Par Kirsten DeLeo
Charles, Afro-Américain d’environ soixante-dix ans, fut l’un de mes premiers patients en soins palliatifs. C’était une fin de journée d’été et je me souviens encore des ombres rougeoyantes du soleil couchant qui envahissaient sa chambre jusqu’à son corps frêle. Ses yeux étaient fermés et il parlait doucement, entre de longues pauses pour reprendre son souffle. J’étais assise avec lui et je l’écoutais. Je pensais : « Je ne connais pas ce vieil homme. » Je ne l’avais vu qu’une ou deux fois. Nous étions deux étrangers, assis ensemble. En regardant son corps frêle, j’ai ressenti de la tristesse et de la tendresse. Quand j’ai essayé de lâcher doucement sa main pour me reculer dans mon siège vers la pénombre de la chambre, afin de cacher mon visage et mes sentiments, il a soudain tourné la tête vers moi et a ouvert les yeux. J’ai eu l’impression d’affronter des flammes. « Ne fuis pas. Ne fuis pas, c’est tout. Reste », disait une voix en moi. Sans un mot, il a attiré ma main vers sa poitrine et l’a posée là. Je pouvais sentir les os sous sa peau, les battements de son cœur. À ce moment-là, j’ai réalisé : « C’est ça, être présent. » Ne pas fuir mais rester, même dans les flammes les plus violentes. Je suis ressortie de la pénombre pour qu’il puisse voir mon visage. Mon cœur brûlait mais, en plein milieu, je sentais un espace de calme inattendu. « Je suis triste. Je suis là », lui ai-je dit. Il a doucement serré ma main. « Bien », a-t-il dit. « Bien ». Par ce petit geste de poser ma main sur sa poitrine, par sa gentillesse et son réconfort tout simple — par sa présence —, Charles m’a appris que l’on peut être à la fois vulnérable et présent. Être en présence d’une personne mourante, c’est être dans la nudité de l’instant présent. On fait face à la tristesse ou la peur. On cherche ce qu’il faut dire, ce qu’il faut faire, pour améliorer la situation. Pourtant, il n’y a rien à dire qui puisse comme par magie améliorer les choses. Aucun tour de passe-passe ne fait disparaître la tristesse, le malaise ou la peur. Ce que j’ai appris, c’est qu’il suffit d’être présent.
Être présent même si on se sent impuissant, rester quand on a envie de fuir, aimer alors que la disparition est proche et être pleinement conscient de chaque instant alors que le temps presse. Pas besoin d’être un expert pour accompagner une personne mourante. Pas besoin d’être parfait. Tout ce qui est nécessaire est en vous. Dans votre bon cœur et votre présence bienveillante. L’esprit pensant, cependant, complique les choses. Il entretient la croyance que notre présence et ce que nous sommes manquent fondamentalement de quelque chose. La voix lancinante dans notre tête ne cesse de nous dire que ce que nous sommes n’est ni suffisant, ni assez bien.
Et il y a des millions de livres de développement personnel, de week-ends d’atelier, d’applications et de gourous qui nous disent que nous devons nous améliorer.
John, un ami proche qui est mort du SIDA, m’a aidée à comprendre le cadeau tout simple de la bienveillance humaine. Alors que son état s’aggravait et qu’il devenait évident qu’il ne survivrait pas à sa dernière crise, il a décidé de quitter l’hôpital pour mourir à la maison, soutenu par sa sangha. Quand je suis allée lui rendre visite l’après-midi de son retour chez lui, je lui ai demandé ce que je pouvais faire pour l’aider. « Sois simplement mon amie », m’a-t-il dit, avec une certaine tristesse.
« Notre pratique de la méditation n’est jamais séparée de la vie, qui inclut la mort. »
Sois simplement mon amie.
La simplicité de ses propos m’a touchée. Ses mots ont mis en évidence ce qu’est la bienveillance. « Être une bonne amie » signifie être disposée à écouter et être présente à l’expérience unique d’un autre être humain, à la façon dont cette personne choisit de donner un sens à son expérience.
Dans la pratique de la méditation, nous nous connectons à notre bon cœur et à sa capacité intrinsèque de présence. Nous devenons attentifs à nos pensées et ressentis. Nous ralentissons, nous devenons plus spacieux et plus doux. Nous faisons l’expérience de l’étendue de notre conscience, nous apprenons à lui faire confiance et à nous y reposer. Tout ceci nous aidera à être là pour un être cher ou un patient qui est mourant et se sent vulnérable. Cela nous aidera aussi à nous préparer à notre mort. Ainsi, notre pratique de la méditation n’est jamais séparée de la vie, qui inclut la mort.
Par la méditation, nous pouvons développer une meilleure écoute car elle nous apprend à être plus à l’aise avec nous-mêmes et avec le silence. À écouter en profondeur et explorer avec la personne ce qui est important pour elle à ce moment-là. À être curieux. Si la personne ne veut pas parler de la mort, parlons de la vie. Qu’est-ce qui lui a donné et lui donne encore de la joie et du sens, d’où tire-t-elle sa force maintenant, ou bien y a-t-il quelque chose qu’elle veut encore réaliser ? Et si la personne ne veut pas parler, on peut rester silencieux.
Un jeune homme atteint d’un cancer en phase terminale m’a dit que, depuis qu’il était étiqueté « incurable » et « en phase terminale », tout le monde se comportait et parlait différemment avec lui. « Maintenant, ils marchent sur la pointe des pieds autour de moi, parlent de moi plutôt qu’avec moi, à voix basse et sur un ton grave », m’a-t-il dit. « Mais je suis encore là. »
Les personnes mourantes sont encore des personnes.
Si vous ne savez pas comment établir le lien, essayez de voir cette personne comme un autre être humain. Tout comme vous, la personne assise à côté de vous, ou à l’écran, ou au téléphone, a des espoirs et des rêves. Elle a des peurs et des angoisses inavouées, tout comme vous. Elle veut être appréciée et considérée, tout comme vous. Si possible, tenez-lui doucement la main et faites-lui comprendre : « Je ne sais pas quoi dire. Je suis là avec vous. »
Être avec une personne mourante, c’est être en présence de sa propre mort. C’est une invitation à se pencher sur la mort et permettre à la mort d’être présente dans sa propre vie. Suis-je prêt ? Où trouver refuge ? Sur quoi puis-je m’appuyer ? Il est intéressant de remarquer qu’il n’y a pas de mot en tibétain pour « bouddhiste ». Le mot utilisé est « nangpa », qui signifie « celui qui regarde en lui-même ». C’est étonnant comme, l’air de rien, la pandémie nous a poussés à devenir des « nangpas », à tourner nos esprits vers l’intérieur et à réfléchir à la manière dont nous vivons et mourons.
Accompagner une personne mourante est extraordinaire et ordinaire, spirituel et profondément humain. On est le témoin d’un grand mystère, puis on enchaîne avec la lessive, les appels téléphoniques, la longue attente chez le médecin et la liste des courses.
« Être présent jusqu’à la fin, c’est la compassion en action. »
L’extraordinaire, le sacré, transparaît dans l’ordinaire. Il est perceptible dans l’inattendu, l’imprévu, les détails : un regard tendre, un rire partagé, le bruit que fait la personne quand elle dort, les larmes et les silences. Si vous vous attachez à rechercher le summum de l’expérience spirituelle, vous manquerez ces moments sacrés. Et, ce qui est plus grave, vous passerez à côté de la personne mourante. Ce périple n’est pas le nôtre. C’est le sien.
Être présent jusqu’à la fin, c’est la compassion en action. On apprend à rester, pour autrui. On sort de sa zone de confort en laissant tomber sa vision égocentrique, pour autrui. On apprend aussi à reconnaître ses propres limites et à les accueillir avec bienveillance, pour autrui. Travailler avec des dynamiques relationnelles et familiales peut être compliqué. On fera des erreurs, mais on est quand même là pour autrui.
On communique sa compassion et son attention envers autrui à travers sa façon d’être. Avant une visite, faites une pause. Détendez-vous en conscience – respirez, ressentez votre corps et établissez une motivation compatissante. La personne mourante sentira votre bonne intention sous-jacente à travers votre présence et cela, en soi, peut avoir un effet extraordinairement calmant et réconfortant sur son esprit et sur son cœur.
Quand vous réalisez que vous avez été piégé dans le rôle du « donneur » ou que vous en faites trop, détendez-vous. Soyez bienveillant avec vous-même et permettez à la personne mourante de partager ses talents, sa sagesse et sa présence avec vous.
Le Bouddha a enseigné l’amour bienveillant comme antidote à la peur. Grâce à la dimension chaleureuse et équanime de l’amour bienveillant, on peut faire face à la peur. On peut faire de la place pour la personne mourante et sa famille, sa communauté et sa sangha, et faire face aux sentiments de chagrin, de colère, de regret ou de culpabilité sans y être empêtré. Dans les moments de profonde compassion, on peut pratiquer tonglen.[1]
Avec compassion, on prend la détresse et le chaos à l’inspire, et avec amour, à l’expire, on envoie vers la personne la stabilité mentale et la paix.
Il n’y a pas de moment plus fort pour pratiquer que le moment de la mort. On peut méditer à distance ou silencieusement au chevet du mourant. Cela aidera à créer un espace paisible et sacré. Dans cet espace, non seulement on accueille ce qui est en souffrance mais aussi la personne tout entière. Elle se sentira vue et entendue et pourra se connecter à sa sagesse intérieure. Dans cet espace d’accompagnement, la distance et la séparation entre l’autre, soi-même et le reste disparaissent.
Quand on est au chevet d’une personne mourante, au seuil entre la vie et la mort, on peut avoir un aperçu de la nature de bouddha. Pas de façon abstraite mais en en faisant l’expérience. On peut arriver à comprendre que la personne en face de soi est bien plus que ce corps, bien plus que cette décrépitude. Elle a la nature de bouddha.
Tout – la tendresse, l’attention du cœur, même la question « Puis-je faire ça… ? » basée sur le souhait de soulager la souffrance – tout rayonne de la nature de bouddha ou bonté fondamentale. C’est de cette nature que rayonne la compassion. C’est cette nature qui donne le courage d’aller vers ce qui fait habituellement peur.
On m’a récemment demandé ce qui est le plus important dans l’accompagnement des mourants : c’est la vigilance et l’amour. L’amour inconditionnel.
Certaines vies brisées ne seront pas réparées avant la mort. Il arrive qu’on ne puisse pas aider quelqu’un à terminer ce qu’il souhaitait, ni à accueillir complètement sa souffrance ou sa peine mais on apprend, par la force de la compassion, à être pleinement là. La sensation d’isolement a été l’un des aspects les plus difficiles et douloureux de la pandémie. Il y a un tableau grandeur nature du Bouddha dans le couloir de la zone de soins du centre de soutien spirituel Sukhavati. Il représente le Bouddha penché sur le lit d’un disciple mourant et lui soutenant doucement la tête. Ils sont tous deux entourés par un groupe de moines. Ce tableau porte un message clé : l’accompagnement de fin de vie a besoin de la communauté. Il a besoin de la sangha.
En tant que bouddhiste, je considère que la mort fait naturellement partie de la vie. Les enfants peuvent être de merveilleux enseignants à cet égard. À Sukhavati, nous avons accompagné le père de deux petites filles, atteint de la maladie de Charcot. Il était dans la dernière phase de la maladie, bloqué dans son corps, nécessitant des soins vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sa jeune épouse venait lui rendre visite quasiment tous les jours avec leurs filles. Elles jouaient dehors dans le jardin et se déplaçaient dans la maison avec une aisance et un naturel contagieux qui donnaient le sourire à tout le monde.
Après sa mort, son corps a été exposé dans un cercueil ouvert. Nous avons mené une courte cérémonie et, pendant que la famille et les amis lui faisaient leurs adieux, ses filles jouaient près du cercueil. À la fin de la cérémonie, chaque visiteur posa sur son corps des fleurs cueillies dans le jardin.
Les fillettes avaient choisi deux tournesols éclatants. Elles les déposèrent sur la poitrine de leur père et se mirent à danser, comme des fées rayonnantes de lumière, autour de leur maman. La mort était visible sans être effrayante. Il y eut des larmes, mais la vie, vibrante et vive, continuait.
[1] Tonglen : méditation basée sur la respiration lors de laquelle on prend toutes les négativités des êtres animés au moment de l’inspiration pour leur offrir toutes les choses positives au moment de l’expiration.
Traduction : Sagesses Bouddhistes le Mag
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°25 (Printemps 2023)
Pour en savoir plus : Present through the End: A Caring Companion’s Guide for Accompanying the Dying (ouvrage en anglais), Shambhala Publications, 2019.
Kirsten DeLeo est enseignante de méditation, auteure et pratiquante de longue date du bouddhisme tibétain. Kirsten a contribué à la création de Présence Authentique, le premier programme de formation aux soins contemplatifs de fin de vie proposé aux États-Unis, en Irlande et au Royaume-Uni, et en ligne. Kirsten est membre du groupe de direction du réseau d’aumôneries bouddhistes de l’Union européenne. Elle vit près du centre de méditation Dzogchen Beara à West Cork (Irlande) où elle enseigne régulièrement et soutient les hôtes du centre d’accompagnement spirituel.