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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Hyakujo & le renard sauvage


 À chaque fois que maître Hyakujo offrait un enseignement aux moines, un vieil homme se tenait assis au fond de la salle en écoutant attentivement. Lorsque les moines partaient, il partait aussi. Mais un jour, il resta seul assis alors que l’assemblée s’était dispersée. Intrigué, Hyakujo l’interpella alors : « Vieil homme ! qui êtes-vous ? » Le vieillard répondit : « Pour dire la vérité, je ne suis pas un être humain. Il y a très longtemps, du temps du Bouddha Kashyapa, j’étais l’abbé de ce monastère. Un jour un moine m’a interrogé : « Un être éveillé subit-il la loi des causes et des effets ? » Je répondis : « Non, il ne subit pas la causalité. » À cause de cette réponse, je suis un renard sauvage depuis cinq cents vies… Aussi je vous demande aujourd’hui, maître, de me libérer de ce corps de renard. Je vous pose la question : une personne éveillée est-elle soumise à la loi des causes et des effets ? » 

Hyakujo répondit : « Une telle personne n’est pas ignorante de la loi des causes et des effets. » En entendant ces mots, le vieil homme réalisa un grand éveil et se prosterna aux pieds du maître. Il dit : « Maintenant je suis libéré de ce renard, si vous allez derrière la montagne ce soir, vous y trouverez son corps. Je vous en prie, faites des funérailles comme s’il s’agissait d’un moine. » 

Le soir venu, les choses furent ainsi faites. 

Cette histoire est l’un des koans les plus étudiés dans les traditions zen. Elle figure dans quasiment tous les recueils de koans et maître Dôgen dans son Shobogenzo la commente dans deux chapitres : Daishugyo, « La grande pratique », et Jinshin Inga, « Profonde foi dans la causalité ».  

Son personnage central, Hyakujo Ekai, est l’un des plus grands maîtres zen chinois du viiie siècle. Disciple de Baso et condisciple de Nansen, il s’inscrit dans ce qu’il est convenu d’appeler l’ « âge d’or » du bouddhisme zen et de son implantation en Chine dans la deuxième partie du premier millénaire, du ve au ixe siècle. Hyakujo Ekai a fondé la première communauté chan et il est notamment l’auteur des premières règles écrites en vigueur dans les monastères zen en Chine. Maître Dôgen s’en est grandement inspiré pour la rédaction du Eihei Shingi, les règles du monastère Eiheiji qu’il a fondé en 1243 dans la province de Fukui au Japon. 

L’histoire du renard sauvage de Hyakujo est aussi étrange que mystérieuse. Contrairement à beaucoup d’histoires zen, très courtes, celle-ci est assez longue et son scénario est digne d’un drame ou d’un opéra. Chaque passage de son déroulé interroge et fait référence aussi bien au réel qu’à l’imaginaire. Par exemple, qui était exactement ce vieillard qui vécut il y a cinq cents vies sur cette même montagne et qui était déjà l’abbé d’un monastère du temps du Bouddha Kashyapa ?  

Kashyapa a été le Bouddha cosmique qui a précédé la venue du Bouddha Shakyamuni et à cette époque, il n’y avait ni Dharma, ni monastère zen, ni moine… Le vieillard a la forme d’un être humain mais il prétend ne pas en être un et avoir un corps de renard. Est-ce l’être humain qui est renard ou le renard qui prend forme humaine ? Après son éveil, le vieil homme disparaît et c’est bien le corps d’un renard qui est retrouvé à l’endroit indiqué… Pourtant les funérailles de ce corps de renard sauvage se déroulent comme si c’étaient celles d’un moine… 

Certains commentateurs ont donné le même nom de Hyakujo au maître et au vieil homme ; était-ce comme dans un rêve où tous les personnages ne sont que le rêveur lui-même ? 



Sans doute vaut-il mieux laisser toutes ces questions sans réponse et s’intéresser plutôt à la question centrale posée par le vieil homme : « Un être éveillé tombe-t-il dans la loi des causes et des effets ? » 

La loi des causes et des effets, INGA en japonais, (littéralement : causes/effets ou causes/fruits), est la loi de causalité directe. Il convient de la distinguer des JUNI INNEN1 (littéralement : douze causes /conditions). Si INNEN décrit tout le processus conditionnant notre vie humaine et la transmigration dans le samsara avec tout son potentiel de libération, INGA décrit le processus quasi mécanique et d’une logique implacable qui fait que toute cause produit un effet et qu’il est impossible de s’en échapper. 

À cette question le vieil homme répond : « Furaku inga : il ne tombe pas dans la loi des causes et des effets. » À cause de cette réponse, il doit transmigrer dans la peau d’un renard sauvage pendant cinq cents vies… 

À cette même question, le maître répond : « Fumaï inga : il n’est pas ignorant de la loi des causes et des effets. » À cause de cette réponse, le vieil homme s’éveille profondément et met fin à ce cycle de renaissances. 

Dans son commentaire de cette histoire, maître Dôgen dit : « Répondre ne pas tomber dans la loi de causalité signifie qu’on nie celle-ci et à cause de cela on se jette soi-même dans toutes les voies sans issues. Ne pas être ignorant ou clarifier la loi des causes et des effets veut dire avoir une foi profonde en cette loi. » 

Beaucoup de personnes qui découvrent la pratique bouddhiste aujourd’hui posent la même question : « Si je pratique la Voie, le Dharma, est-ce que je pourrai un jour me libérer de mon karma ? » Le karma individuel s’inscrit bien sûr dans cette réalité des causes et des effets puisque le karma est une action qui produit automatiquement des effets qui deviennent eux-mêmes causes de nouveaux effets. Mais la nature même de ce qu’on appelle karma suppose une intention, c’est l’intention qui est à l’origine du karma. Dès lors on peut s’interroger sur le sens même de cette question, car si on pratique pour se libérer du karma, on suit une intention qui est elle-même source de karma !  

En Occident le karma est souvent perçu comme une chose négative ou mauvaise dans son essence, ce qui n’est évidemment pas le cas : il y a le bon et le mauvais karma et la loi de causalité fait dire au Bouddha lui-même : l’acte de bien entraîne le bien, l’acte mauvais entraîne le mal, de la même façon qu’une graine de pommier ne donnera jamais autre chose qu’un pommier… 

Lorsque nous entendons parler d’un renard sauvage, nous en avons tout de suite une mauvaise opinion : que ce soit dans l’imaginaire chinois ou français, le renard est perçu comme un animal craintif, peureux, toujours sur ses gardes comme s’il doutait de tout, et aussi bien sûr sournois, rusé et trompeur — rien de bien attirant ! Dans notre histoire nous devrions le regarder de façon bienveillante : c’est un renard qui doute en effet, mais qui est impressionnant dans sa détermination à rechercher la Voie et l’éveil et qui fait preuve de beaucoup d’humilité et de sincérité. Un renard qui finit par s’éveiller et bouleverser son karma. Ce renard sauvage a beaucoup de points de ressemblance avec nous-mêmes et notre propre démarche, avec notre propre pratique sur cette voie difficile et exigeante. De fait ce renard ne fait rien d’autre que de chercher à clarifier sa nature profonde de renard et c’est en cela qu’il est Bouddha. Un être humain qui cherche à devenir Bouddha n’est rien d’autre que ce renard sauvage et plutôt que de chercher à diviser et séparer les trois personnages, nous devrions voir clairement qu’en définitive, ils n’en font qu’un ! 



Le « je » qui crée du karma maintenant n’est pas le même que celui qui en récoltera les fruits plus tard. C’est l’intention qui sert de « fil rouge » et qui crée cette illusion de continuité et d’identité entre le semeur et le moissonneur.

 

Cette histoire nous incite évidemment à clarifier par nous-mêmes cette question centrale des causes et des effets. Pour l’exprimer autrement, à clarifier la vraie nature du soi. Notre perception de la loi des causes et des effets nous fait croire que si « je » fais cela maintenant, « je » récolterai les fruits plus tard ; c’est-à-dire que le « je » de tout à l’heure sera le même dans sa nature que ce « je » de maintenant. C’est-à-dire que les causes et les effets sont changeants et impermanents par nature mais que celui qui les produit ou les reçoit reste non changé et le même. Comme s’il pouvait y avoir le moindre écart ou séparation entre les causes et les effets et l’auteur des causes et des effets ! 

Cette séparation n’existe tout simplement pas et elle est à l’origine de toute notre confusion : le « je » qui crée du karma maintenant n’est pas le même que celui qui en récoltera les fruits plus tard. De la même façon que causes et effets sont en changement de moment en moment, le « je » de maintenant n’est pas celui de tout à l’heure. C’est l’intention qui sert de « fil rouge » et qui crée cette illusion de continuité et d’identité entre le semeur et le moissonneur. 

Clarifier la loi des causes et des effets c’est clarifier la nature du soi. Maître Dôgen dit dans le chapitre Jinshin Inga du Shobogenzo : « Le principe de causalité est évident et non personnel ». Pour le mot « évident », il utilise l’expression rekinen, qu’on peut traduire par « clair, évident ». De fait, quoi de plus évident que cette succession ininterrompue de causes et d’effets ? Pour l’expression « non personnel », il utilise watakushi nashi qu’on peut traduire par « pas de sujet » ou « pas de je ». Cela peut être compris de deux façons : la première, c’est qu’il n’y a pas ce sujet stable et identique qui s’identifie constamment à la situation présente en se souvenant du passé et en se projetant dans le futur. La seconde, c’est qu’en aucun cas les causes et les effets ne peuvent être séparés ou différenciés du sujet : pas d’objet, pas de sujet et donc le sujet n’est autre que l’objet lui-même.  

C’est ce qui fait dire au zen que causes et effets sont UN ou encore que la cause ne connaît pas l’effet et que l’effet ne connaît pas la cause.  

La compréhension qui consiste à identifier la cause et à mesurer l’effet, à identifier l’auteur et le bénéficiaire et à séparer les tenants et aboutissants dans le temps et dans l’espace, c’est ce qu’on appelle la réalité relative, phénoménale ou conventionnelle, le monde humain et sa logique dualiste et rationnelle. Cette façon de voir les choses est évidemment utile et nécessaire pour permettre une vie communautaire et sociale apaisée et pour établir toutes les règles et lois qui régissent une société humaine. Elle a été fabriquée par l’être humain, pour l’être humain et n’a de valeur que pour lui. 

Dès lors, la question du vieil homme prend toute sa dimension : « Un être éveillé tombe-t-il encore dans la loi des causes et des effets ? » Un être éveillé est-il encore soumis aux mêmes lois qu’un être ordinaire ? Un être éveillé crée-t-il encore du karma ou est-il définitivement libéré du karma ? 

Hyakujo ne tranche pas. Il ne dit pas « il tombe » ou il « ne tombe pas ». Il dit : « Un être éveillé n’est pas ignorant des causes et des effets. Fumaï inga ». Le kanji Maï veut dire « obscur, sombre » mais aussi dans un deuxième sens : « troublé, ahuri, désorienté, peu éclairé… ». Ne soyez pas confus, aveugle, ignorant. C’est à partir de notre éveil à notre vraie nature, à partir de la connaissance des caractères intrinsèquement impermanents et interdépendants du soi, de la vacuité de cette personnalité que nous devons vivre et nous situer dans cette réalité de la loi de causalité.  

C’est alors que le renard et le Bouddha se rejoignent et vivent paisiblement leur vie dans le même corps. Un court poème rédigé à la hâte pour finir ce discours pompeux : 

« Pendant 500 vies, il a tourné autour du pot sans oser s’en approcher… 

Et vous ? Combien vous en faudra-t-il ? 

Si vous rencontrez le renard sauvage, ne le considérez pas avec mépris : 

Son œil de pratique, c’est votre œil d’éveil. » 


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°11 (Automne 2019)

 

 





Olivier Reigen Wang-Genh pratique le zen Sôtô depuis 1973. Il a été ordonné moine par maître Taisen Deshimaru et a reçu la transmission du Dharma de maître Dosho Saikawa. Fondateur d’une vingtaine de dojos et de groupes de pratique en Alsace et en Allemagne, il est l’abbé du temple de Kosan Ryumon Ji à Weiterswiller. 


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