres Voies. C’est, entre autres, le fait de respecter des règles formelles précises : par exemple le tercet de cinq, sept, cinq syllabes et les autres règles du haïku peuvent être mis en parallèle avec les katas (mouvements codifiés) des arts martiaux, ou la succession des traits du pinceau dans la calligraphie, le cérémonial du thé, ou la posture précise de la méditation zen (zazen).
La pratique d’une Voie consiste en premier lieu à assimiler ces formes précises. C’est dans le cadre de celles-ci que s’expriment la créativité et la liberté, quitte à s’en affranchir partiellement par la suite. Quant au pouvoir transformateur de la composition de haïkus, citons ces mots de Natsume Sôseki dans Oreiller d’herbes : « Les dix-sept syllabes constituent la structure poétique la plus commode à maîtriser : on peut l’appliquer aisément en se lavant le visage, en allant aux toilettes, en prenant le train. (…) Supposons que l’on soit en colère : la colère prend aussitôt la forme de dix-sept syllabes. Sa transmutation en dix-sept syllabes en fait la colère d’un autre. Une même personne ne peut pas en même temps se mettre en colère et composer un haïku. On verse des larmes. On métamorphose ces larmes en dix-sept syllabes. On en ressent un bonheur immédiat. Une fois réduites en dix-sept syllabes, les larmes de douleur vous ont déjà quitté et l’on se réjouit de savoir qu’on a été capable de pleurer. » Bien qu’à l’origine intimement liés à la langue et à la sensibilité japonaises – au point que certains auteurs japonais anciens ont pu estimer que les Occidentaux ne pouvaient pas les comprendre –, les haïkus se sont acclimatés à l’Occident et font maintenant partie intégrante de son expression poétique.
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L’esprit du haïku
Par Pierre Reboul, auteur de Un désir de haïku
Pour Pierre Reboul, l’œuvre prévaut sur l’auteur au point de le reléguer dans l’anonymat. Créé au seul usage de celui qui se l’approprie, le haïku n’appartient à personne, son auteur inclus.
Le zen reflète l’état d’esprit auquel nous accédons lorsque nous ne sommes plus séparés des choses qui nous entourent, tout en conservant notre identité propre. On pourrait en dire de même du haïku. Pour moi, zen et haïkus apparaissent intuitivement synonymes. L’un comme l’autre font naître une humeur affectueuse, sereine et détachée.
Du seul bruit
de la source
me vient la soif
Le haïku peut-il être conçu comme chemin de méditation, d’expression d’un système de recherche et de développement personnel, d’un système de valeurs, d’une pratique spirituelle ? Comme exercice de discipline d’incorporation au monde ambiant ?
Agenouillée
rinçant le linge
ah ! l’odeur de l’eau
Hisamatsu attribue sept caractéristiques à l’art zen : « pas de règles, pas de complexité, pas de discrimination (distinction entre les êtres et les choses), pas d’intellectualisation, pas de fond, pas de contrainte, pas d’agitation. » Repris en positif : « asymétrie, sobriété, austérité, naturel, profonde réserve, liberté absolue, sérénité ».
Dans la mesure où, personnellement, je rattache le haïku à l’art d’inspiration zen et à sa dimension spirituelle, j’adopterai ce point de vue.
fendant une bûche
une idée me vient
qui fend mon esprit
Dans son quiétisme, l’inspiration du haïku ne dérange rien à l’ordre du monde, ne le conteste pas. Il en prend seulement acte : les choses sont comme elles sont. Leur résonance est infinie.
il sait tout
du temps
le galet
Fusion stupéfaite avec l’univers. Il ne s’agit pour l’auteur de haïku que d’observer une « passivité attentive » pour capter les flux du monde.
Le haïku éloigne de toute spéculation métaphysique : les choses sont. Hors des jugements, hors des hiérarchies, et leur seule perception prime. Le visible et l’invisible se confondent et sont ensemble perceptibles. Aucun autre monde n’existe où prévaudrait quelque absolu.
Un nuage
portant sur son dos
la rivière
Sentiment de la dissolution du moi.
Zen ou pas zen ? Pour les uns, poèmes d’éveil composés par des presque moines errants ; pour les autres, exercices esthétiques de lettrés. Le haïku ne serait alors que la trace verbale d’une expérience d’éveil ?
À chacun de choisir.
Adapté de Un désir de haïku avec l’aimable autorisation des Éditions Le Prunier-Sully ©2022
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°22 (Été 2022)
Pierre Crépon est maître zen, disciple de maître Shinzan Egawa, ancien zenji du temple Sojiji à Yokohama. Il a fondé le temple Kokaiji (Temple de l’Ancien Océan) en 2003 à Vannes, en Bretagne.