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Être policier en pleine conscience

Dernière mise à jour : 20 sept. 2023

Porter une arme peut être un acte d’amour


Par Cheri Maples

Photos ©Village des Pruniers


Après vingt ans d’activité en tant qu’officier de police, Cheri Maples a pris la tête du service « Probation et Liberté conditionnelle » dans le Wisconsin et a exercé comme procureur général assistant, avant de recevoir la transmission et l’autorisation d’enseigner le Dharma du maître Thich Nhât Hanh en 2008. Elle est maintenant avocate, travailleuse sociale autorisée et elle a cofondé le Centre pour la pleine conscience et la justice dans la ville de Madison (Wisconsin). Elle prend la parole au Village des Pruniers en juin 2016 à l’occasion d’une retraite de 21 jours. Nous vous livrons ici une adaptation de la deuxième partie de son enseignement.




Le curateur et le jardinier

Une des choses pour lesquelles le Bouddha n’avait pas son pareil était de nous montrer l’architecture de notre souffrance et aussi celle de notre libération. Et Thay (Thich Nhât Hanh) avait une façon merveilleuse de transmettre les enseignements du Bouddha de manière très simple et pleinement intelligible. Thay l’appelle la psychologie de la pleine conscience. Dans la psychologie de la pleine conscience, deux choses nous sont demandées : l’une est d’être un bon curateur du musée de notre passé, et l’autre est d’être un bon jardinier de notre conscience des tréfonds. Donc, si nous sommes un bon curateur du musée de notre passé, cela signifie que nous pouvons lui redonner un cadre, nous pouvons mettre notre compréhension du passé au service de notre libération. Si on va trop loin dans ce sens et qu’on ne l’équilibre pas avec l’autre, on peut s’attacher à sa blessure, parce qu’alors on ne fait qu’acheter sans cesse des tickets, des tickets de bus en direction du passé, et on s’attache à ses blessures.

Ici, on apprend comment devenir un bon jardinier. On apprend à orienter son esprit. On apprend vers quoi nous pouvons orienter notre esprit, notre cœur, et comment arroser les graines de joie, de bienveillance, de compréhension et de compassion. Mais pour être capables de faire cela, nous devons comprendre comment notre expérience naît d’instant en instant. Si nous pouvons commencer à reconnaître, à regarder ce qui se produit et remarquer comment notre expérience naît instant après instant, alors nous pouvons aussi consciemment décider de la façon dont nous orientons notre cœur et notre esprit. Et c’est probablement la chose la plus puissante qui me soit arrivée durant ces années de pratique. Je ne peux pas vous dire le nombre de personnes qui viennent me dire: « Cheri, tu es devenue tellement plus douce ! » Et j’imagine que c’est vrai ! Vous savez, c’est comme les couches protectrices d’une armure qu’on enlève l’une après l’autre.


" La qualité de nos actions dépendra toujours de la qualité de notre être. "

On apprend à travailler sur le désir et sur l’aversion. Une chose que j’ai remarquée me concernant, c’était ce désir d’être calme, une forme très subtile de désir dont je voulais vraiment guérir. Ce désir d’être calme et tous les accomplissements qui vont avec sont un « bla-bla-bla » que l’on se raconte. C’est tout « l’agir » qui va avec, toute l’identité qui se crée de cette manière. On se fabrique cette identité pour voir ensuite qu’il faut s’en défaire parce que, pour la plus grande part, la pratique concerne la dissolution de l’ego. Malheureusement, dans notre société, le succès est souvent associé au faire. L’une des choses que Thay m’a apprises est que la qualité de nos actions dépendra toujours de la qualité de notre être. Il faut une certaine discipline pour que cela puisse se manifester. C’est-à-dire qu’on ne peut pas laisser les choses les plus importantes être à la merci des choses les moins importantes. Souvent nous pensons : « Si je peux finir ce travail, après je me débarrasserai de ça, puis de ça, et ensuite je pourrai me concentrer sur ma pratique. » Et nous devenons des abonnés à « demain ». Nous devenons accros au faire, et il y a tant de gens épuisés qui courent autour de nous et qui sont accros au faire. Le résultat, dans ma culture en tout cas, est que beaucoup de gens sont fatigués et à bout. Ce qui mène à beaucoup de comportements agressifs. Cette compréhension est une clé de la pratique.



Estime de soi et compassion envers soi-même

Je pense qu’il est très important d’apprendre la différence entre estime de soi et compassion pour soi-même. Nous devons apprendre à orienter une réelle force d’auto-compassion envers nous-mêmes, sinon la pratique ne marche pas vraiment bien avec les autres.

Parlons de l’estime de soi : il y a toujours des tas de bouquins de spiritualité New Age dans les librairies qui traitent du perfectionnement de soi, n’est-ce pas? On peut faire du perfectionnement de soi un job à temps plein qui mène à une haute estime de soi. J’imagine que c’est mieux que d’avoir une mauvaise estime de soi. Mais le problème avec la haute estime de soi est qu’on continue à se comparer aux autres, et parfois même on se met en compétition et on espère secrètement qu’ils vont faire moins bien que nous. Ce n’est pas une très bonne façon de mener une vie spirituelle. Avec l’auto-compassion, on apprend non seulement à éprouver de l’empathie envers soi-même, mais aussi à aspirer à l’action juste, et ce d’une façon phénoménale. J’ai remarqué que si j’arrive à faire ça grâce aux outils de la pratique, le volume du « moi » se dégonfle. Et que je suis d’autant plus heureuse que le volume du « moi » est bas. Quand le volume du moi grossit, je commence à m’échauffer et toutes les graines d’habitude s’apprêtent à se jeter dans l’action.


Burnout

J’aimerais vous lire une citation de Thomas Merton : « Se laisser emporter par une multitude de problèmes conflictuels, accepter trop de demandes, s’engager dans trop de projets, vouloir aider tout et tout le monde, c’est succomber à la violence. La frénésie de notre activisme neutralise notre travail pour la paix, il détruit notre capacité intérieure à la paix, il détruit les bénéfices de notre travail parce qu’il tue à la racine la sagesse intérieure qui rend notre travail fructueux. »


Une chose que je veux dire, et j’ai l’expérience du travail engagé sur des projets énormes, c’est à quel point il est important de garder l’énergie de notre pratique vivante. Avez-vous déjà entendu parler de l’épuisement de la compassion, le burnout ? Selon moi, le burnout est le signe qu’on fait violence à sa propre nature. Le burnout est généralement perçu comme la conséquence d’avoir trop donné. Mais je pense qu’il pourrait provenir du fait d’essayer de donner ce que l’on n’a pas, et donc de s’épuiser en donnant forcément trop peu. Je crois que c’est de là que vient l’épuisement de la compassion. Quand le cadeau que l’on offre est une partie intégrante et précieuse de notre propre voyage, quand il provient de la réalité organique de notre travail intérieur, il se renouvelle de lui-même et sa nature est sans limite. Mais cela signifie qu’il faut garder notre pratique très forte et très vivante.


Les relations

D’après moi, les relations sont le test révélateur de la spiritualité. Si notre pratique n’apparaît pas dans nos relations, alors quelque chose ne va pas. Les relations sont la ressource la plus importante que j’ai développée au fil de ma pratique personnelle, surtout en tant que flic portant une arme au quotidien : faire l’expérience du pouvoir de guérison incroyable de la non-agression. Ce que j’ai appris à injecter dans toute interaction, c’est l’intention de ne pas causer plus de mal. Même dans les moments où j’ai dû avoir recours à la force, cette intention était toujours là. Une des choses que Thay m’a apprises et qui a tant de valeur, c’est que la compassion peut être douce et que la compassion peut être ferme. La sagesse, c’est de savoir quand employer la compassion douce de la compréhension, ou la compassion ferme des limites saines. C’est très important. Et je pense que la façon dont nous parlons et nous relions aux autres est probablement l’œuvre de paix la plus importante à laquelle nous puissions nous atteler. […] Alors, j’ai pris l’engagement d’inverser mes priorités d’avant. Maintenant, les relations deviennent plus importantes pour moi que les tâches. Cela veut dire qu’il me faut gérer une liste des tâches et qu’en termes de quantité, je suis moins efficace qu’avant, mais qu’est-ce qui est plus important que d’offrir ma présence à un autre être humain? Les répercussions ne sont jamais, jamais prévisibles.


" Ce n’est pas le repentir du coupable qui crée le pardon, c’est le pardon de la victime qui crée le repentir."

Les moyens de la justice

Je tiens vraiment à parler du système judiciaire actuel et de ce qui à mon avis doit évoluer. J’ignore ce qui se passe en Europe, au Vietnam, en Thaïlande ou ailleurs, mais je peux parler de ce qui se passe aux États-Unis. Notre système judiciaire est fondé sur un présupposé douteux. Celui que punir le coupable va soigner et aussi guérir la victime. J’ai constaté qu’aucune de ces deux choses n’est vraie. Cela reflète, semble-t-il, une croyance collective qui contribue à toutes sortes de dysfonctionnements interpersonnels et systémiques. Ce que ce présupposé nous empêche de voir constitue la pierre d’angle de la justice réparatrice : ce n’est pas le repentir du coupable qui crée le pardon, c’est le pardon de la victime qui crée le repentir. J’ai constaté cela un nombre incalculable de fois. Alors que devons-nous faire pour changer le système judiciaire ? En premier lieu, nous devons reconnaître les effets produits par le métier de policier. Et si on considère des soldats comme ceux du RAID ou du GIGN, les effets dont je parle sont démultipliés. On leur apprend à assurer leur propre sécurité et celle des autres. On leur apprend comment utiliser la force mais on ne leur apprend pas comment assurer leur sécurité émotionnelle. C’est justement le précieux cadeau de la pleine conscience que j’ai reçu de Thay. C’est très important que l’on commence à donner aux professionnels de la justice une formation qui les aide à identifier les modes de fonctionnement de leur monde et qui leur donne des clés pour défaire les nœuds, surtout dans le domaine des émotions. C’est important de ne pas faire uniquement de la réduction du stress. La pleine conscience vient avec tout un cadre éthique qu’il est vraiment important de ne pas laisser à l’arrière-plan. Ce que je fais, en tant qu’officier de police, c’est de traduire ce cadre dans un langage qu’ils comprennent. Je connais le langage, je connais la culture. Ne leur parlez pas de bouddhisme ! Vous-même, quel que soit votre domaine, vous en connaissez le langage et la culture ; il vous faut trouver les bonnes façons de traduire.

[…] Les policiers ont besoin de votre soutien. Ils ont besoin de votre compréhension. Je vois ce qui se passe quand ils l’obtiennent. Plus on créera de situations où policiers et population pourront dialoguer, mieux ce sera. Ça fait toute la différence. Ce que je veux dire, c’est que, même si je ne connais pas les cultures et les organisations dans lesquelles vous évoluez, pour ma part je me suis engagée à prendre conscience des accords implicites et inconscients qui existent au sein de mon organisation et dans la culture policière. Et plus on identifie ces accords et les amène dans la sphère du conscient afin d’en discuter avec les autres, plus les comportements deviennent éthiques parce que les gens se mettent à les examiner et à les penser.


La responsabilité individuelle

Dans notre vie sociale, particulièrement dans les organisations et communautés dont nous faisons partie, nous avons souvent tendance à nous percevoir comme des effets plutôt que des causes. Quelqu’un d’autre, le chef, est responsable de ceci, quelqu’un d’autre de cela. Nous semblons croire qu’il incombe toujours à quelqu’un d’autre de trouver la solution ou que nous ne faisons pas partie du problème, nous oublions que nous sommes l’un des membres de cette organisation. Les gens sortent d’une réunion en disant : « Oh ! C’était une réunion minable ! » Et je réponds : « Y étiez-vous ? » La réunion était minable parce que nous avons tous fait en sorte qu’elle le soit. Qu’auriez-vous pu faire pour l’améliorer ? Quand on fait vraiment partie d’une communauté, on se sent toujours responsable du bien-être de l’ensemble de cette communauté. Nous devenons plus que des juges critiques ou des consommateurs, et nous commençons à croire que ce monde, cette organisation, cette réunion, cet événement, il nous appartient de les construire ensemble.


" L’acte politique le plus radical que l’on puisse tenter est d’apprendre à vivre plus harmonieusement avec tout le monde et toute chose. "

Et c’est ce qui doit se passer. Chacun d’entre nous peut faire une différence énorme à tout moment. Vous pouvez être la personne qui fait la différence dans une interaction violente. Vous pouvez être la personne qui, grâce à la pratique, s’arrête, se retient et ne craque pas. Vous pouvez être la personne qui, plutôt que d’exacerber la souffrance et la violence, les transforme par la façon dont elle pose son regard sur elles. Vous pouvez être la personne qui, au lieu de dire aux autres ce qu’il faudrait faire, amène les comportements inconscients et malhabiles dans la sphère de la conscience et permet qu’on les questionne et qu’on en discute. Et vous pouvez être la personne qui choisit de ne pas dire du mal derrière le dos des autres et de ne pas convertir les autres à son point de vue. Donc, en guise de conclusion, je voudrais dire que, sans doute, l’acte politique le plus radical que l’on puisse tenter est d’apprendre à vivre plus harmonieusement avec tout le monde et toute chose. Changer le monde ou aimer tout le monde est une ambition trop démesurée pour un simple individu, mais répondre à l’instant avec présence et compassion est possible pour chacun d’entre nous. Et ce que Thich Nhât Hanh m’a inspiré, c’est que même le fait de porter une arme peut être un acte d’amour, si on s’arme également de pleine conscience et de l’intention d’être dans la compassion. Merci de votre présence, de votre pratique et de votre attention.







Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°2 (Printemps 2017)

Transcription et traduction : La Village des Pruniers.

Adaptation : Philippe Judenne


 




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