Le bonheur est dans le pré
Par Philippe Judenne
Photos : Philippe Judenne et Richard Dubois
À 80 km à l’est de Paris, une douzaine de frères du Village des Pruniers1, véritables pionniers, se sont installés dans une grande bâtisse historique. Cet ancien prieuré bénédictin, devenu maintenant le monastère de « la Source guérissante », est construit sur un parc de 2 ha dont 400 m² de vergers où les arbres fruitiers — ici, des pommiers —, fleurissent en la saison. Ceux qui viennent résider au monastère pour quelques jours, une semaine ou plus, découvrent la pratique individuelle et collective de la Pleine Conscience2, telle qu’elle est enseignée par le maître zen vietnamien Thich Nhât Hanh et transmise maintenant par les grands frères et les grandes sœurs du Village des Pruniers. Le programme est des plus simples : méditation assise, exercices corporels, activités collectives, méditation marchée et moments de partage en groupe… et happy farming.
Des visages paisibles et souriants. À l’occasion de la retraite Happy Farm, les participants mettent collectivement la main à la pâte — ménage, cuisine, vaisselle, etc. — mais aussi les deux mains dans le compost pour mélanger la terre, rempoter, planter fleurs, arbres et légumes en aménageant le potager et le jardin selon les principes de la permaculture. Chaque jour, de 9 h 30 à 11 h 30, rendez-vous est pris avec la Terre, ce qui y pousse et ce qui y vit : vous et les petites bestioles. Des petits groupes se forment autour des tâches à effectuer. « Le programme Happy Farm existe déjà depuis cinq ans au Village des Pruniers, en Dordogne. Des Happy Farmers qui ont déjà l’expérience de la permaculture sont venus à la Source guérissante pour participer et aider à cette retraite », explique frère Duc Dinh. L’activité dans le jardin, joyeuse et détendue, a été précédée par la méditation guidée du matin et les exercices physiques avant le petit déjeuner. La marche méditative et le repas en silence succèdent ensuite au happy farming dans des moments propices au calme et à l’intériorité. Le partage quotidien en groupe, qui prend place en milieu d’après-midi, est un véritable catalyseur d’humanité. La prise de parole d’un volontaire installé dans le cercle des participants et son écoute par les autres sont rendues très attentives par la pratique collective de la Pleine Conscience. Le soir, après un repas en convivialité, la retraite propose une méditation assise ou une marche qui se prolonge dans le calme et le silence.
Lorsque le journaliste à peine arrivé de Paris ce jour-là s’interroge sur les raisons des visages particulièrement souriants et détendus qui l’accueillent, il comprend les explications de frère Duc Dinh : « Ces temps quotidiens de méditation, d’échanges et de partage associés au temps de jardinage collectif installent une nouvelle dimension dans le corps. Après, les participants voient comment cela se joue dans leur esprit. L’expérience vécue peut ensuite être transposée dans leur vie quotidienne ».
Les moments de partage. On s’assoit en cercle afin de partager un moment de parole et d’écoute. Souvent un ancien — il y a toujours des gens qui ont assisté à des retraites précédemment — propose une chanson dont les paroles figurent dans un livret de chant. Il est étonnant de voir comment une fois passé le premier instant parfois embarrassant, car on n’aime pas forcément chanter en groupe, une belle chanson a la vertu de placer tout le monde sur un mode de tranquillité. Le moment est régulé par un moine et certains participants décident de partager de manière très libre leurs ressentis, leurs émotions ou leurs réflexions. Personne ne juge, car on écoute en pleine conscience, autant que faire se peut. Un participant témoigne : « Des gens avaient évoqué des choses tellement sincères, belles ou personnelles que je ne me sentais pas capable d’en faire autant. Mais au cours de la semaine la parole s’est libérée. Ces moments, ainsi que toutes les discussions qui peuvent se faire dans la journée, font réaliser à quel point cela fait du bien d’être écouté, sans que les paroles soient interprétées, sans être coupé. Quelque chose de tout simple encore une fois, mais d’essentiel. Et qui très souvent n’est pas présent dans notre quotidien. Combien de fois je coupe la parole à mes amis, collègues ou enfants parce que je pense que ce que j’ai à dire est plus important ! »
Frère Phap Lieu, un des grands frères du monastère, est franco-vietnamien. Nous échangeons autour d’une tasse de thé avec ce médecin cardiologue de formation, ordonné moine en 2003.
Quel est le principe d’Happy Farm ?
Dans les monastères zen de l’ancien temps, les moines allaient chercher du bois, transportaient l’eau et cultivaient eux-mêmes les légumes. Notre maître s’est inspiré de cela pour encourager chaque monastère du Village des Pruniers à avoir un potager, pour trois raisons principales : pour que l’on puisse se reconnecter à la Terre à travers la méditation et aussi pour comprendre d’où viennent nos aliments. C’est la mise en application de l’enseignement de l’inter-être3 : dans la salade il faut voir le soleil, la terre, les oiseaux qui mangent les vers et puis bien sûr la valeur de ton labeur. Cultiver la terre c’est bien beau mais quand on est maraîchers, c’est dur, il faut suer. C’est un entraînement et un apprentissage intéressants pour les jeunes de la ville — qui sont beaucoup dans l’activité mentale de par leurs métiers. C’était cette opportunité de se reconnecter à la Terre que l’on voulait donner. Une retraite Happy Farm est aussi un bon moyen de découvrir la communauté.
Est-ce qu’il y a une idée avec Happy Farm de viser à une autonomie alimentaire ?
Non, dans nos monastères du Village des Pruniers, notre principale activité est plutôt d’animer des retraites. À eux seuls, les moines ne peuvent pas assurer un potager productif à plein temps et encore moins pendant les périodes d’accueil des pratiquants laïcs. L’idée d’une retraite Happy Farm est bien sûr de contribuer aux besoins, mais elle a surtout une valeur formatrice, symbolique dans un environnement concret.
Comme toute les retraites du Village des Pruniers, la base est la pratique de la Pleine Conscience. Qu’il s’agisse de la retraite « Méditation et bien-être », « Happy Farm », « Neurosciences et méditation » « Management », la base est l’entraînement à la pleine conscience avec un emploi du temps indispensable — méditation assise, méditation marchée, les repas en pleine conscience, les partages en groupe — à laquelle viennent se rajouter des sessions sur certains thèmes. Par exemple, les retraites de bien-être privilégient un accès au corps. Nous avons donc introduit le Qi gong et le Tai-chi avec des éléments de pleine conscience. On s’approche aussi du bien-être physique à travers les activités comme la marche, la randonnée et surtout la relaxation guidée. Pour une retraite Happy Farm, il y a des sessions tous les jours dans le potager pour « être en contact » avec la terre et la nature.
Pourquoi pratiquer la marche méditative ?
La marche méditative à l’extérieur dans la nature, c’est un peu la crème du Village des Pruniers puisque notre maître Thich Nhât Hanh a développé cette pratique. C’est très agréable de marcher dans la nature. Nous marchons ensemble, c’est très important. Cela produit une énergie collective. Dans la tradition des Pruniers, on insiste beaucoup sur cette énergie collective qui soutient et aide à la guérison individuelle. Chaque jour, notre programme inclut au minimum une marche en groupe dans la nature. Dans d’autres traditions de méditation, l’observation de la marche est aussi utilisée comme support de pratique, on y décompose chaque mouvement du pied : lever, avancer, poser. Chaque mouvement est observé dans une approche un peu macroscopique. Pour notre maître, ces séquences décomposées, ce n’est pas la vie et cela ne devient pas naturel. C’est pour cela qu’il a inventé cette marche méditative où le rythme est quand même assez lent mais pas aussi lent que lorsqu’on décompose. L’exercice de cette marche ne nous isole pas. Nous marchons de manière souple et naturelle pour qu’on puisse amener cette marche dans la vie de tous les jours. Elle va aussi de pair avec la respiration. Notre marche, notre méditation marchée, nous pouvons l’amener dans le métro, les trottoirs de la ville ou en pleine nature.
Que diriez-vous du bonheur et de la joie véritables ?
Je pense que la joie de tous les jours est de se rendre compte des conditions de bonheur que nous avons, et de savoir « toucher » cela : comme si chaque jour, je me levais et comprenais que je peux marcher et agir sans une maladie qui m’affecte ou m’handicape, que je peux encore marcher et respirer le bon air, que je peux encore vivre dans un environnement de nature et de verdure. Puis, me rendant compte de ces éléments, éprouver de la gratitude.
La pleine conscience nous aide à rendre compte, à être conscients de ces conditions de bonheur que nous avons. Pourquoi alors courir après tous nos désirs ? Rien ne manque ! Bien sûr, nous sommes des êtres humains, il y a toujours des soucis ici et là mais la pratique en communauté nous permet de marquer des arrêts — comme la cloche, le carillon de l’horloge et les temps de méditation prévus — qui font qu’au-delà du travail et des responsabilités au sein du monastère, on a des moments où l’on peut se poser et puis lâcher tout ça.
Dans la méditation assise, j’essaie de lâcher et justement de profiter de l’instant, c’est tout. Ce sont des moments de paix, de non-souci, de non-colère. La paix intérieure est un élément indispensable au bonheur véritable. Il arrive quand on « touche » la vie à l’instant, sans être obnubilé par nos soucis, nos souffrances ou nos peurs de l’avenir : quand j’arrive à m’arrêter dans une méditation marchée, et à être là avec le chant des oiseaux, être là avec la jeune pousse du printemps de l’arbre — notre maître appelle ça l’instant qui dure une éternité. Si on est vraiment là, cela nous apporte une sorte de félicité indescriptible. Malheureusement, nous sommes des bouddhas à temps partiel alors ces moments-là ne durent pas longtemps — mais nous pouvons cultiver cela. Et si chaque jour, j’arrive à goûter un moment comme ça, un moment qui dure 30 secondes ou une minute pendant une méditation marchée ou une méditation assise, ça me suffit.
« Une perception erronée peut créer une infinité de problèmes. Toutes nos souffrances proviennent en fait de ce que nous ne reconnaissons pas les choses pour ce qu’elles sont. Nous devrions toujours nous demander humblement : « En suis-je certain ? », et laisser ensuite un peu d’espace et de temps pour permettre à nos perceptions de devenir plus profondes, plus claires et plus stables. »
— Thich Nhât Hanh
Amour, compassion, joie et équanimité sont des valeurs cardinales dans les enseignements du Bouddha. Pouvez-vous décrire l’équanimité ?
Dans l’enseignement du Village des Pruniers, l’équanimité c’est l’inclusivité, cette capacité d’accepter d’abord notre côté « ombre » en nous-mêmes. On le fait en reconnaissant et en souriant à nos graines de colère, de lâcheté et de peur : « bonjour ma peur, bonjour ma lâcheté, bonjour ma colère ». C’est important de reconnaître et d’embrasser pour commencer à accepter. Ensuite nous pouvons accepter si nous pouvons comprendre, et pour comprendre il faut pratiquer le regard profond qui est la sagesse de l’inter-être. Il nous permet de transpercer le voile de l’apparence et de mieux voir la personne, la situation et ce qui se joue dans sa globalité. C’est valable pour soi en premier lieu car nous sommes bien souvent incapables de nous accepter nous-mêmes, d’accepter nos erreurs, nos zones d’ombres. Et quand nous le faisons, nous devenons alors capables d’accepter l’autre et de l’inclure dans notre cœur, dans notre compréhension.
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Pour en savoir plus : https://sourceguerissante.fr/
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°10 (Eté 2019)