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Engagement éthique & ivresse dogmatique


Recevoir les préceptes bouddhistes est un véritable engagement

Dans toutes les traditions bouddhistes, recevoir et respecter les préceptes est un engagement majeur. Quel que soit leur nombre (de plusieurs centaines pour les moines theravada à moins d’une dizaine pour les laïcs de certaines traditions du Mahayana), ces règles éthiques constituent un engagement de chaque instant de notre vie quotidienne. On ne reçoit pas les préceptes une fois pour toutes mais on respecte et actualise les préceptes dans toutes les actions du corps, de la parole et de la pensée, c’est-à-dire tout au long de chaque journée.

L’esprit général qui structure l’ensemble des préceptes bouddhistes est de nous permettre, en tant que disciples du Bouddha, de ne créer aucune souffrance autour de nous mais au contraire de cultiver les actions bénéfiques et d’agir toujours pour le bien des êtres. L’ensemble de ces préceptes est donc un engagement entier, de nature totalement altruiste et bienveillante, qui nous permet de réfréner notre égoïsme et de cultiver notre humanité. André Malraux disait ainsi que « le bouddhisme était davantage une religion éthique que métaphysique ».



Les dix préceptes majeurs, communs à toutes les traditions bouddhistes, s’expriment en général de la façon suivante :

1.     Ne pas tuer ou encourager les autres à tuer.

2.     Ne pas voler ou encourager les autres à voler.

3.     Ne pas se livrer à des actes licencieux ou encourager les autres à le faire.

4.     Ne pas utiliser de mots et de discours faux, ou encourager les autres à le faire.

5.     Ne pas échanger ou vendre de boissons alcoolisées ou encourager les autres à le faire.

6.     Ne pas diffuser les méfaits ou les fautes des autres, ni encourager les autres à le faire.

7.     Ne pas se mettre en avant et rabaisser ou dire du mal des autres, ou encourager les autres à le faire.

8.     Ne pas être avare ni de biens matériels ni du Dharma ou encourager les autres à le faire.

9.     Ne pas nourrir de colère ou encourager les autres à être en colère.

10.  Ne pas dire du mal du Bouddha, du Dharma ou du Sangha (littéralement le Triple Joyau) ou encourager les autres à le faire.

 

Ces règles de vie, de comportement et d’éthique ont été énoncées par le Bouddha Shakyamuni afin de corriger les comportements inadaptés de ses disciples. Si certaines sont restées identiques au fil des siècles et des traditions, d’autres ont pu voir leur expression changer afin de suivre les évolutions des sociétés et des cultures dans lesquelles le bouddhisme s’implantait. La transformation du cinquième précepte est à cet égard particulièrement significative, tant dans la forme que dans le fond, puisqu’il concerne les produits toxiques qui peuvent empoisonner notre esprit ou celui des autres.



Dans un texte mahayaniste de référence, le Traité de la grande vertu de sagesse de Nagarajuna, le cinquième précepte est exprimé de façon très sobre : « S’abstenir de vin. » S’ensuit une description précise des différentes sortes de vin : le vin de céréales, le vin de fruits et le vin d’herbes. Le texte conclut : « En résumé, les liqueurs sèches ou humides, claires ou troubles, qui sont causes pour l’esprit humain d’excitations ou de défaillances, sont nommées vin. Il ne faut donc pas les boire et c’est ce qu’on appelle s’abstenir de vin. »

Un autre texte très important, le Brahmajala Sutra, compilé ultérieurement en Chine entre le ve et le vie siècle de notre ère, exprime le cinquième précepte par l’« interdiction de vendre de l’alcool » et ajoute : « Le bodhisattva doit faire apparaître la sagesse pénétrante chez tous les êtres vivants. »

Dans la tradition du zen Sôtô, le cinquième des dix préceptes majeurs se traduit : « Ne pas faire commerce d’intoxicants ». Et maître Dôgen ajoute dans le Kyoju Kaïmon, rédigé au xiiie siècle : « Lorsque aucun intoxicant ne rentre, rien ne peut être souillé ; vraiment c’est la grande sagesse. »


Il est très intéressant de constater comment, en une quinzaine de siècles et en passant dans trois cultures aussi différentes, indienne, chinoise et japonaise, un précepte majeur a pu évoluer tant dans son expression que dans son contenu. 

La traduction de Sila, la moralité ou les règles éthiques, en chinois ancien était « honnêteté naturelle » : ce que ferait naturellement un être humain dans un état normal. C’est-à-dire, « avant que des intoxicants ne soient rentrés ». Car dans le cadre d’une pratique spirituelle, ne pas être nuisible est nécessaire mais pas suffisant ! Le plus important étant de devenir des êtres apaisés et bienveillants.

La compréhension de ce précepte peut se faire à différents niveaux et son sens premier ne doit jamais être oublié : « s’abstenir de vin ». Mais le bouddhisme Mahayana nous ouvre à une réflexion qui dépasse largement la question de la consommation d’alcool. En parlant d’intoxicants, la question se pose de la nature du produit et des effets induits. Les ivresses sont tellement diverses et leurs expressions si différentes : de l’ivrogne ivre mort au drogué perdu dans son monde, du prêcheur de vérités à l’idéologue intégriste, du politique doctrinaire au religieux fondamentaliste, de l’intellectuel fiévreux au pochetron du mental, qui est le plus dangereux, pour lui-même et surtout pour les autres ? Qui intoxique le plus ? Qui est le plus ivre ? Et surtout, qui entraîne le plus les autres dans sa propre ivresse ?

Les évolutions de nos sociétés, les technologies de communication, le développement médiatique et surtout la perte générale d’un « bon sens spirituel » montrent depuis quelques décennies que ce commerce est florissant et que trop souvent l’ébriété est autant collective qu’individuelle…


Entre les réseaux sociaux qui décuplent l’ivresse du soi et les chaînes d’informations qui tournent en boucle, entraînant les réactions en chaîne d’enivrement des esprits, les produits intoxicants sont divers et subtils. Vouloir les limiter à certains produits liquides et fermentés serait aujourd’hui très partiel.

Ces produits toxiques peuvent être de toutes sortes et ils peuvent venir de l’extérieur comme de l’intérieur. Ils peuvent être « vendus » par d’autres ou créés de toute pièce par notre propre esprit. Ils peuvent être « autorisés » par la loi, comme l’alcool ou les pensées dominantes, ou interdits comme les drogues et les discours de haine.

Une expression populaire disait d’un ivrogne bien imbibé qu’il était dans « les vignes du seigneur », voilà un royaume attirant !… En parlant des religions, Marx disait qu’elles étaient « l’opium du peuple », mais les doctrines marxistes, interprétées par d’autres, ont donné une sacrée gueule de bois a des centaines de millions de pauvres bougres qui n’avaient rien commandé…


Dans nos propres traditions bouddhistes nous ne pouvons que constater que les ivresses du Dharma existent bel et bien. Qu’elles aient comme origines des excès d’altitudes ou de profondeurs spirituelles, peu importe… L’être humain a cette capacité étonnante de transformer le sain en malsain, le remède en poison et le silence en discours viraux.


Ce cinquième précepte a sans doute encore besoin de se réinventer, dans son expression et dans sa pratique, afin de s’adapter aux difficultés actuelles de l’être humain. Par exemple, la liste des différentes sortes de vins pourrait s’allonger de façon impressionnante : en plus des vins de céréales, de fruits ou d’herbes, se rajouteraient les liqueurs intellectuelles, les alcools idéologiques, les boissons spéculatives ou dogmatiques, les ivresses de l’ego et des egos, les spiritueux des vérités politiques ou religieuses, et d’une façon encore plus générale, tous les produits intoxicants qui entrent et sortent de nos esprits agités.

 

L’amour est tout, — l’amour, et la vie au soleil.

Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse ?

Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ?

Faites-vous de ce monde un songe sans réveil.

A. De Musset

 

Transmission des Cinq Entraînements au Village des Pruniers en 2013 © Philippe Judenne

Pour tenter une réponse à la question d’Alfred de Musset : « Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ? », ce sont bien aux causes qu’il nous faut prendre garde, les ivresses d’aujourd’hui étant trop nombreuses à lister et les produits grisants de plus en plus subtils.

Il apparaît dès lors que face à un pareil défi, l’engagement demandé est entier et que la vigilance est de tous les instants.


Les Cinq Entraînements à la Pleine Conscience sont basés sur les préceptes développés durant le temps du Bouddha, réactualisés par le maître zen vietnamien Thich Nhât Hanh, pour être la fondation de la pratique pour la communauté laïque tout entière. 

 

Le Cinquième Entraînement 

Conscient-e de la souffrance provoquée par une consommation irréfléchie, je suis déterminé-e à apprendre à nourrir sainement mon corps et mon esprit et à les transformer, en entretenant une bonne santé physique et mentale par ma pratique de la pleine conscience lorsque je mange, bois ou consomme. Afin de ne pas m’intoxiquer, je m’entraînerai à observer profondément ma consommation des Quatre Sortes d’Aliments : les aliments comestibles, les impressions sensorielles, la volition et la conscience. Je m’engage à m’abstenir de jeux de hasard, d’alcool, de drogue et à ne consommer aucun produit contenant des toxines comme certains sites Internet, jeux électroniques, musiques, films, émissions de télévision, livres, magazines, ou encore certaines conversations. Je m’entraînerai régulièrement à revenir au moment présent pour rester en contact avec les éléments nourrissants et porteurs de guérison qui sont en moi et autour de moi, et à ne pas me laisser emporter par des regrets et des peines quant au passé, ou par des soucis et des peurs concernant l’avenir. Je suis déterminé-e à ne pas utiliser la consommation comme un moyen de fuir la souffrance, la solitude et l’anxiété. Je m’entraînerai à regarder profondément dans la nature de l’interdépendance de toute chose, afin qu’en consommant je nourrisse la joie et la paix, tant dans mon corps et ma conscience que dans le corps et la conscience collective de la société et de la planète.

 

 

 

Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°18 ( Eté 2021 )

 




Olivier Reigen Wang-Genh pratique le zen Sôtô depuis 1973. Il a été ordonné moine par maître Taisen Deshimaru et a reçu la transmission du Dharma de maître Dosho Saikawa. Fondateur d’une vingtaine de dojos et de groupes de pratique en Alsace et en Allemagne, il est l’abbé du temple de Kosan Ryumonji à Weiterswiller.

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