Par lama Tsony
Transcription par Bernadette Baijard
Dans ce qu’il nomme lui-même des causeries[1], lama Tsony propose, depuis janvier 2020 et une fois par mois, un enseignement formel sur un thème précis de l’enseignement du Bouddha. Après une pause de 30 minutes, arrive la session des questions/réponses.
Question : La voie bouddhiste nous invite à rester ouvert et bienveillant en toute situation, même si nous sommes dans un mouvement d’opposition à d’autres personnes. Pour moi, c’est difficile d’être à la fois dans cette ouverture et défendre des intérêts qui doivent être défendus. Je ne vois pas comment concilier ces deux besoins. Comment les rendre compatibles ?
Lama Tsony : Nous sommes confrontés à cette question dès que l’on aborde la gratitude, la compassion et la bienveillance. Comment ne pas tomber dans l’excès ? De façon triviale, je dis que la compassion ne s’écrit pas en deux mots ! Il faut un peu d’intelligence dans sa compassion et du discernement aussi ! Là, on est au cœur du sujet parce que nous sommes toujours dans un extrême de l’affirmation ou de la négation, de l’embellissement ou du discrédit.
Depuis le Bouddha et depuis Nagarjuna qui a « enfoncé le clou », il nous est dit partout : « Allez au-delà des positions extrêmes ! » La difficulté est que notre esprit est fondamentalement dualiste. Son mode opératoire est dualiste et donc nous ne savons pas comment nous établir dans quelque chose d’autre qu’une position extrême.
Qu’est-ce qui induit notre position extrême ?
Premièrement, le fait que notre esprit est dans l’ignorance profonde de la réalité et qu’il est dans une posture dualiste favorise l’extrême. Nous ne savons même pas comment envisager quelque chose qui serait au-delà de l’être et du non-être, du oui et du non. C’est la raison première pour laquelle nous avons des difficultés à transcender des positions extrêmes.
La deuxième chose est que, sur la base de cette ignorance fondamentale, nous avons construit des habitudes. Nous avons été nourris à la fois par nos propres tendances et par l’environnement (la pression des pairs). De façon moraliste, nous sommes poussés à aller vers le bien, l’altruisme, etc. et nous y allons de façon extrême et excessive. Parfois, nous virons de bord complètement parce que nous sentons que ce n’est pas juste et nous ne savons pas faire autre chose que d’aller en sens inverse ! Et on peut aller ainsi vers l’extrême inverse.
Le discernement est ce qui va nous permettre d’aller au-delà des extrêmes. Le mot « discernement » traduit le concept sanskrit prajña (tib. : shérab), traduit aussi parfois par « connaissance transcendante » ou « sagesse ». C’est un mot qui laisse la possibilité d’aller du relatif à l’absolu.
Le premier discernement, ce serait le « bon sens ». On sait que les chaussures, c’est pour les pieds et le chapeau, pour la tête. On arrive à fonctionner dans ce monde parce qu’on a la maîtrise des critères de communication, la culture, le langage…
Ensuite, il y a un discernement un peu plus profond qui naît de l’expérience de la vie, qui est de savoir faire la part des choses. Par exemple, quand on est adolescent, tout est extrêmement contrasté, parfois c’est violent : on est pour ou contre. Au fur et à mesure que l’on prend de l’âge et — on peut l’espérer — de la sagesse, on voit qu’il y a plus de nuances de gris que de blanc ou de noir. C’est une deuxième forme de discernement, ce qu’en termes communs on appelle « la philosophie ». On devient philosophe.
Et puis, il y a une forme beaucoup plus subtile de discernement qui s’approche vraiment de la sagesse, qui est capable de voir que les phénomènes n’apparaissent que par leur production en interdépendance — ils n’ont donc pas de solidité — mais cela n’implique pas qu’ils n’ont pas de présence ! Le fait qu’ils aient une présence n’implique pas une solidité ou une existence autonome, singulière, substantielle et permanente. C’est le développement de prajña qui transcende les habitudes du monde et, progressivement, prajña va nous conduire à la sagesse d’éveil qui est la découverte de ce qui est.
Je dirais donc en premier lieu que développer du discernement permet de voir quand nous sommes excessifs. En développant une relation à notre esprit suffisamment honnête et bienveillante, nous pouvons voir notre excès et ne pas nous blâmer ou nous méjuger — parce que nous sommes dans l’excès. Le blâme, le méjugement et le discrédit sont des positions extrêmes. Nous allons nous trouver coincés entre l’obligation d’être parfait et l’impossibilité de l’être. Cette position extrême quasi névrotique peut malheureusement se nourrir des enseignements du Bouddha : « Il faut tout donner aux êtres, il faut s’abandonner, il ne faut rien saisir … », ce qui est vrai mais qui est saisi par notre esprit névrotique et extrême de façon « hors contexte ».
Il faut le discernement pour voir qu’on est « hors contexte » et en position extrême du fait de notre désir, de nos habitudes et de la pression à être dans l’excellence.
J’entends parfois les gens me dire qu’ils ne peuvent pas prendre les vœux de bodhisattva. C’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas prendre les vœux, prendre l’élan d’œuvrer pour le bien des êtres et de laisser de côté progressivement l’intérêt égocentré, parce qu’ils ne sont pas bodhisattva, qu’ils n’y arrivent pas. J’ai du mal à comprendre cela mais je regarde et je vois que dans notre culture, il y a cette pression à être dans l’excellence. Si on n’est pas dans l’excellence, on a failli. À nouveau, ce sont des écueils des extrêmes. Alors que nous pouvons être dans une faillite qui devient une source d’apprentissage ! La faillite n’est pas forcément une défaite : c’est une phase au travers de laquelle nous apprenons. L’excellence est limitante parce que, si je suis excellent, je n’ai plus rien à apprendre !
« Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Réessayez. Échouez à nouveau. Échouez mieux. » Samuel Beckett
Je me souviens de lama Teunsang donnant des conseils lors de notre première retraite. Il nous disait : « Ne développez pas l’esprit d’un maître, gardez l’esprit d’un disciple ! » Cela veut dire que l’on a toujours quelque chose à apprendre. Le vœu de bodhisattva, c’est le vœu d’aspirer à la capacité d’aider, dans un premier temps, et ensuite la mise en application des méthodes qui vont me permettre d’être utile aux autres aussi bien qu’à moi-même. On n’est en aucun cas obligé d’être dans l’excellence au début du chemin parce que, sinon, à quoi sert le chemin si on est déjà dans l’excellence ?
Il est clair qu’au début du chemin, nous ne sommes pas dans l’excellence. Il est vraiment important de se détendre sur cette habitude de l’excellence qui, si elle n’est pas accomplie, nous expose au jugement public comme étant dans la faillite, ce qui pour notre « glorieux » ego est insupportable !
Cela nous ramène à la nécessité de l’humilité de l’apprenti, de celui ou celle qui est en chemin et qui, d’épreuve en épreuve, peaufine son apprentissage. Donc, lorsqu’on est dans une situation où il faut faire un choix, il faut faire le deuil du choix excellent et cela va nous libérer d’une pression extraordinaire. Il y a le choix, dans le contexte, qui nous semble le plus judicieux. C’est ce qu’on va faire, avec mesure et discernement. Et dans l’instant suivant, va nous apparaître très clairement ce qui a été un peu excessif ou ce qui a été un peu en deçà de ce qui aurait été nécessaire. Et on apprend et on corrige. Ainsi, on avance petit à petit, d’erreur en erreur.
L’auteur Samuel Beckett a dit une phrase que je cite souvent : « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Réessayez. Échouez à nouveau. Échouez mieux. » L’erreur fait partie du processus d’apprentissage. La bienveillance, c’est de s’autoriser à ne pas être parfait et de laisser tomber le désir névrotique d’être dans l’excellence. C’est une opportunité de regarder ce qui est derrière ce désir névrotique d’être excellent et ce qui nous interdit de prendre le faux pas comme plateforme d’apprentissage. À partir du moment où on a trouvé cela, on s’est libéré du désir obsessionnel de l’excellence et on voit que l’on peut apprendre de multiples façons. Là, on commence à ramener nos skis en parallèle.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°18 ( Eté 2021 )
Lama Tsony est né à Argenteuil dans les années 1960. Il rencontre le maître tibétain Guendune Rinpoché arrivé du Tibet depuis peu. Sous sa direction, il effectue deux retraites traditionnelles de trois ans et à la mort du maître, il reçoit les fonctions d’abbé au monastère du Bost en Auvergne. Après de nombreuses années d’enseignement, il se marie et devient l’enseignant principal du centre Bodhi Path de Virginie (États-Unis) fondé par le 13e Shamar Rinpoché en 1997.