Dans l’œuvre écrite de maître Dôgen, qui regroupe des textes hautement spéculatifs, des règles monastiques, des traités de méditation, des poèmes, il est quelques textes d’un abord simple qui délivrent de précieux enseignements sur notre façon de pratiquer la Voie bouddhique dans le monde, en relation avec les autres. Ces instructions s’adressent aux pratiquants, aux moines et aux laïcs. Dôgen ne vise pas à régir la société, il ne méconnaît pas la dureté de la vie, les conflits, les guerres et les désastres. Il vit à l’époque du Moyen Âge japonais, il a supporté la pression de monastères hostiles, il n’a pas hésité à polémiquer pour affirmer avec force ses convictions. Ici, il exprime simplement la dimension paisible et profondément religieuse de la pratique, et au-delà des seuls pratiquants ses instructions adressent un message bénéfique à tous ceux, à toutes les époques, qui veulent l’entendre.
Le premier de ces textes s’intitule Bodaisatta-shishôbô qu’on pourrait traduire par les « Quatre pratiques du bodhisattva » ou les « Quatre méthodes de recueillement du bodhisattva ». Ce texte est intégré au recueil du Shôbôgenzô. Ces quatre pratiques sont premièrement le don, deuxièmement la parole d’amour, troisièmement la pratique altruiste, quatrièmement l’accord. Dôgen les décrit profondément avec des mots simples, et des images poétiques, qui touchent notre cœur1 .
Le don
« Le don veut dire le désintéressement. Le désintéressement veut dire ne pas être avide. Ne pas être avide veut dire ne pas flatter. Pour celui qui veut convertir les êtres à la Voie, c’est parle désintéressement qu’il y arrive. Offrir au Bouddha une fleur cueillie dans une lointaine montagne, donner aux êtres les trésors de nos vies antérieures, tout cela correspond au don.Avec un seul verset ou une seule stance, faites don de la Loi. Cela devient une bonne semence pour la vie présente et pour la vie à venir. Faites don d’un bien, ne serait-ce que d’une piécette ou d’un brin d’herbe. Cela est planter une bonne racine pour le monde présent et pour le monde à venir.Du moment qu’on étudie bien ce qu’est le don, celui-ci consiste aussi bien à recevoir le corps qu’à abandonner le corps. Il n’y a rien qui ne soit pas don dans toutes les activités et la culture de ce monde. Abandonner les fleurs au vent et abandonner les oiseaux au temps doit être aussi un acte bénéfique du don.Ce qui est difficile à transformer est le cœur des êtres. À partir du moment où, grâce à un bien, on commence à transformer la terre du cœur chez les êtres, on désire la transformer jusqu’à ce que ces derniers obtiennent la Voie. Que le commencement soit toujours par le don. Ne mesurez pas la grandeur ou la petitesse du cœur. Ne mesurez pas non plus la grandeur ou la petitesse de la chose. Et pourtant, il y a le moment où le cœur transforme la chose : il y a le don grâce auquel la chose transforme le cœur. »
La parole d’amour
« La parole d’amour veut dire, en regardant les êtres, avoir le cœur compatissant et leur adresser une parole bienveillante.Dans le monde existe la politesse de prendre des nouvelles les uns des autres. Dans la Voie du Bouddha, existent des mots exhortant l’autre à prendre soin de lui-même. La parole d’amour consiste à parler avec cette pensée au cœur : le Bouddha porte les êtres dans son cœur comme s’ils étaient ses nourrissons. Louez les personnes de vertu, prenez en pitié les personnes sans vertu. C’est à partir du moment où vous aimez la parole d’amour que celle-ci se met à croître. Ainsi, même une parole d’amour qui vous restait inconnue
et invisible jusqu’à ce jour se présente devant vos yeux.C’est la parole d’amour que l’on prend pour fondement afin de faire rendre les armes aux pires ennemis et apporter la réconciliation entre les princes. La parole d’amour entendue face à face rend nos visages joyeux ; elle donne du plaisir à nos cœurs. La parole d’amour entendue par l’intermédiaire de quelqu’un, nous la gravons dans l’âme et l’esprit. Sachez-le la parole d’amour sort du cœur aimant et a pour semence le cœur compatissant. La parole d’amour a la force de tourner le ciel. Il ne s’agit pas seulement d’admirer le talent de l’autre. »
La pratique altruiste
« La pratique altruiste veut dire faire du bien aux êtres avec habileté sans distinction de rang. Par exemple, en prévoyantle proche ou le lointain avenir, vous apportez des expédients salvifiques au profit de vos prochains. Ayez pitié d’une tortue renversée, nourrissez un moineau malade, sans rien attendre en retour. Les personnes non éclairées imaginent que, si l’on donne la priorité au profit de nos prochains cela doit être préjudiciable à notre propre profit. Il n’en est pas ainsi. Il n’y a qu’une seule loi dans la pratique altruiste ; celle-ci apporte le profit à tous sans distinction entre moi et l’autre.
Rendez service aussi bien à vos ennemis qu’à vos amis, cela apporte le profit sans distinction entre moi et l’autre. Faites la pratique altruiste selon ce principe, même au profit des herbes, des arbres, du vent et de l’eau. Employez-vous à la pratique altruiste et vous vous libérerez de l’égarement. »
L’accord
« Le fait de vivre en accord se traduit par la manière, il se traduit par la majesté, et il se traduit par l’attitude. Il y a le principe dela Voie selon lequel c’est après avoir rendu l’autre semblable à soi-même que l’on se rend semblable à l’autre. Soi-même et l’autre s’interpénètrent sans limite selon les moments. L’accord est le vœu de la pratique chez tous les bodhisattvas. Abordez toutes choses et tous les êtres avec un beau visage de clémence. »
PRATIQUER DANS LE MONDE
Maître Dôgen parle ici de la pratique des bodhisattvas, c’est- à-dire de notre pratique de la Voie bouddhique dans ce monde où nous sommes en relation avec les autres. Il ne s’agit pas d’un discours moral, et encore moins d’un discours où il est question de faire la morale à l’autre. Il ne s’agit pas non plus d’édicter des règles de conduite pour la société.
Dôgen décrit ici ce qu’est la pratique du bodhisattva, sa façon de se comporter, de se recueillir dans sa vie relationnelle. Chacun des aspects qu’il développe comporte en lui les autres aspects et c’est donc d’une même pratique qu’il s’agit et qui est l’expression d’une vie éveillée où le dualisme entre moi et l’autre, entre le sujet et l’objet s’estompe.
Comme toujours, et c’est la manifestation de son génie particulier, Dôgen écrit en s’adressant à la totalité de notre être. Il y a ces mots et ces phrases que l’on comprend clairement, et d’autres que l’on ressent sans pouvoir les saisir entièrement. Dans tous les cas, il faut lire Dôgen attentivement, comprendre ce qu’il y a à comprendre, s’imprégner de ce qui n’est pas à comprendre, laissez s’ouvrir les portes.
Dôgen place le don (fuse en japonais, dâna en sanscrit) au commencement, comme c’est le cas dans la série des paramita (perfections). Dans le don, la distinction entre le donateur, celui qui reçoit et ce qui est donné, disparaît. Le don peut être un bien matériel ou un soutien spirituel, petit ou grand il ne peut être mesuré. Dôgen parle d’un état d’esprit, d’un état d’être : le désintéressement. En quelques mots, « donner aux êtres les trésors de nos vies antérieures », il place le don dans la profondeur du temps long qui nous dépasse. Ce don veut dire finalement « ne pas être égoïste » et en cela il est à la fois la manifestation de la vie de Bouddha et un message pour tous les êtres pour qu’ils trouvent le bonheur et l’harmonie, individuellement et collectivement.
La parole d’amour, ou la parole aimable (aigo en japonais, priya- vâditâ en sanscrit), est l’un des fondements d’une vie sociale sans heurt. La politesse en est une des expressions.Mais il ne s’agit pas que de paroles ; les écrits, les gestes, les attitudes, les pensées qui manifestent la haine, le rejet et l’agressivité engendrent à leur tour haine, rejet, agressivité, et notre monde est plein de cela, les médias de toutes sortes les véhiculent à foison et nous en souffrons. C’est pourquoi le bodhisattva pratique la parole d’amour qui apporte la réconciliation et rend nos visages joyeux. Dôgen nous dit qu’ « à partir du moment où vous aimez la parole d’amour celle-ci se met à croître ». Dans un autre texte du Shôbôgenzô intitulé Shoaku-makusa,« Ne pas faire le mal », il dit de façon semblable qu’en s’abstenant de faire le mal, naturellement le mal en vient à ne plus se faire. Si nous faisons l’effort de parler aimablement, des paroles aimables, nous dit Dôgen, se présenteront spontanément et celles-ci ont « la force de tourner le ciel ».
La pratique altruiste, ou l’activité bénéfique (rigyô en japonais, artha-caryâ en sanscrit) se fait sans attendre de récompense et avec habileté, c’est-à-dire en utilisant des moyens habiles, et au moment opportun. Il ne s’agit pas tant d’aider l’«autre» que de ne plus faire de distinction entre moi et l’autre. La pratique altruiste est comme la pratique du don un mode d’être qui apporte profit à soi et à l’autre. C’est pourquoi elle est si importante aujourd’hui, comme nous commençons à nous en rendre compte, en s’adressant non seulement aux êtres animés mais également aux êtres inanimés, « au profit des herbes, des arbres, du vent et de l’eau ».
L’accord, ou la coopération (dôji en japonais, samâna-arthatâ en sanscrit), signifie que nous ne sommes pas dissemblables, ni de soi-même, ni de l’autre. Bien que nous soyons tous différents les uns des autres, que nous ne soyons pas égaux, nous sommes en même temps pareils. Nous sommes semblables en ce que nous sommes chacun différent. Rechercher l’accord est aussi un mode d’être, le mode d’être des bodhisattvas. Notre monde, en particulier en Occident, valorise les idées de lutte, de refus, de rapport de force, d’indignation, aussi les difficultés s’ajoutent à une vie difficile. Par rapport à soi-même on parle également de lutte, de combat spirituel : mais une Voie spirituelle, même si elle est exigeante et difficile, n’est en rien un combat, elle consiste au contraire à retrouver l’accord avec les couches profondes de nous-mêmes. Aussi, nous dit Dôgen, « l’accord est le vœu de la pratique chez tous les bodhisattvas » et il se traduit par la manière d’être, l’attitude majestueuse du pratiquant de la Voie.
LES INSTRUCTIONS AU CUISINIER
Dans un autre texte intitulé Tenzo-kyôkun, « Les instructions au cuisinier » (texte qui n’est pas intégré au Shôbôgenzô), Dôgen décrit les trois états d’esprit que doit manifester le cuisinier d’un temple et plus généralement les personnes ayant des responsabilités dans un temple. Il s’agit, comme dans le cas des pratiques du bodhisattva, d’enseignements qui concernent la relation avec les autres. Plus précisément, ils s’adressent à des personnes ayant des responsabilités, et nous pourrions dire qu’en tant que pratiquants de la Voie bouddhique, nous avons des responsabilités. Les trois esprits sont l’esprit joyeux, l’esprit parental, l’esprit vaste.L’esprit joyeux (kishin en japonais) est le remède au tempérament agressif qui envahit notre monde, au mécontentement diffus qui gangrène les esprits. Il est de même nature que l’accord. Cultiver la joie profonde est une pratique spirituelle. Quand la situation va bien, cela est facile d’être joyeux, mais quand la situation est difficile, désagréable, à ce moment-là, produire l’esprit joyeux ne peut être que le fruit d’une pratique qui accepte profondément toutes les existences en ne faisant plus de distinction entre moi et l’autre. L’esprit joyeux, dit Dôgen, signifie que nous sommes heureux d’accomplir notre tâche.
L’esprit parental (rôshin en japonais), l’esprit qui aime naturellement prendre soin — on parle également de l’esprit de la grand-mère —, est de même nature que la parole d’amour, laquelle peut être ferme quand cela est nécessaire. En tant que parent, il est naturel de nous occuper de nos enfants. L’enfant, en général, demande qu’on s’occupe de lui. Passer de l’état où l’on veut que l’on s’occupe de nous à la maturité qui est de naturellement éprouver de la joie à offrir, à s’occuper des autres, est le chemin que nous avons à accomplir.
L’esprit vaste ou l’esprit grand (daishin en japonais) est semblable aux grands océans et aux grandes montagnes qui sont imperturbables. Les montagnes permettent à toutes sortes de plantes et d’animaux de vivre en paix et les accueillent tous sans distinction. Les océans acceptent toutes sortes d’eau sans
distinction et n’en font qu’un seul océan sans séparation. L’esprit vaste est magnanime parce qu’il est grand. C’est un esprit sans idées reçues ou partisanes, nous dit Dôgen. Il ne se réjouit pas de ne porter qu’un poids léger ni ne s’afflige d’avoir à soulever un poids lourd. Il reste égal face aux vicissitudes des quatre saisons, il englobe la totalité des existants.
LES HUIT PRÉCEPTES DE L’HOMME ÉVEILLÉ
Pour conclure, citons un autre texte, le dernier du recueil Shôbôgenzô, que Dôgen écrivit huit mois avant sa mort. Il s’appuie sur un enseignement que le Bouddha Shakyamuni aurait délivré avant son entrée en nirvana. Le titre de ce texte est
Hachi-dainingaku, « Les huit préceptes de l’homme éveillé ».
Les voici :
• Premièrement, l’absence de cupidité ;
• Deuxièmement, la sagesse de se satisfaire de ce que l’on a ;
• Troisièmement, le goût de la quiétude ;
• Quatrièmement, l’application à la pratique ;
• Cinquièmement, l’attention constante ;
• Sixièmement, la pratique du recueillement ;
• Septièmement, la pratique de la sagesse ;
• Huitièmement, le renoncement à la vaine dispute.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°7 (Été 2018)
Pierre Dôkan Crépon : Moine et enseignant de l’école zen Sôtô, Pierre Crépon a été disciple de Taisen Deshimaru Rôshi et a reçu la transmission d’Egawa Shinzan Zenji, abbé du grand temple de Sôjiji au Japon. Il est abbé du temple de Kôkaiji à Vannes en Bretagne. Il est également fondateur et directeur des Éditions Sully, et lui-même auteur de plusieurs ouvrages sur le bouddhisme et sur le zen.