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Initiative au NOMA


Le Sûtra du Cœur en action

 

Photos ©American Federation for the Arts

Traduction : Sylvie Gauthier 

 

Confronté à la pandémie, le musée du NOMA[1] en Louisiane a dû fermer ses portes. L’exposition « Buddha and Shiva, Lotus and Dragon » exposant des pièces rares de l’Asian Society ne fut visible que sur une durée de 3 jours. L’initiative fut prise d’organiser des visites virtuelles, et c’est ainsi que le maître zen Richard Collins se prêta au jeu de commenter certaines statues du NOMA et de s’appuyer sur des documents personnels à la lumière du Sûtra du Cœur, un texte central du bouddhisme Mahayana, fréquemment récité par les moines et les bouddhistes laïcs.


Au début du sûtra, Shariputra, le plus intelligent des disciples du Bouddha (quoique pas toujours le plus sage), demande à Avalokiteshvara : « Comment pratiquer la plus haute sagesse, celle qui va au-delà ? »

Le texte s’articule autour de la réponse d’Avalokiteshvara. C’est la réponse de la Compassion qui s’adresse à l’Intelligence. C’est la sagesse du cœur qui donne une leçon à la sagesse intellectuelle.

-       Le bodhisattva[2] Avalokiteshvara, alors qu’il évoluait dans la profonde perfection de sagesse, vit clairement que les cinq agrégats sont tous vides, ku, et soulagea ainsi toutes les souffrances. 

« Shariputra, la forme, shiki, n’est pas différente du vide, ku, et ku n’est pas différent de shiki. Shikidevient ku, et ku devient shiki. La forme est vide, et le vide est forme. La perception, les pensées, les actions et la conscience sont également comme cela. Shariputra, toutes les existences sont ku. Elles n’adviennent ni ne cessent, ne sont ni souillées ni pures, ne croissent ni ne décroissent. Dans ku, il n’y a pas les cinq éléments, les six organes des sens, les six objets des sens, les six consciences ; il n’y a ni ignorance, ni cessation de l’ignorance ; ni vieillesse, ni cessation de la vieillesse ; ni mort, ni cessation de la mort ; ni les Quatre Nobles Vérités, ni sagesse, ni réalisation ; seulement la réalisation de la non-réalisation – mushotoku. »

Ainsi, le bodhisattva, par cette profonde pratique, a l’esprit en paix et ne connaît pas la peur. Toute illusion et tout attachement sont abandonnés, et le bodhisattva obtient le satori ultime. Tous les bouddhas passés, présents et futurs atteignent la Grande Sagesse qui libère tous les êtres de la souffrance et leur permet de trouver le Nirvana.

 

Avalokiteshvara réfute les preuves de la réalité relative, pourtant communément acceptées, que sont les phénomènes extérieurs, les sensations, les pensées, les actions et la conscience. Étant vides, ils ne peuvent avoir de fondement dans la réalité. Mais aussi accablante que puisse sembler cette prise de conscience, elle est en fait fort rassurante. En effet, lorsque nous nous rendons compte, en pratiquant le non-attachement désintéressé, que « la forme est vide et le vide est forme », le sûtra nous dit que non seulement notre propre souffrance disparaît, mais celle de tous les êtres est aussi transformée.



Examinons l’œuvre intitulée « Le Bouddha Shakyamuni et les deux disciples », une sculpture birmane datant du xive ou du xve siècle.

Le Bouddha trône, hiératique, monument plutôt qu’être humain. Richement doré, il est sculpté avec style (remarquez les mains, les doigts et les oreilles allongés, de même que les sourcils arqués et les épaules et le front larges qui donnent au haut du corps une forme de cœur). Le mûdra de la main pointant vers le sol symbolise la réalisation du non-soi, l’éveil : le Bouddha prend la terre à témoin de son abandon des illusions, représentées par la figure de Mara à la base de la sculpture.

 

Le Bouddha Shakyamuni est flanqué de ses deux principaux disciples : Maudgalyayana, connu pour ses pouvoirs surnaturels, toujours représenté à sa gauche, et Shariputra, chantre du savoir et de l’éloquence, toujours représenté à sa droite.

Comparée à celle du Bouddha, leur petite taille est évocatrice de leur importance et de leur réalisation spirituelle bien relatives. Ils sont petits et mats, trop humains, comme nous. C’est à eux, plutôt qu’au Bouddha, que nous sommes censés nous identifier, comme des élèves attentifs. Car cette œuvre, au final, symbolise une leçon silencieuse.

Les statues du Bouddha nous le présentent généralement comme la quintessence de la sérénité, ce qui explique son omniprésence à titre d’objet décoratif qu’on peut se procurer chez Leroy Merlin, Truffaut et autres Maisons du Monde. (ndlr : le nom des enseignes a été adapté). Rien de mal à cela, mais pour des pratiquants sérieux comme Shariputra et Maudgalyayana et, peut-être, certains d’entre nous, il ne s’agit pas seulement d’admirer le Bouddha, mais aussi de s’en inspirer, de réaliser ce qu’il a lui-même réalisé ; de « réaliser la non-réalisation », comme le dit maître Deshimaru.

 

Mais alors, qu’est-ce que cet enseignement silencieux que nous donne le Bouddha, de par sa posture, son expression, son geste ? Comment faire pour abandonner nos propres illusions ? C’est précisément cette question que Shariputra pose, et à la laquelle le bodhisattva de la compassion répond dans le Sûtra du Cœur. Et cette réponse est entièrement contenue dans la statue. Elle est double : tout d’abord, il y a la posture de zazen dans laquelle le Bouddha est assis, et aussi le geste de sa main touchant la terre pour la prendre à témoin de son éveil. Tous deux attestent la réalisation complète du Bouddha, son éveil, ce que Dôgen, le fondateur du zen Sôtô, appelle la « pratique-réalisation ».

Ensuite, il y a l’expression du visage et du corps, et l’attitude de l’esprit que celle-ci évoque : cette énigmatique équanimité.  C’est l’attitude mushotoku, le non-attachement désintéressé, sans esprit de profit, qui ne peut se manifester avant que l’on ait clairement saisi la notion de non-soi. Non pas avec le mental, mais par la pratique du profond samadhi, l’absorption dans ku, le vide, en zazen. Comme le dit maître Deshimaru : « Pendant zazen, avec l’esprit mushotoku, nous plongeons dans l’univers de ku. » Cette absorption est si profonde, si indicible, que seul le silence du Bouddha peut l’exprimer. La réponse d’Avalokiteshvara dans le Sûtra du Cœur est en quelque sorte la voix de ce silence. Avalokiteshvara est la voix du Bouddha, son porte-parole.


En atteste la couronne qu’il arbore, ornée d’une image du Bouddha. Avalokiteshvara donne des mots à l’indicible pour le bénéfice de Shariputra et de tous ceux qui, comme nous, ont du mal à se passer des mots.

 

Mais alors, si Shariputra est si sage, pourquoi a-t-il constamment besoin d’enseignements ?

 

Comme je l’ai dit plus haut, Shariputra, bien qu’intelligent, est moins intuitif que son compagnon aux pouvoirs psychiques. Souvent décrit comme le plus sage et le plus éloquent des disciples du Bouddha, « studieux et loquace » sont des épithètes qui lui conviendraient mieux, comme à bon nombre d’étudiants du zen. Un peu trop attaché à la lettre, il lui arrive de passer à côté de l’esprit. J’irais même jusqu’à dire que son intelligence lui nuit, et peut même aller jusqu’à le mettre dans l’embarras. Tout comme les élèves de Socrate, Shariputra a toujours une leçon à apprendre, souvent à ses propres dépens. Il est comme le premier de la classe qui pose les questions que les autres n’osent pas poser. On peut se moquer de lui, mais on est bien content que ce soit lui, et non nous, qui soit tourné en dérision.

 

Lorsque nous nous accrochons aux organes et aux objets des sens, notre esprit devient encombré. Mais lorsque nous voyons que tout cela est essentiellement vide, nous pouvons nous en libérer. Notre esprit peut alors abandonner l’envie de s’attacher à ce qu’il possède et d’accumuler toujours plus. Nous ne craignons plus de perdre ce que nous avons, y compris notre vie. Dans la strophe la plus célèbre du Sûtra du Cœur, « la forme est vide, le vide est forme ; la forme devient vide, le vide devient forme ; la forme est identique au vide, le vide est identique à la forme », toute discrimination est abandonnée. Seul un cœur libre, vide, seul un esprit fluide peut réaliser cet enseignement fondamental.

 


Maître Deshimaru nous dit qu’il existe trois sortes de sagesse. La première est la sagesse pragmatique de celui qui est rompu aux usages du monde. La seconde est celle de Shariputra : la sagesse métaphysique de l’ontologie bouddhique ancienne, la philosophie Sarvastivadin selon laquelle la réalité est constituée des cinq skandhas : les phénomènes, les sensations, les pensées, la volition et la conscience. C’est ce point de vue que le Sûtra du Cœur réfute, exposant plutôt la vacuité de tous les phénomènes.

 

La troisième sorte de sagesse est la sagesse transcendantale du bouddhisme Mahayana, qu’on retrouve dans le Sûtra du Cœur. Après tout, son titre complet, Maha Prajna Paramita Sûtra, ne signifie-t-il pas « Sûtra de la Grande Sagesse qui va au-delà » ? C’est la sagesse d’avant la connaissance. Pra, comme le préfixe pré-, signifie « avant », et jnana, comme gnôsis en grec, veut dire « connaissance ». On parle souvent de « sagesse originelle », celle qui permet de comprendre qui nous étions avant la naissance de nos parents, ou encore, tout simplement, de l’« esprit du débutant ». Maître Deshimaru explique que c’est là le thème central de l’Hannya Shingyo : la philosophie de ku, l’infinie sagesse qui émane de ku.

Lorsque nous faisons l’expérience de la « conscience ku » et réalisons la vacuité de toutes les existences, nous pouvons, contrairement à Shariputra, voir le monde à travers le filtre du non-attachement, avec un esprit vide, c’est-à-dire sans peur. Voilà ce que j’entends par « regarder les œuvres d’art avec un cœur vide ».

 

Comment « voir la vacuité » ? Et au fait, qu’est-ce que la vacuité, exactement ?

 


 Le texte contenu dans cet enso[3] dit :

Né dans l’enso du monde, Le cœur doit lui aussi Devenir enso.

 

La vacuité est tout simplement l’impermanence des phénomènes et de nos vies, l’absence d’identité fixe, absolue.

Courir après l’illusion du samsara, cette ronde sans fin des désirs, ne peut que nous faire vivre l’enfer sur terre. Lorsque nous abandonnons désirs et ambitions, nous disent les enseignements bouddhiques, nous cessons de souffrir. Rejetant l’idée d’un soi séparé des autres existences, nous pouvons faire face à la réalité. Comme le diraient les maîtres de thé, seule une tasse vide peut être remplie.

Tout comme un enso qui représente en même temps le creux et le plein, ku n’exclut rien et contient tout.

C’est ce que signifie voir le monde du point de vue de la vacuité. Lorsque nous faisons de même avec les œuvres d’art, nous les voyons avec le regard d’Avalokiteshvara.

 


Le sentiment de réconfort, de « non-peur », est-il aussi représenté dans les œuvres d’art ?

La réponse est oui, et très explicitement dans certains cas.

Le Bouddha ci-contre ou ci-après, par exemple, est représenté en abhaya mûdra, une position de la main qui est souvent définie comme symbolisant le réconfort. C’est le mûdra de la « non-peur ».

 

Mon maître, Robert Livingston, avait l’habitude de dire : « En zazen, on entre dans son cercueil. Après zazen, on quitte son cercueil. Quelle est la différence ? Non-peur. »

 

 

Regarder une œuvre d’art — particulièrement une œuvre bouddhique — avec un cœur vide.

 

Né dans l’enso du monde,

Le cœur doit lui aussi

Devenir enso.

 

Il n’est aucunement question ici du cœur en tant que siège des sentiments ou des émotions. Appréhender ces œuvres « à travers » le cœur du Sûtra du Cœur, c’est les voir avec l’esprit mushotoku, sans attente, avec une ouverture totale, en s’appuyant sur la philosophie de ku. En Occident, nous avons tendance à associer un « cœur vide » à la tristesse, la peine ou la froideur, alors qu’au contraire, un cœur vide, selon le Mahayana, est un cœur capable de se laisser emplir encore et encore et encore. Un cœur capable d’une compassion infinie, comme celui d’un bodhisattva.

Quand on y pense, c’est tout à fait logique. Un cœur plein est lourd. Un cœur vide est léger, transparent, limpide, comme un cœur d’enfant.

Un cœur vide est comme un enso : le vide qui contient tout, le tout qui contient le vide. Vaste et clément, le cœur vide n’a que faire des gigantesques capacités de stockage et de calcul de nos cerveaux enfiévrés.

Comme Shariputra, nous devons apprendre à discerner ce qui compte vraiment. Abandonner nos attachements, nos idées discriminantes par rapport à ce qui est sacré et profane, pur et impur. Aller même jusqu’à abandonner notre attachement au bouddhisme et à la notion de vacuité elle-même. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous pouvons, comme Avalokiteshvara, comme le Bouddha dans son samadhi monumental, voir les choses telles qu’elles sont : vides de nos idées préconçues, de nos attentes, de nos conceptions et de nos jugements.

 

 

Il est dans la nature de l’art religieux d’aller au-delà de l’esthétisme. Ce qui était autrefois un objet de vénération, de concentration et d’édification perd de son aura en devenant une pièce de musée.

Dans ce passage d’une culture à une autre, dans cette transmutation temporelle, bien sûr, quelque chose se perd, mais comment pourrait-il en être autrement, dans un monde où rien ne dure, où tout change tout le temps ?

La puissance de l’œuvre n’est pas diminuée pour autant. Pas besoin d’être religieux pour apprécier l’art religieux. La capacité que possède l’œuvre de nous toucher ne relève pas de la doctrine ou d’une philosophie démodée, mais bien de l’authenticité de l’expérience vécue, des émotions et des valeurs partagées, ici et maintenant.

Le contexte religieux ou philosophique que j’ai tenté d’offrir sera utile ou pas, mais au final, il n’est absolument pas nécessaire d’être un érudit de la doctrine bouddhique, et encore moins d’y adhérer, parce que le propos de cette doctrine, c’est que la doctrine n’est pas le propos. Si c’était le cas, nous pourrions nous passer d’art.

Ce qui fait la force de ces œuvres, c’est qu’elles nous invitent non seulement à les contempler, mais aussi à nous en inspirer : l’esprit curieux de Maudgalyayana et de Shariputra, le respect et la vénération qu’ils éprouvent pour leur maître, la sagesse compassionnée d’Avalokiteshvara, la posture inébranlable et la sérénité du Bouddha qui sont les marques de son éveil.

 

À la fin, la meilleure façon de se laisser toucher par la sagesse transcendantale qu’elles incarnent, c’est par prajna, la connaissance d’avant la connaissance, qui peut être saisie par le cœur presque vide d’un enfant.

 

 

Pour en entendre plus :

Taisen Deshimaru - Maka Hannya Haramitta Shingyo https://bit.ly/3z22pjl

 


[1] NOMA : Le New Orleans Museum of Art, le musée d’Art de La Nouvelle-Orléans est un musée d’art moderne situé en Louisiane aux États-Unis. Fondé en 1911, il est le musée le plus important et le plus ancien de la ville.

[2] Être qui s’engage à agir pour aider l’ensemble des êtres à atteindre l’Éveil par la pratique des six paramita (la générosité, l’éthique, la patience, la persévérance, la concentration et la sagesse)

[3] « cercle » en japonais, symbole de vacuité dans le bouddhisme zen.


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°18 ( Eté 2021 )

 

Il y a vingt ans, Richard Collins (à gauche) a commencé la pratique du zen Sôtô avec Robert Livingston (à droite), disciple de maître Taisen Deshimaru. Il est depuis 2016 l’abbé du temple zen de la Nouvelle-Orléans. Professeur de littérature anglaise en Californie et en Louisiane, il a également enseigné dans plusieurs universités américaines en Europe. Il est auteur et traducteur de livres sur le bouddhisme zen transmis par Taisen Deshimaru.

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