Une personne animée d’une dévotion sincère laissait échapper des larmes abondantes en présence d’un maître qu’elle vénérait. Un témoin qui se trouvait à ses côtés lui dit gentiment : « Quelle émotion ! n’est-ce pas ? » La première, quelque peu irritée, voire offusquée, reprit : « Non, ce n’est pas une émotion, c’est de la dévotion. »
Lorsqu’on passe d’émouvant et d’ ému à émotion, tout devient trouble et le cerveau des bouddhistes semble désorienté. Pourquoi ?
Cette anecdote souligne malheureusement la confusion dans laquelle l’emploi impropre du mot émotion plonge les bouddhistes. Être en présence du maître était émouvant. La fidèle était émue jusqu’aux larmes. Jusque-là rien de choquant ni de trompeur pour personne dans l’usage des termes. En revanche, lorsqu’on passe d’émouvant et d’ému à émotion, tout devient trouble et le cerveau des bouddhistes semble désorienté. Pourquoi ? Tout simplement en raison de l’utilisation tout à fait inadéquate et fort fâcheuse que nombre de bouddhistes font du sens d’un mot, l’affublant par ailleurs d’une connotation exclusivement négative qu’il ne mérite pas. Pour eux, une émotion est forcément mauvaise.
Comment en est-on arrivé là ? Les jeunes gens qui, dans les années soixante, ont rencontré en Inde des maîtres tibétains, se sont mis à apprendre leur langue et, par la même occasion, se sont improvisés traducteurs. Entre autres difficultés, ils ont été confrontés au terme nyeun-mong-pa, forgé par les Tibétains pour rendre le sanscrit klésha. Nyeun-mong-pa véhicule l’idée de défectueux et de nuisible, klésha principalement celle de tourment :
La racine verbale KLISH signifie affliger, tourmenter (avec les signes diacritiques ces termes s’écrivent KLIŚ et kleśa).
Les deux mots servent à rassembler sous une même étiquette le désir, l’attachement, la colère, la haine, la jalousie, l’ignorance, la paresse, l’orgueil, l’aveuglement et bien d’autres facteurs mentaux de coloration négative, rien moins que 84 000 au total, selon la tradition. Vraisemblablement dans l’urgence et n’en mesurant pas les implications sémantiques, les traducteurs ont malheureusement choisi de traduire ces termes par émotion, lui adjoignant des qualificatifs tels que perturbatrices, négatives, conflictuelles, obscurcissantes, etc. Ces expressions étant un peu longues, on finit toujours par aboutir à émotions tout court[1].
On peut avoir l’impression que ce choix n’est somme toute pas si grave, tout au plus un peu maladroit. En réalité, il en ressort trois inconvénients majeurs : 1) une distorsion du sens, 2) une confusion dans la communication, 3) un dérapage de la problématique.
Une distorsion du sens
Que veut véritablement dire le mot français « émotion » ? Consultons le Larousse, qui nous propose deux nuances, proches l’une de l’autre :
a) « Trouble subit, agitation passagère, causés par un sentiment vif de peur, de surprise, de joie, etc. : Parler avec émotion de quelqu’un. »
b) « Réaction affective transitoire d’assez grande intensité, habituellement provoquée par une stimulation venue de l’environnement.»
De ces définitions[2], retenons notamment deux éléments très importants : d’une part la notion de trouble, d’agitation ou de réaction, d’autre part l’idée de quelque chose de passager ou de transitoire. Ces éléments retranscrivent-ils ce que véhiculent les mots klésha ou nyeun-mong-pa ? Nous en sommes extrêmement éloignés pour plusieurs raisons.
En premier lieu, les kléshas, pour garder momentanément le vocable sanscrit, ne se réfèrent ni à une « agitation passagère», ni à une « réaction affective transitoire», à une manifestation émotive passagère, comme peuvent l’être la peur, la joie ou un émoi amoureux. Si ce n’est un accès de colère, ils ne sont guère des « troubles subits », mais plutôt des tendances profondes que nous nourrissons dans notre esprit. En creux, il est significatif que la peur, volontiers qualifiée d’émotion négative par la pensée moderne, ne fasse pas partie de la liste des kléshas.
En second lieu, les kléshas sont toujours négatifs, ce qui est loin d’être le cas pour les émotions, dont il n’est pas inutile de rappeler que, dans le vocabulaire bouddhiste occidental, le plus souvent aucune précision ne complète le mot. Dans l’emploi contemporain, en revanche, émotion véhicule plutôt une idée positive. On parle volontiers d’émotion esthétique, littéraire, musicale, religieuse. On ressent de l’émotion face à la misère du monde. Le dictionnaire du CNRTL mentionne que le terme peut aller jusqu’à désigner une « qualité chaleureuse, lyrique de la sensibilité ». Et c’est ce sens qui résonne le plus souvent à l’esprit de nos contemporains. On est loin, très loin, de dangereux défauts qu’il faudrait éradiquer.
Une confusion dans la communication Puisque le bouddhisme parle toujours et à juste titre des kléshas comme étant négatifs, ses adeptes en viennent vite à penser que les émotions, leur prétendu équivalent dans notre langue, sont également négatives, toujours et à juste titre. Non seulement ils meurtrissent ainsi leur propre compréhension, mais ils créent une très fâcheuse confusion lorsqu’ils communiquent avec le commun des mortels qui, lui, ne voit aucune raison de déclarer la guerre aux émotions. Outre l’anecdote de la fidèle très contrariée qu’on puisse penser qu’elle serait sous l’emprise d’une émotion, rapportons deux autres situations significatives.
Un jeune journaliste, en premier lieu, interroge un tout aussi jeune lama français qui vient de sortir d’une longue retraite. Ce dernier ne manque pas de mentionner les problèmes qu’entraînent les émotions, expliquant qu’elles sont des ennemies qu’il faut combattre. « Ah, dans ce cas, le bouddhisme, ce n’est vraiment pas pour moi ! s’exclame le journaliste. Les émotions, c’est le sel de la vie ! » Doit-on l’accuser d’être un irrécupérable mécréant ? Non. Il s’exprime seulement dans le cadre du sens commun du mot, ayant probablement à l’esprit la joie, l’émotion artistique et littéraire, ou encore l’émotion liée à la compassion, à l’amour, ou simplement au spectacle d’un beau paysage. C’est vrai, c’est le sel de la vie, du moins une partie de ce sel. Pourquoi le jetterait-il aux orties ? Pourtant, il comprend que le bouddhisme lui suggère de le faire.
« Existe-t-il des émotions positives ? » L’interprète se trouve alors bien embarrassé, puisqu’il ne peut demander au maître tibétain s’il existe des nyeun-mong-pas positifs, ce qui reviendrait à demander s’il existe des « vices vertueux ».
En second lieu, à l’occasion de conférences publiques données par des maîtres tibétains relayés par un interprète qui ne manque pas de se servir abondamment du mot émotion, il n’est pas rare qu’une personne, étonnée du sort que l’on fait à un terme qui lui paraît plutôt sympathique, demande à la fin : « Existe-t-il des émotions positives ? » L’interprète se trouve alors bien embarrassé, puisqu’il ne peut demander au maître tibétain s’il existe des nyeun-mong-pas positifs, ce qui reviendrait à demander s’il existe des « vices vertueux ». Il s’ensuit donc un grand flou dans la discussion avec le lama, puis dans la réponse apportée au public, lequel ne manque pas de rester dubitatif ou bien, comme notre journaliste, très réservé face à un enseignement qui veut, semble-t-il, le priver du « sel de la vie ».
L’interprète utilise le mot dans un sens dévié. Le public garde à l’esprit son sens usuel. Comment pourraient-ils se comprendre ? On a beau apporter d’éventuelles restrictions comme perturbatrices ou obscurcissantes, le sceau de l’infamie reste apposé sur le mot : toutes les émotions semblent condamnées.
La confusion est à double sens. Le bouddhiste, dès qu’il entend de braves gens parler d’émotions, est prêt à sortir son épée afin de pourfendre les vilaines. Les braves gens, quand ils voient les bouddhistes crier haro sur les émotions, se demandent bien ce qui motive cette haine. Qu’y a-t-il de mal à être ému par quelqu’un qui souffre, par la joie naïve des enfants, par un beau paysage, par une belle musique ? N’a-t-on pas vu le Dalaï-Lama être ému jusqu’aux larmes en évoquant les difficultés de son peuple ? Oui, une très belle émotion. Serait-il traître à la cause bouddhiste ?
Y a-t-il quelque chose au-delà ? La question n’intéresse plus grand monde. Elle a été comme évacuée de la bienséance intellectuelle, recouverte par le pesant manteau du matérialisme ambiant.
Un dérapage de la problématique. Non seulement le terme émotion est utilisé dans un sens tout à fait impropre, non seulement son emploi engendre une regrettable confusion, mais il fait insidieusement dériver la question, donnant la malencontreuse impression que le problème se situe sur le plan émotionnel.
Les bouddhistes occidentaux ne se contentent en effet pas d’embrouiller les autres, ils s’embrouillent eux-mêmes : persuadés que les émotions sont mauvaises, ils finissent par culpabiliser lorsqu’ils en éprouvent, au sens ordinaire du terme. Surtout, n’être ému par rien ! Ce serait dévier du chemin… Ils se compliquent inutilement la vie, attribuant au domaine émotionnel une notion qui ne lui appartient pas.
Adoptons néanmoins leur point de vue pour un court moment. À supposer, donc, que les émotions soient un inconvénient, quel serait-il ? Comme nous l’avons vu dans les définitions apportées par le Larousse, rien d’autre qu’un trouble passager. Ce trouble serait-il si grave pour que le bouddhisme mette tant d’ardeur à nous mettre en garde contre lui, à nous demander de chercher à l’éliminer ? Ce serait bien étrange. Disons qu’au pire, une émotion (nous continuons à nous référer au sens authentique du mot), peut provoquer une gêne momentanée. Mérite-t-elle que nous mobilisions notre force intérieure pour la supprimer ?
Évidemment non, car l’enseignement spirituel ne se situe pas sur le plan émotionnel. Libre à chacun d’être ému : ce n’est nulle part comptabilisé comme acte négatif, ni même comme tendance négative. L’émotion se cantonne à un plan superficiel dont le Dharma, dans la plupart des cas, ne se soucie guère.
Si l’on veut regarder plus largement, c’est en réalité notre philosophie moderne tout entière qui se limite à la surface : uniquement cette vie, uniquement les apparences appréhendées par les sens ou par les calculs. Y a-t-il quelque chose au-delà ? La question n’intéresse plus grand monde. Elle a été comme évacuée de la bienséance intellectuelle, recouverte par le pesant manteau du matérialisme ambiant.
Dans ce contexte, les émotions se situent à la surface de cette surface : à peine un flocon d’écume. Faute de profondeur de notre part, nous pourrions les juger très intéressantes, mais la pensée bouddhiste adopte une perspective infiniment plus vaste : notre vie ne se limite pas à cette petite existence, qui n’en est qu’un épisode, et notre être ne se résume pas aux apparences.
C’est dans ce cadre très vaste que se situe le problème des kléshas : ils sont blâmés non pour être la cause d’une gêne passagère bénigne, mais parce qu’ils engendrent des conséquences douloureuses pour nos vies à venir et, pire encore, tissent un voile qui nous sépare de la découverte de notre véritable nature, l’Éveil. On le voit, c’est beaucoup plus grave qu’un trouble momentané et c’est commettre une lourde erreur que de les ramener au plan émotionnel.
La haine, la colère, le désir, la jalousie peuvent, il est vrai, provoquer des manifestations émotionnelles. Ils n’en sont cependant que la source (ce qui provoque) et non l’émotion elle-même, au caractère très fugace. En eux-mêmes, ce ne sont pas des émotions, mais des kléshas qui, sans faire partie de l’essence de l’esprit, sont néanmoins profondément inscrits dans ses tréfonds. C’est d’ailleurs là qu’il faut les déloger, plutôt que de chercher à les chasser seulement quand ils occupent le devant de la scène. L’attachement, par exemple, demeure négatif (donc un klésha), même lorsqu’il reste dormant, ne s’exprimant pas extérieurement. Ainsi, en français normal, on ne dirait jamais que l’attachement à cette vie est une émotion, autrement dit une « agitation passagère ». Pourtant c’est un puissant klésha.
La déconnexion du domaine émotionnel est encore plus évidente avec d’autres kléshas. L’orgueil ne revêt guère les habits de l’émotion. Quant à l’aveuglement, qui consiste à ne pas reconnaître la véritable nature des choses, sa nature passive et inerte l’en éloigne complètement. Pourtant, il constitue le klésha fondamental, support de tous les autres et toujours présent lorsque les autres semblent inactifs.
Supposons un tueur à gage, qui s’est habitué à tuer froidement, sans en faire « une affaire personnelle ». Il agit sans émotion. Probablement n’éprouve-t-il pas même de haine, de colère, de jalousie, ni de désir, si ce n’est celui de la rétribution de son travail. Est-il pour autant libre de kléshas ? Non, car il agit sous l’emprise de l’aveuglement : non seulement il ne reconnaît pas la véritable nature des phénomènes (leur vacuité), mais il ignore également les conséquences karmiques de son acte. Dans le cas de l’aveuglement, on ne peut établir aucun lien entre émotion et klésha.
Le glissement de sens qui s’est malheureusement opéré conduit à ne plus comprendre ce qu’on veut éviter. Résumons-nous :
– Les émotions : ou bien elles sont plutôt positives, ou bien, quand elles sont pénibles, elles ne représentent qu’un désagrément temporaire aux effets très limités. Au pire, elles constituent un léger problème psychologique.
– Les kléshas : ils se situent en dehors ou en deçà du plan émotionnel. Ce sont des dysfonctionnements qui dégradent notre harmonie fondamentale, obscurcissent notre pureté originelle et polluent notre comportement. Ils nous nuisent autant qu’ils nuisent aux autres. Ils sont combattus car ils nous poussent à commettre des actes négatifs, lesquels produiront des conséquences douloureuses dans nos existences futures, et nous éloignent de l’Éveil. Leur impact dépasse le cadre de cette vie.
Alors qu’il est absurde de vouloir effacer les premières quand elles sont positives et qu’il est de portée limitée de les réduire lorsqu’elles présentent un caractère pénible, il est crucial de se garder des seconds. Ce sont deux domaines entièrement différents. Pourtant, à force de les confondre, on se trompe de cible, on s’égare complètement et le pauvre bouddhiste finit par se sentir coupable d’éprouver des émotions. Voudrait-il devenir comme une pierre ?
Lorsqu’un Tibétain emploie le mot nyeun-mong-pa, il éprouve la certitude qu’on ne se situe pas sur le plan émotionnel. Lorsqu’un bouddhiste francophone utilise pour sa part émotion, il enclenche automatiquement un processus qui lui fait croire que c’est sur le plan émotionnel qu’on se place : en somme, rien que de la très banale psychologie.
Les traducteurs, pour leur part, sont bien obligés de trouver des solutions.
Le mot le plus approchant est certainement passions, utilisable dans le langage littéraire, mais revêtant une autre signification dans le langage courant.
On peut probablement utiliser avec profit dysfonctionnements, dérèglements ou bien perturbations, à la limite névroses. Défauts ou poisons conviendraient également, mais ils ont leurs propres équivalents en tibétain. Certains traducteurs utilisent affects ou afflictions, qui semblent malheureusement peu appropriés, le premier appartenant au vocabulaire technique de la psychologie des profondeurs et le second ne désignant, selon le dictionnaire, qu’une grande tristesse ou une épreuve douloureuse.
On le voit, on a le choix. Pourquoi s’enferrer dans le si malencontreux émotion ? Abandonner ce terme dans les traductions serait pourtant un très grand service rendu à la compréhension du bouddhisme en Occident.
[1] Par exemple, un recueil d’enseignements de Lama Guèndune Rinpoché publié en 1991 porte le titre lapidaire Les Émotions. On y trouve des chapitres intitulés « Comment abandonner les émotions » ou « Dominer les émotions ». Bien entendu, on n’y parle jamais d’émotions, mais seulement de kléshas. Fort malheureusement, il reste imprimé dans l’esprit du lecteur que les émotions sont mauvaises.
[2] En termes plus savants, le dictionnaire du CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales) nous précise :
– « Conduite réactive, réflexe, involontaire vécue simultanément au niveau du corps d’une manière plus ou moins violente et affectivement sur le mode du plaisir ou de la douleur. »
– « Bouleversement, secousse, saisissement qui rompent la tranquillité, se manifestent par des modifications physiologiques violentes, parfois explosives ou paralysantes. »
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°2 (Printemps 2017)
Extrait du livre La colère et autres poisons de l’esprit, paru aux éditions Claire Lumière
Lama Cheuky Sèngué pratique le bouddhisme tibétain depuis quarante ans. Après une retraite de trois ans, il a longtemps servi d’interprète pour des grands maîtres. Il enseigne dans différents centres bouddhistes et dirige les éditions Claire Lumière.